Puisque j’ai vécu dans des familles d’universitaires toute ma vie, j’ai eu le privilège de vivre une année sabbatique à cinq reprises en tant qu’enfant, en tant qu’adulte sans enfant et en tant qu’adulte avec enfant. Pourtant, je n’ai jamais été l’universitaire qui prenait le congé sabbatique. Mon expérience m’a néanmoins appris qu’une année sabbatique loin de chez soi exige une bonne dose de planification et entraîne des bouleversements émotionnels et, souvent, des sacrifices financiers ou professionnels. À mon avis, tout cela en vaut la peine, mais cette opinion ne remporte pas l’unanimité.
La plupart des professeurs partent tout de même en congé sabbatique, mais la différence, semble-t-il (il manque de données objectives pour le confirmer), c’est que de moins en moins d’universitaires s’éloignent de chez eux au cours de leur congé, même s’il ne dure qu’une demi-année. Cet indéniable avantage de la vie d’universitaire perd-il de son attrait?
Les congés sabbatiques universitaires ont vu le jour à l’Université Harvard en 1880. Les raisons de Harvard pour les créer sont incertaines, mais les recherches indiquent que les congés sabbatiques visaient à offrir aux universitaires une année pour se ressourcer mentalement et physiquement, se familiariser avec de nouvelles idées qu’ils pourraient ensuite intégrer à leurs travaux et s’engager dans des projets de recherche et d’écriture qu’il aurait été difficile de mener à bien avec les interruptions quotidiennes et les exigences d’une année universitaire habituelle. On jugeait que le congé sabbatique profitait autant au professeur, qui recharge ses batteries, qu’à l’établissement, qui bénéficie des nouvelles idées et de l’énergie renouvelée du professeur à son retour.
Il ne fait nul doute que les professeurs qui voyagent pendant leur congé sabbatique estiment qu’ils en ont profité sur les plans professionnel, universitaire et, généralement, personnel, et leurs collègues sont souvent d’accord avec eux. Or, le peu de résultats de recherche empirique à ce sujet ne démontre aucune amélioration notable de la productivité ni, selon la perception des étudiants, de la qualité de l’enseignement d’un professeur au retour de son congé sabbatique. Une recherche américaine a évalué la productivité du professeur en fonction du nombre de ses publications (« Testing an evaluative strategy for faculty sabbatical leave programs », Michael T. Miller et Kang Bai, Journal of Faculty Development, 2003), sans mention d’approfondissement ou de l’amélioration de la qualité du travail des universitaires ou des répercussions du congé sabbatique sur leur enseignement ou sur les services qu’ils rendent à l’établissement.
Naomi Adelson, professeure d’anthropologie à l’Université York, est persuadée d’avoir tiré des avantages professionnels de ses deux congés sabbatiques en Australie. Ces avantages, dit-elle, surpassent les ennuis occasionnés par la planification du service de garde et de l’éducation de son enfant au cours de ces congés.
Au cours de ses congés sabbatiques dans deux universités différentes, Mme Adelson a collaboré avec des collègues dont les travaux de recherche portent sur un domaine semblable au sien, mais dans le contexte des populations autochtones d’Australie, alors qu’elle étudie les populations autochtones du Canada. « Ces congés sabbatiques ont été formidables, explique-t-elle. J’ai pu aborder mon travail différemment en discutant directement avec mes collègues. Les conversations par courriel et la lecture de nos travaux respectifs ne se comparent pas à cela. »
Sur le plan administratif, les congés sabbatiques peuvent susciter des problèmes, surtout si plusieurs professeurs veulent en prendre un en même temps, affirme Harvey King, professeur d’économie et dirigeant du Centre de formation continue de l’Université de Regina. Il incite néanmoins les professeurs à profiter de cet avantage. « Ce qui est formidable, pour les professeurs, c’est d’avoir la possibilité de se ressourcer et de décrocher. À leur retour, ils sont revigorés. »
Ses propres expériences témoignent d’un dilemme auquel sont confrontés de nombreux professeurs : comment trouver l’équilibre entre les besoins du professeur en congé sabbatique et ceux de sa famille? Au premier congé sabbatique de M. King, cette difficulté s’est transformée en occasion à saisir : son épouse, son jeune fils et lui ont déménagé à Toronto. Pour M. King, l’endroit était idéal puisqu’il pouvait assister à des ateliers et rencontrer des collègues dans les nombreuses universités de la région. Son épouse, pour sa part, a pu y faire progresser sa carrière puisqu’elle s’est spécialisée en comptabilité judiciaire, ce qui aurait été impossible à Regina à l’époque.
