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La religion nous rend-elle meilleurs?

Explorer les liens entre croyances religieuses et moralité.

par DIANE PETERS | 06 NOV 13

Joe Henrich dirige une équipe de recherche qui s’est rendue dans un village isolé des îles Fidji pour mener une étude fondée sur un jeu apparemment simple. Les sujets devaient répartir des pièces de monnaie dans deux tasses, le contenu de la première devant aller à leur communauté et celui de la seconde à un autre village, en jetant les dés.

Compte tenu de l’information préalablement recueillie dans le cadre d’entrevues sur les croyances locales, l’équipe de M. Henrich, anthropologue et professeur de psychologie et d’économie à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), n’a guère été surpris par la répartition des pièces de monnaie entre les deux tasses. « Nous avions pris connaissance d’études antérieures révélant que les membres de groupes qui croient en des dieux capables de les punir sont moins enclins à tricher », précise-t-il.

M. Henrich entend maintenant demander aux mêmes sujets de s’adonner à des versions plus complexes du jeu, couplées à des entrevues. Il comparera ensuite les résultats à ceux recueillis dans neuf autres minuscules villages isolés situés un peu partout dans le monde, notamment en Tanzanie et au Congo. Au final, les résultats de l’étude devraient permettre de préciser la manière dont la religion influe sur les choix des individus et sur leur manière de traiter les étrangers par rapport à leurs amis.

Les conclusions de l’étude de M. Henrich devraient par ailleurs se révéler fort utiles à la progression du projet baptisé Cultural Evolution of Religion Research Consortium (consortium de recherche sur l’évolution culturelle de la religion) (CERC), l’un des plus importants projets de recherche multidisciplinaire sur la religion jamais entrepris. Ce projet est principalement financé par une subvention de trois millions de dollars, étalée sur six ans, décernée le printemps dernier par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) à un groupe de professeurs du Centre for Human Evolution, Culture and Cognition (Centre de la culture et de la cognition de l’évolution humaine) une structure conjointe de l’Université de la Colombie-Britannique et de l’Université Simon Fraser (SFU).

Le projet CERC entend regrouper les travaux de dizaines de chercheurs canadiens et étrangers en sciences humaines, qui, comme M. Henrich, se penchent sur les religions passées et actuelles pratiquées un peu partout dans le monde. Il vise à conduire, en six ans, à une meilleure compréhension de ce qu’est la religion, des liens entre celle-ci et la moralité, ainsi que des raisons de son omniprésence dans les sociétés humaines.

Depuis toujours, les humains qui s’entendent bien se rassemblent en collectivités, s’abstenant de voler, blesser ou tuer quiconque hors de leurs cercles familiaux et amicaux immédiats, puis bâtissent des villes et des civilisations. Les chercheurs considèrent depuis longtemps que les religions dites « moralistes » (dont les dieux voient tout et attendent des hommes qu’ils se comportent de telle ou telle manière) jouent un rôle important dans ce processus, permettant aux humains de travailler ensemble et de prospérer.

Le site Web du projet explique que, bien que les religions soient omniprésentes dans les sociétés humaines, et même au cœur de celles-ci, elles restent l’un des aspects les moins étudiés et les plus mal compris du comportement humain. « Des études historiques transculturelles de grande ampleur ont déjà été menées, mais par des chercheurs indépendants qui ont cédé à la tentation d’établir des généralisations, explique Edward Slingerland, chercheur principal du projet et professeur d’études asiatiques à la UBC. La richesse du projet CERC repose sur son vaste réseau d’experts et la mise en commun d’une large gamme de connaissances et d’outils. »

À l’aide de diverses techniques, les chercheurs souhaitent parvenir à expliquer certains des phénomènes illogiques intrinsèques aux religions. Certaines sociétés anciennes, par exemple, luttaient pour nourrir et vêtir leur population, mais consacraient parallèlement beaucoup de temps à des activités « non productives » comme les rites sacrificiels et l’art religieux. Or, elles ont souvent survécu aux sociétés athées. « Comment ont-elles ainsi pu prospérer et survivre, alors que ce sont plutôt les civilisations athées qui auraient dû y parvenir? », s’interroge M. Slingerland.

D’ici la fin du projet, les chercheurs entendent publier une série d’articles et d’ouvrages ainsi que réussir à mettre sur pied une base de données permettant d’établir les liens entre religions et moralité, principal objectif du projet. Ils entendent également se pencher sur divers sous-thèmes, comme les facteurs qui font que les religions moralistes tendent à prospérer, le rôle des rituels, l’extrémisme, la violence entre groupes, les modes d’ascension et de chute des sociétés laïques, ainsi que l’incidence des catastrophes naturelles sur la religion.

