Quelle satisfaction pour un chercheur de constater que son travail, son expertise, a contribué à faire évoluer la société dans laquelle il vit. Pour obtenir de tels résultats, la communauté de recherche doit redoubler d’ardeur afin que la science fasse partie des voix les plus entendues par les décideurs qui élaborent les politiques publiques. Or, pour certains chercheurs, évoluer dans la sphère politique s’apparente à un véritable saut quantique dans un milieu qui ne semble pas suivre les mêmes lois de la physique. Pourtant, plusieurs d’entre nous pratiquent aujourd’hui avec succès le conseil scientifique, en parallèle de leurs activités de recherche. Voici les dix éléments que je retiens de mes six années d’expérience en tant que scientifique en chef du Québec.
- Établir un lien de confiance
Ceci doit demeurer la priorité du conseiller scientifique, en tout temps. Autant l’établissement d’un lien de confiance peut prendre beaucoup de temps et d’énergie, autant celui-ci peut-il être rompu en quelques minutes, en particulier si on omet de faire la distinction entre le conseil et la représentation; le rôle d’un conseiller consiste à faire de la science pour la politique, et non pas à faire de la politique pour la science. Il doit, avant tout, présenter le meilleur des connaissances disponibles, quelles que soient ses attaches académiques et sectorielles et, surtout, comprendre qu’il y a un temps pour apporter un conseil scientifique, et un temps pour demander du financement. En tant que scientifique en chef au Québec, je dirige la principale agence subventionnaire de la recherche, les Fonds de recherche du Québec, dont l’enveloppe budgétaire est déterminée par le gouvernement annuellement. Je dois donc être particulièrement vigilant à ce sujet.
- Un conseiller ne prend pas de décisions
Le conseiller scientifique doit reconnaître que dans une démocratie, les décideurs politiques demeurent en droit de ne pas systématiquement suivre les recommandations basées sur les données et les études scientifiques, car ils ont aussi été élus, ou nommés, pour les principes et les valeurs qu’ils véhiculent. Le conseiller doit donc intervenir dans l’optique de l’établissement d’une politique informée par les faits et données probantes, plutôt que pour une politique basée sur les faits et données probantes.
- Comprendre l’environnement du décideur
Les chercheurs qui effectuent du conseil scientifique doivent être sensibles aux différences entre leur environnement et celui des décideurs, afin de mieux composer avec celles-ci. D’abord, contrairement au chercheur, l’élu ne reste rarement plus de quelques années en fonction, ce qui modifie nécessairement ses perspectives et ses échéances de travail. En six années de pratique comme scientifique en chef, j’ai été amené à travailler avec trois gouvernements et six ministres différents! Alors que le chercheur évolue dans un environnement ou l’objectivité est le maître-mot, le décideur, lui, reçoit régulièrement dans son bureau des groupes de citoyens, des lobbyistes, des représentants syndicaux qui portent chacun un message intéressé, et qu’il doit prendre en compte. Ensuite, alors que le doute et le questionnement sont les principaux moteurs de l’activité du chercheur, le décideur a plutôt tendance à être inconfortable face à l’incertitude. C’est pourquoi le chercheur dialoguant avec un décideur doit toujours demeurer très clair sur ce que l’on sait, et ce que l’on ne sait pas. Enfin, un chercheur est très ouvert à diffuser publiquement l’avancement de son travail, alors que le décideur va préférer la discrétion. Il appréciera de recevoir un conseil scientifique sur une des politiques qu’il mène derrière des portes closes, plutôt que de le lire dans la presse du matin.
- Comprendre le processus de décision politique
Le processus de prise de décision politique est tout sauf linéaire : il est mobile, influencé par de multiples facteurs et de nombreux acteurs. Certains même diront qu’il est désordonné. Les conseillers scientifiques doivent composer avec l’imprévisibilité relative de ce processus, et l’étudier précisément afin d’intervenir aux bons moments et auprès des bonnes personnes. Les enjeux sont-ils de juridiction nationale, municipale, internationale? Y a-t-il des ressources associées à cet enjeu, des budgets alloués? Quels sont les ministères impliqués? Est-ce un enjeu électoral? Le milieu politique est tout sauf simple, mais c’est aussi cela qui le rend si stimulant.
- Ne pas agir seul
Dans des milieux soumis à de nombreuses influences, agir seul n’est pas toujours la meilleure option. Les chercheurs qui portent les mêmes messages peuvent envisager de se regrouper sur le modèle des Think tanks, ou de s’associer avec les académies qui effectuent déjà du conseil aux gouvernements. Si des commissions gouvernementales ou internationales sont déjà formées autour du sujet abordé, il est certainement possible de s’y intégrer. Les consultations citoyennes ou la mobilisation des communautés non académiques permettront aussi de gagner en poids politique et en crédibilité. À cet effet, les scientifiques en chef, de par leur position stratégique dans l’appareil gouvernemental, sont les interlocuteurs tous désignés pour soutenir les scientifiques dans leurs démarches auprès des gouvernements et personnellement, je reçois presque quotidiennement des chercheurs dans mon bureau pour cela.
