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La montée de la recherche engagée

En interagissant avec le public, les universitaires contribuent à établir la confiance entre les collectivités et les universités.
par HANNAH LIDDLE
09 NOV 23

La montée de la recherche engagée

En interagissant avec le public, les universitaires contribuent à établir la confiance entre les collectivités et les universités.

par HANNAH LIDDLE | 09 NOV 23

Bordé d’une vaste étendue de forêts de conifères et se trouvant à un jet de pierre de la plage, le campus de l’Université de la Colombie-Britannique est à mille lieues du quartier Downtown Eastside de Vancouver, affligé par la consommation de drogue, l’itinérance et la pauvreté. Or, pour Lianne Cho, étudiante à cet établissement, les hôtels situés sur la rue East Hastings se sont transformés en salle de cours et leurs résident.e.s sont devenu.e.s des partenaires du projet de recherche Community Brain Art Initiative. En compagnie de son équipe, Mme Cho aspire à mettre en œuvre directement dans la communauté où l’itinérance et les logements précaires sont plus fréquents, les conclusions de l’étude Hotel. Ce projet de l’Université qui s’est échelonné sur 15 ans porte sur l’intersection de la santé physique et mentale, la toxicomanie et l’accès aux services de santé publique. « Nos recherches visent à comprendre les expériences vécues par les membres de la communauté; il est donc essentiel d’aller à leur rencontre pour entendre leurs voix », soutient Mme Cho, doctorante en médecine.

Financé par l’Initiative de recherche engagée de l’Université, qui incite les étudiant.e.s à interagir avec le public au moyen de thèses doctorales novatrices, le projet de Mme Cho comptait trois parties. La première consistait à créer et à distribuer une infographie sur ce qu’on doit garder en tête lorsqu’on prend soin de personnes itinérantes. Ce document s’adressait aux médecins et autres prestataires de soins de santé du Downtown Eastside. La deuxième a pris la forme de séances animées où les résident.e.s pouvaient créer des œuvres d’art visuel et participer à des discussions sur la santé cérébrale. Pour la dernière étape du projet, Mme Cho et son équipe ont collaboré avec l’artiste cri Jesse Gouchey pour créer une murale inspirée des thèmes abordés lors des séances. Mme Cho affirme qu’en appuyant de tels projets, l’Initiative de recherche engagée de l’Université « signale que nous sommes pleinement investi.e.s dans cette communauté et que nous voulons y contribuer. Pour moi, c’est un message porteur ».

Et c’est un message que de plus en plus d’universités canadiennes veulent véhiculer. L’Université Concordia, à Montréal, a lancé son programme de chercheurs et chercheuses engagé.e.s en 2016, l’Université Dalhousie, à Halifax, a fait de même en 2018 et l’Université Queen’s, à Kingston, a accueilli sa première cohorte cette année. S’il existe plusieurs définitions de la recherche engagée, on considère généralement qu’il s’agit d’un partenariat entre universitaires et organismes communautaires qui profite aux deux parties. Au-delà de l’engagement – une valeur qui fait probablement partie du plan stratégique de toutes les universités canadiennes –, la recherche engagée encourage les chercheurs et chercheuses à s’allier à des parties prenantes d’autres milieux, par exemple des organismes sans but lucratif, des organisations du secteur privé ou les gouvernements, pour servir le bien public. « On parle de bâtir une structure réciproque de création du savoir », explique Fahim Quadir, vice-provost et doyen des études supérieures à l’Université Queen’s. Selon lui, la recherche engagée marque pour certain.e.s un éloignement de la tradition élitiste des études supérieures voulant que l’on n’invite qu’un nombre restreint de personnes qui en ont les moyens à contribuer au savoir public. « Il ne faut pas que le milieu universitaire s’isole sur son île en espérant que les organismes communautaires viennent le rejoindre. C’est l’inverse qui doit se produire. »

« La recherche engagée, c’est de garder à l’esprit les retombées de son projet pour la communauté quand vient le temps de formuler des questions de recherche et de communiquer les résultats. »

C’est ce principe de cocréation qui a guidé la Community Brain Art Initiative depuis le début, soutient Mme Cho. « La recherche engagée, c’est de garder à l’esprit les retombées de son projet pour la communauté quand vient le temps de formuler des questions de recherche et de communiquer les résultats. » En intégrant les connaissances et les points de vue des membres de la communauté – dont bon nombre souffraient de maladie mentale –, elle et son équipe ont pu avoir un meilleur portrait des besoins, pour ensuite en informer les intervenant.e.s de première ligne. La recherche engagée donne la flexibilité nécessaire ou, comme l’illustre Mme Cho, la possibilité d’apprendre sur le tas pour « placer les besoins de la communauté au cœur de notre travail ».