Les chercheurs, qui proviennent d’un large éventail de disciplines, dont la psychologie, l’anthropologie, l’histoire et les études religieuses, comptent mettre à profit diverses techniques : enquêtes, études sur le terrain, codage de textes, etc. Une subvention de 800 000 $ récemment obtenue de la fondation John Templeton permettra de financer les divers sous-projets sur le terrain, comme le projet multiemplacement de M. Henrich. Les principaux aspects du projet seront dirigés par des chercheurs en sciences sociales qui possèdent des techniques systématiques, mais divers experts en sciences humaines joueront également un rôle déterminant, apportant leur expertise en matière de textes et tentant de dégager une « vue d’ensemble », explique M. Slingerland.

revenons en arrière. En 2006, M. Slingerland a commencé à se réunir les vendredis soirs dans un pub de la UBC avec quelques collègues : Mark Collard, du département d’archéologie de la SFU, Joe Henrich, ainsi qu’Ara Norenzayan, psychosociologue à la UBC. Tous quatre disaient à leurs conjoints qu’ils « avaient une réunion ».

Après en être souvent venus à aborder leur vie professionnelle et leur difficulté commune à cerner le rôle de la religion dans leurs recherches, ils ont finalement eu l’idée de créer le Centre for Human Evolution, Culture, and Cognition. Conjointement mis sur pied en 2007 par la UBC et la SFU, le centre a tenu sa première conférence à l’automne de 2008.

Leurs réunions du vendredi soir ont par la suite donné aux quatre collègues l’idée de mettre sur pied un projet de recherche encore plus vaste. M. Slingerland a accepté d’en prendre la direction, et c’est ainsi qu’est né le projet CERC. Après le rejet d’une première demande de financement, la subvention obtenue le printemps dernier a enfin permis aux chercheurs du projet de tenir leur première réunion en mai dernier, à Vancouver. Quelque 70 chercheurs de la UBC et de la SFU, ainsi que des universités McGill, de Calgary, de Toronto, de l’État de Washington, de Stanford, d’Aarhus, d’Oxford et de Tokyo y ont depuis adhéré.

Pour M. Slingerland, ce projet constitue une réelle nouveauté en matière d’études religieuses, discipline elle-même issue d’une des plus anciennes disciplines universitaires : la théologie. Précisons toutefois à ce propos que si les théologiens s’intéressent aux méandres de leur propre religion, souvent afin d’accéder au rang de chefs religieux, les études religieuses, nées au XIXe siècle, visent plutôt à déterminer en toute impartialité comment les religions de tous types évoluent, fonctionnent et influent sur la culture humaine.

Les études religieuses demeurent une discipline majoritairement fondée sur les sciences humaines, qui passe par l’étude de textes et de phénomènes culturels dans le but d’élaborer des théories et de parvenir à des conclusions. Les ambitions du projet CERC vont bien au-delà. « Nous nous penchons sur des théories qui ont cours depuis un certain temps en nous employant avant tout à en vérifier l’exactitude », explique M. Slingerland.

Bien que CERC ne compte que quelques mois d’existence, nombre des sous-projets menés dans le cadre du projet en sont déjà à leurs premiers stades. M. Henrich achève actuellement la conception de son étude multiemplacement avec l’aide de M. Norenzayan. Ce dernier a déjà tenté diverses variations du jeu dit « du dictateur », qui consiste à demander aux sujets de partager une somme avec un étranger pour voir si l’exposition à des termes religieux influe sur le résultat. (Tel est d’ailleurs le cas : les sujets préalablement soumis à un exercice consistant à décoder des phrases contenant des mots comme « dieu », « sacré » ou « divin » se révèlent plus généreux envers les étrangers.)

M. Norenzayan a par ailleurs effectué une autre étude auprès de musulmans palestiniens et de colons juifs israéliens, qui a montré que ceux qui assistaient régulièrement à des services religieux – et non pas les plus dévots – étaient les plus enclins à faire preuve d’hostilité envers leurs ennemis. M. Norenzayan s’intéresse également aux raisons qui font que les gens perdent la foi et à la manière dont les institutions séculières, comme le système judiciaire, peuvent se substituer à la religion en tant que ciment de la société.

De son côté, M. Collard, de la SFU ne tarit pas d’éloges sur le travail d’une étudiante postdoctorale, Jessica Munson, qui étudie les rituels sanglants des anciens rois et reines mayas, dont elle a déjà démontré qu’ils se multipliaient en temps de guerre. Elle dépouille actuellement diverses bases de données contenant des écrits mayas afin de mieux comprendre les rituels en question. « Personne n’a encore établi clairement à quel point ils étaient répandus et qui s’en chargeait », explique Mme Munson qui, pour analyser les données à sa disposition, s’est alliée à un professeur d’études linguistiques et autochtones de l’Université de Californie (Davis).