Lorsqu’un couple est composé de deux universitaires, par contre, un nouvel obstacle se présente : ils doivent coordonner leurs départs et trouver une université et une ville qui leur conviennent à tous les deux. Janet et Duncan Elliott, professeurs de génie à l’Université de l’Alberta, ont vécu cette situation deux fois. Heureusement, il y a assez de différences entre leurs champs d’expertise – elle est ingénieure chimiste, lui est ingénieur électrique – pour qu’ils n’entrent pas en concurrence pour une même ouverture, mais également assez de similarités, ce qui permet à de nombreuses universités de pouvoir les accueillir tous les deux.
Pour faire leur choix, le facteur le plus difficile à satisfaire, se rappelle Janet Elliott, concernait la garde de leurs deux enfants d’âge préscolaire. « Finalement, nous avons payé un dépôt aux garderies de Stanford, de Berkeley, du MIT et de Harvard parce qu’il faut s’inscrire sur la liste environ un an et demi à l’avance. » Leur choix définitif s’est porté sur le MIT, « un excellent choix pour nous deux, » affirme-t-elle.
Au moment de leur deuxième congé sabbatique, les Elliott n’étaient pas disposés à perturber l’éducation de leurs enfants. L’heure du compromis avait sonné. Toute la famille s’est rendue à Toronto pendant les vacances scolaires des enfants, et à l’automne, tous sont retournés à Edmonton, Alberta. Par la suite, les deux parents faisaient, à tour de rôle, de brefs séjours de deux semaines dans d’autres établissements. Janet Elliott estime que ces courts déplacements ont été extrêmement productifs : « Pour quelques semaines, il est facile de mettre son travail de côté [à son université]. » Au cours d’un congé sabbatique d’un an, au contraire, non seulement faut-il garder contact avec ses étudiants aux cycles supérieurs et maintenir le cap sur son domaine de recherche, mais il faut aussi le faire à partir de l’étranger.
Pour de nombreux universitaires qui songent à un congé sabbatique, l’aspect financier constitue une grande préoccupation. La plupart du temps, une diminution salariale de l’ordre de 10 à 20 pour cent est requise pour prendre une année sabbatique. Les demi-années sabbatiques, pour leur part, n’entraînent pas de diminution salariale, mais il est plus difficile de louer sa maison pour six mois que pour un an, ce qui peut faire augmenter le coût global du projet. Les Elliott, par exemple, ont loué leur résidence d’Edmonton à moins de la moitié du prix payé pour leur logement à Boston, et leurs frais de garderie ont triplé aux États-Unis. Entendre certains professeurs de lettres et sciences humaines se comparer à leurs collègues de génie et se plaindre d’un soutien financier déficient agace donc Janet. « Nous n’avons eu ni complément salarial, ni soutien financier, affirme-t-elle. Nous avons choisi de nous endetter pour payer ce voyage parce que nous pensions qu’il s’agirait d’une belle expérience de vie. »
Dans bon nombre de collèges américains, la pression monte pour qu’on limite le nombre de congés sabbatiques afin de réduire les dépenses des universités. En Californie, de 2001 à 2004, l’attribution de congés sabbatiques a été suspendue dans plusieurs collèges communautaires en raison de contraintes budgétaires. L’Université Kent State a même suspendu cet avantage en 2009 pour économiser (elle l’a rétabli depuis), et les universités de l’Iowa font l’objet de pressions gouvernementales pour qu’elles l’éliminent à leur tour. Cette tendance ne semble pas se dessiner au Canada. Bon nombre d’universités canadiennes ont régularisé le processus de demande de congé sabbatique et exigent un rapport des résultats au retour du congé, mais il semble qu’elles ne refusent presque jamais ces demandes.
Pour diverses raisons, cependant, il semble qu’un nombre croissant de professeurs décident de demeurer chez eux pendant leur congé sabbatique. Non seulement y a-t-il des pressions familiales et financières qui sous-tendent cette décision, mais de nombreux professeurs apprécient simplement le congé d’enseignement et la possibilité de se lancer dans des projets importants – souvent rédactionnels – qu’ils seraient normalement incapables de commencer.
Kim Renders, professeure de théâtre à l’Université Queen’s, a intégré le milieu universitaire et s’est installée à Kingston, en Ontario, après avoir été actrice de théâtre pendant de nombreuses années. Rencontrée tout juste avant le début de son premier congé sabbatique, elle se disait impatiente de renouer avec le milieu théâtral local. Selon elle, c’est son expérience dans les projets de théâtre communautaire qui l’a aidée à obtenir un emploi à l’Université Queen’s. C’est pourquoi elle valorise le travail communautaire tant sur le plan universitaire que personnel.