Mais il ne s’agit pas seulement d’ouvrir les portes de la tour d’ivoire : les programmes de recherche engagée s’inscrivent dans une réinvention des études doctorales visant à mieux cultiver les passions et les ambitions professionnelles des candidat.e.s. Selon Statistique Canada, plus de 60 % des titulaires de doctorat au pays ne travaillent pas dans le milieu universitaire, une réalité que ne reflètent par les programmes de doctorat, note Susan Porter, doyenne des études supérieures à l’Université de la Colombie-Britannique. « Je suis désolée d’avoir à le dire, mais il semble que ce ne soit pas encore clair pour tout le monde : nous ne sommes pas une usine à professeur.e.s », explique celle qui a dirigé la création du programme de recherche engagée de l’établissement. « Le fait est que nos diplômé.e.s s’intéressent à bien d’autres choses que ce qui leur est enseigné à l’université. C’est l’une des raisons d’être de notre programme : légitimer et encourager cette curiosité. »

Dans bien des cas, l’intégration de la recherche engagée aux études doctorales permet aux étudiant.e.s de mettre à profit leurs intérêts et leurs passions au lieu de simplement reproduire les travaux de leur directeur ou directrice de recherche. « Des étudiant.e.s ayant vécu des expériences et suivi des parcours exceptionnels se sont fait dire d’oublier tout ça, car ça n’a pas sa place à l’université, se désole Mme Porter. Ça me brise le cœur. Quelles sont les forces et les ressources sur lesquelles ces étudiant.e.s peuvent compter? »

Que les étudiant.e.s aux cycles supérieurs poursuivent leur parcours dans le milieu universitaire ou ailleurs, la résolution de bon nombre des grands défis auxquels fait face le Canada – de la santé publique aux changements climatiques – nécessitera l’apport de chercheurs et chercheuses possédant un coffre à outils bien garni, mais qui n’a peut-être pas été obtenu au doctorat. Pour Mme Porter, la recherche fondamentale demeure essentielle, mais il faut aussi élargir la vision des études doctorales et faire de la place aux projets de thèse créatifs et moins orthodoxes qui pourraient permettre d’évaluer l’acquisition de compétences comme la collaboration ainsi que la capacité à toucher divers publics et à diffuser le fruit de leurs travaux en dehors du cercle universitaire.

Ces compétences sont au cœur du programme des chercheuses et chercheurs engagé.e.s de l’Université Concordia. Dans le cadre du processus de sélection, les candidat.e.s doivent suivre au trimestre d’hiver un cours de six semaines sur les communications stratégiques publiques. Ce cours – offert à l’ensemble des doctorant.e.s, candidat.e.s au programme ou non – enseigne les bases de la communication des recherches. Andréa Cartile, doctorante en génie mécanique et membre de la cohorte 2021-2022, soutient que le cours vient pallier une lacune associée à une spécialisation en sciences. « Quand on choisit les sciences, au Canada, du moins, c’est comme s’il n’existait que la méthode expérimentale et les statistiques. Nous reléguons aux oubliettes les sciences humaines. »

« Il ne faut pas que le milieu universitaire s’isole sur son île en espérant que les organismes communautaires viennent le rejoindre. C’est l’inverse qui doit se produire. »

La recherche engagée est l’un des moyens par lesquels le milieu universitaire peut combler le fossé de communication qui le sépare du public. Le jargon savant est l’un des principaux obstacles à l’accès à la recherche universitaire par le public, explique Faye Diamantoudi, doyenne des études supérieures à l’Université Concordia. « La recherche, par définition, est publique. Elle est libre d’accès. Or, le grand public se bute à l’opacité de notre façon de communiquer et de diffuser le savoir. Voilà le problème. » Mme Diamantoudi indique que l’objectif du programme n’est pas que de faciliter l’accès à la recherche, mais aussi de faire en sorte qu’elle soit claire et compréhensible. « C’est ça, pour moi, la recherche engagée. »