Professeur d’anthropologie à l’Université du Connecticut, Richard Sosis fait aussi partie du projet CERC. Après avoir analysé des textes issus de collectivités américaines du XIXe siècle, il a découvert que les collectivités croyantes survivaient souvent aux collectivités laïques. Nombre des premières imposaient à leurs membres diverses obligations : renoncer à leurs biens, rester chastes, etc. « Cela visait à faire en sorte qu’ils se consacrent davantage aux idéaux du groupe et soient moins enclins à simplement profiter du système, le tout pour favoriser la survie du groupe. » M. Sosis souhaite aujourd’hui comprendre comment les religions et les rituels varient au gré des fluctuations économiques.

Professeure d’études asiatiques à la UBC et spécialiste du sikhisme, Anne Murphy a pour sa partproposé de se pencher sur une pratique appelée seva, qui porte sur le désintéressement total. De son côté, M. Slingerland souhaiterait pouvoir discuter avec des dirigeants gouvernementaux de la religion et de son rôle, en politique et au-delà.

« Les décideurs ont tendance à avoir une vision laïque du monde, explique M. Slingerland. Pourtant la religion a été et reste à l’origine et au cœur de nombreux conflits humains. » Selon lui, bien que les sociétés laïques comme la nôtre restent empreintes de relents de morale religieuse, le fonctionnement de nos institutions fait fi de la manière dont fonctionne la dévotion religieuse et de l’attachement de beaucoup de gens à leurs croyances.

Les chercheurs du projet estiment que leurs travaux sont parfois mal compris par le grand public et par le milieu universitaire. « Il existe beaucoup d’idées fausses au sujet de ce que nous tentons d’accomplir. Nous n’essayons pas de prouver quoi que ce soit ou son contraire, que ce soit l’existence de certains dieux ou les mérites de telle ou telle religion », signale M. Sosis.

Ils sont par ailleurs fréquemment interrogés sur leurs propres croyances. « On me questionne toujours à ce sujet, mais s’il est une question sans intérêt à mes yeux, c’est bien celle-là », confie M. Norenzayan, pour qui un bon chercheur sait œuvrer en faisant abstraction de ses croyances. Tout en constatant que beaucoup de chercheurs en études religieuses sont très croyants, M. Slingerland dit ne pas comprendre comment ils parviennent à le rester au fil de leurs études historiques, qui les conduisent à découvrir le dessous des choses…

Les travaux passés de M. Slingerland ont éveillé la controverse. Ainsi, son article « Who’s afraid of reductionism? », paru en 2008 dans le Journal of the American Academy of Religion, a donné lieu à des courriers très virulents, accusant les universitaires de réduire à des considérations scientifiques les aspects magiques et émotionnels associés aux croyances. L’auteur d’un de ces courriers jugeait cette démarche insensée, vicieuse et condamnable. Un groupe d’expert du CSRH a par ailleurs exprimé des inquiétudes relatives à l’absence de prise en compte, par les chercheurs du projet, du vécu lié au fait d’être croyant. « Pour moi, ces inquiétudes n’ont pas de sens, mais elles sont fréquentes », souligne M. Slingerland.

Certains des chercheurs en sciences humaines éprouvent eux-mêmes des réserves par rapport aux questions qui sont au cœur du projet et aux méthodes de recherche. Mme Murphy, par exemple, craint que M. Slingerland et ses collègues fassent preuve de simplisme et confondent la notion de dieu, ou de dieux, et les interrogations touchant ce qui advient après la mort, deux choses selon elles relativement distinctes, surtout dans les religions orientales. « Je veux que l’on discute de religion, pas que de dieu », dit-elle.

En 2015, les chercheurs du projet CERC se réuniront à Montréal pour analyser de premières données et évaluer dans quelle mesure le projet est parvenu à apporter des réponses aux grandes interrogations concernant la foi, la moralité, la civilisation et la coopération. Leurs découvertes ne changeront peut-être pas le monde, mais pourraient bien mettre en lumière le fait que nos croyances l’ont déjà transformé.

Diane Peters écrit fréquemment sur des questions de droit et de société. Son dernier article de fond pour Affaires Universitaires était un portrait de Constance Backhouse, professeure de droit.

Rédigé par
Diane Peters
Diane Peters est une rédactrice-réviseure basée à Toronto.
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  1. Denis jeffey / 6 novembre 2013 à 20:24

    Bonjour,

    Si ce résumé traduit bien les orientations de cette recherche, je me demande si ses auteurs connaissent les milliers de pages de travaux publiés en français sur leur sujet depuis au moins 100 ans, peut être plus.

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