« Je travaille très fort depuis six ans, explique-t-elle. Je suis fière de mon travail, mais je veux faire les choses différemment maintenant. Je veux le faire en interagissant avec la collectivité et non en travaillant aveuglément sans relâche. »
Dans les domaines industriels comme le génie, les professeurs qui restent chez eux peuvent vivre de nouvelles expériences d’apprentissage importantes en travaillant au sein d’une industrie donnée. C’est ce qu’a fait Vladimiros Papengelakis, professeur de génie à l’Université de Toronto, au cours de son deuxième congé sabbatique. Et avec le recul, il juge qu’il aurait peut-être dû le faire avant. « Lorsque j’ai commencé ma carrière universitaire, se rappelle-t-il, je n’avais aucune expérience dans l’industrie. Le congé a été formidable parce qu’il m’a permis de mieux connaître les problèmes et les enjeux de l’industrie, et à trouver des idées pertinentes. »
M. Papengelakis en est actuellement à son troisième congé sabbatique, et il le passe encore une fois chez lui, cette fois pour organiser un congrès d’envergure. Des contraintes familiales ont également influé sur sa décision. Avec deux garçons à l’école secondaire, une fille à l’université et une femme universitaire, « déménager serait toute une aventure », admet-il.
Sa femme, Nota Klentrou, professeure de kinésiologie à l’Université Brock, est une des rares au sein du corps professoral à avoir carrément refusé un congé sabbatique. Mme Klentrou a abandonné son plus récent projet de congé pour accepter le poste de vice-doyenne à la recherche et aux études supérieures. « L’idée de prendre un congé sabbatique ne m’a jamais enchantée de toute façon, affirme-t-elle. La plupart des gens s’en servent pour se rattraper dans leurs recherches. » Puisqu’elle est à jour dans les siennes, elle n’en a pas besoin. « À moins que le congé sabbatique ne soit organisé de façon à approfondir les travaux de recherches et les connaissances tout en ouvrant l’esprit aux nouvelles idées, soutient-elle, il est préférable de ne pas en prendre. »
Si, pour bien des gens, le congé sabbatique est devenu une pause de l’enseignement et qu’il n’offre aucun contact avec de nouvelles personnes et idées, est-il encore sensé de le maintenir comme avantage universel? Dans bon nombre de domaines, l’une des principales justifications du congé sabbatique – la consultation de documents dans des bibliothèques éloignées – n’existe tout simplement plus à l’ère d’Internet. On peut même avancer que les interactions directes ne sont plus aussi nécessaires qu’autrefois. (Voir l’article ci-contre « Le congé sabbatique virtuel ».)
Quoique évoluées, les technologies interactives ne parviennent tout simplement pas – et ne parviendront peut-être jamais – à remplacer l’énergie, l’enthousiasme et les nouvelles perspectives qu’on trouve en allant vivre et travailler dans un autre milieu. « Rien ne se compare à se retrouver quelque part et à discuter réellement avec quelqu’un, en buvant un bon café », conclut Mme Adelson.
Tema Frank vit à Edmonton, où elle dirige son entreprise Frank Online Marketing. Elle y est récemment retournée avec sa famille en provenance de Pau, en France, où elle a accompagné son mari en année sabbatique.
Le congé sabbatique virtuel
Patricia Easteal, professeure de droit à l’Université de Canberra, en Australie, et Nicole Westmarland, professeure de justice pénale à l’Université de Durham, au Royaume-Uni, ont essayé quelque chose de nouveau. Pendant six mois, à l’aide de technologies Web, Mme Easteal a été « chercheuse invitée virtuelle » à l’Université de Durham. Elle et son hôte, Mme Westmarland, ont tenté de reproduire chaque aspect du congé sabbatique traditionnel dans un modèle virtuel (voir le graphique). Mme Easteal a donc participé, par vidéoconférence, à des réunions de personnel et à des séminaires et tenté de discuter de façon informelle avec des professeurs de l’Université de Durham.
Le résultat? Bien que la technologie permette l’expérience, cette démarche demande au personnel des technologies de l’information dans les deux pays d’investir beaucoup de temps et aux deux professeurs de se familiariser très rapidement avec la technologie. Les fuseaux horaires ont fait en sorte que les discussions improvisées, comme celles qu’on voit dans les corridors étaient impossibles, et la communication, en général, a été complexe. En n’étant pas sur place, Mme Easteal a eu de la difficulté à dialoguer avec les professeurs de l’établissement hôte. Bien peu de professeurs ont pris le temps de visiter son blogue ou sa page LinkedIn, ou même de visionner ses présentations en ligne – ceux qui l’ont fait, par contre, ont jugé qu’elles en valaient la peine.