- Ne pas laisser les faits parler par eux-mêmes
Le milieu politique a toujours été un milieu « post-factuel », au sein duquel les faits ne sont pas les seuls éléments qui prévalent; ils côtoient l’opinion publique, les valeurs, les principes, les expériences personnelles. Dans cet environnement, les faits ne parlent pas par eux-mêmes. C’est pourquoi exposer des informations scientifiques dans un document écrit ou lors d’une conférence ne suffit pas. Une rencontre en personne, à l’occasion de laquelle le chercheur peut démontrer la valeur scientifique de l’information qu’il porte, devrait accompagner la production de n’importe quel document écrit.
- Bien communiquer le message
Pour obtenir toute l’attention du décideur, rien n’est plus efficace que de partir d’une préoccupation politique que celui-ci a lui-même exprimée. C’est d’ailleurs la démarche que nous employons pour déterminer les thèmes des petits déjeuners scientifiques que nous offrons régulièrement aux députés québécois… Et nous recevons de nombreuses propositions!
Le décideur ne s’attend pas à assister à une conférence. Il appréciera une présentation très brève (inspirez-vous du concours Ma thèse en 180 secondes!) et ne gardera pas ses questions pour la fin; il cherchera plutôt à échanger sur des options de solutions concrètes qu’on lui aura présentées. À la suite de cette rencontre, le décideur doit avoir une idée précise de ce qu’il peut entreprendre à la lumière de l’information transmise par le conseiller scientifique.
- Maintenir sa crédibilité scientifique
Lorsque le conseiller scientifique a le statut de chercheur (ce qui est le cas la plupart du temps), il ne peut en aucun cas faire l’impasse sur le maintien de sa crédibilité, garante de son avancement de carrière. C’est pourquoi il est capital pour lui de s’en tenir aux faits et données probantes, et aux informations qui font consensus au sein de la communauté scientifique. Afin d’éviter les écueils d’interprétation des propos scientifiques, il devrait inciter les décideurs à considérer les informations dans leur contexte, et prendre garde au cherry-picking, à la sur-simplification et autres pratiques du discours.
- Adopter une vision transversale
Il peut être difficile – voire hasardeux – de saisir seul l’ensemble des aspects scientifiques d’un enjeu politique. Les grands défis de société comme le vieillissement de la population ou les changements climatiques appellent à des expertises en sciences sociales, en sciences de la santé comme en génie. C’est pourquoi un conseiller scientifique ne doit pas hésiter à faire appel à des chercheurs de différentes disciplines afin de cerner plus largement le sujet à aborder. Par exemple, lorsque le gouvernement m’a interpellé sur le phénomène de radicalisation, j’ai trouvé que mon domaine de spécialité – les neurosciences – ne m’apportait ni les compétences ni la crédibilité suffisantes pour émettre un avis par moi-même. Cependant ma fonction de président des conseils d’administration des trois Fonds de recherche du Québec m’a permis de mobiliser, dans les meilleurs délais, un réseau solide de chercheurs dans des disciplines pertinentes.
- Faire preuve de résilience
Le travail de conseillers scientifiques appelle à une grande résilience. Plus souvent qu’autrement, ils essuient des fins de non-recevoir. Dans quel cas, il faudra envisager de se tourner vers d’autres interlocuteurs, de s’associer avec d’autres acteurs, ou simplement d’attendre des circonstances plus propices. Il existe toujours un autre moyen.
La fonction de scientifique en chef comme celle que j’occupe permet, certes, de faciliter la pratique du conseil scientifique auprès du gouvernement. D’ailleurs au Québec, nous développons des espaces permettant de renforcer les liens entre chercheurs et décideurs, à l’Assemblée nationale et dans différents ministères. Mais je ne saurais être le seul acteur dédié à cette tâche. Un chercheur détient une connaissance d’une grande valeur, et il en va de sa responsabilité sociale de la partager afin de contribuer plus directement à l’amélioration de nos politiques publiques. Dans cette nouvelle ère post-factuelle où les rouages de la démocratie sont rudement mis à l’épreuve, jamais une information scientifique n’a eu autant de valeur. Jamais les chercheurs n’ont eu un rôle aussi important à jouer pour construire une société mieux informée. Il faut à présent pleinement occuper cette place, et cela appartient à chacun d’entre nous. Je vous invite, avec ces quelques conseils en poche et d’autres ressources que vous trouverez auprès d’organisations comme l’INGSA, à rencontrer votre député, à participer à une commission parlementaire, à proposer votre soutien dans l’élaboration des politiques de votre ville de résidence, ou soit, à vous engager.
Rémi Quirion est le scientifique en chef du Québec depuis juillet 2011.