Mme Cartile, qui prépare une thèse sur la création d’un cadre de modélisation pour mettre au point un logiciel visant à mieux comprendre les processus de conception d’aéronefs, maîtrise manifestement le jargon complexe. Ses recherches ont été commanditées par deux entreprises canadiennes de l’industrie aérospatiale. Tout au long du programme, elle a échangé des connaissances avec ses partenaires de laboratoire et de l’industrie, tout en ayant comme objectif de simplifier la façon dont sont communiqués au monde entier les processus de fabrication d’aéronefs. « C’est impossible à comprendre, mais ça va plus loin : il y a une obligation d’avoir l’air intelligent.e, raconte-t-elle. Notre structure universitaire est fondée sur l’exclusion, n’est-ce pas? On dit aux gens que ce n’est pas possible de faire partie de ce milieu, puis on renforce cette idée en utilisant un langage hermétique. »

Contrairement à celui de l’Université de la Colombie-Britannique, le programme de l’Université Concordia oblige ses chercheurs et chercheuses à « nouer un dialogue avec le grand public », notamment en publiant régulièrement sur les réseaux sociaux, en rédigeant une page de profil sur le site institutionnel et en sollicitant les médias pour qu’ils parlent de leurs travaux. Dès le lancement du programme, l’Université a noué un partenariat avec le Montreal Gazette, le plus important quotidien de langue anglaise de la métropole québécoise. Depuis, elle s’est également associée avec Le Devoir et The Conversation Canada. « Le plus important, c’est de s’adresser aux communautés que nous servons, ajoute Mme Diamantoudi. L’Université Concordia est financée par les fonds publics – nous avons une mission à remplir et des comptes à rendre aux contribuables. Quel est le fruit de nos travaux? En quoi sommes-nous pertinent.e.s? »

« Le fait est que nos diplômé.e.s s’intéressent à bien d’autres choses que ce qui leur est enseigné à l’université. C’est l’une des raisons d’être de notre programme : légitimer et encourager cette curiosité. »

Non seulement la recherche engagée nous rappelle l’importance de la recherche et la pertinence des universités pour la société, mais elle aide aussi les établissements universitaires à bâtir – ou à rebâtir – des ponts avec le public. La pandémie a placé cet enjeu à l’avant-plan, affirme Timothy Caulfield, professeur à la Faculté de droit et de l’École de santé publique de l’Université de l’Alberta et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit et en politique de la santé.

« À une époque où s’effrite la confiance à l’égard des institutions, les universitaires doivent échanger avec le public; c’est ainsi que la confiance se bâtira. » M. Caulfield a observé au fil des quelque 30 dernières années que l’on considère qu’il est « de plus en plus important que les citoyen.ne.s soient informé.e.s et que le discours public soit influencé par des opinions éclairées ». La relation avec le public est une responsabilité importante pour les universitaires, estime-t-il, d’autant plus quand leurs recherches sont financées par les contribuables.

Au final, la montée de la recherche engagée marque un virage nécessaire de la culture universitaire, constate Mme Porter. En intégrant d’autres parties au processus de création du savoir, « les universités font preuve de respect à l’égard des sphères de la société qu’elles sont censées servir ».

Pimohtêhon : la murale qu’a signée Jesse Gouchey.

Pour Lianne Cho, l’application de ce principe s’est traduite par l’intégration du savoir et des perspectives autochtones à son projet, à l’image de son groupe de participant.e.s. Par exemple, lorsque l’équipe de l’Université a proposé de créer une représentation visuelle des thèmes abordés pendant les séances d’art, les membres de la communauté ont insisté pour que l’œuvre soit non seulement attrayante, mais aussi qu’elle forme un espace accueillant pour les résident.e.s du Downtown Eastside, dont beaucoup sont autochtones. L’extraordinaire murale, intitulée Pimohtêhon, qui signifie « passage » ou « parcours de vie », représente un corbeau à diverses étapes de sa vie, illustrant les quatre points cardinaux de la roue de médecine crie, qui exprime l’importance de l’équilibre entre les aspects spirituel, émotionnel, mental et physique de nos vies. « L’art joue un rôle majeur dans les récits et l’expression des émotions pour cette communauté », explique Mme Cho.

Alors qu’elle commence un nouveau trimestre, elle repense à la façon dont les valeurs de cette communauté diversifiée ont influencé ses travaux. Véritable modèle de recherche engagée, la Community Brain Art Initative est conçue pour être un projet à long terme, qui se poursuivra bien après le jour de la remise des diplômes de Mme Cho. Sa réussite aurait été impossible sans l’apport de nombreuses voix, « notamment celles des membres de la communauté et de nos partenaires qui ne font pas partie du milieu universitaire ».

Rédigé par
Hannah Liddle
Hannah Liddle est journaliste Web pour Affaires universitaires.
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