Cette année, je donne au moins 10 cours sur trois campus. Pendant la pandémie, j’ai enseigné à la maison ou en classe, selon l’humeur de mon employeur. J’ai passé des heures à faire la navette en raison des loyers exorbitants des grandes villes. J’ai porté de multiples chapeaux, dont celui d’auteur et de conférencier. J’ai postulé de nouveau pour des charges de cours que j’avais maintes fois assumées. J’ai enseigné au printemps et en été, période où de nombreux professeurs à temps plein se consacrent à leurs « propres » travaux – ou prennent simplement une pause. Et je ne parle même pas des tâches supplémentaires du train-train quotidien.
Bref, j’ai été l’archétype du chargé de cours, de l’enseignant à temps partiel, du membre contractuel du personnel enseignant, du professeur adjoint, bref, chaque université y va de son vocable. Le fait est que nous sommes des membres non titulaires et non permanents de la communauté universitaire. Des travailleurs précaires.
Dans un monde idéal, les charges de cours serviraient de transition entre l’obtention d’un doctorat et l’octroi d’un poste de professeur titularisé à temps plein. Or, en réalité, plusieurs d’entre nous en font souvent une carrière, surtout en sciences humaines, faute de solutions de rechange viables. Une passion sincère pour l’enseignement nous habite, mais notre entrée dans la profession semble avoir eu lieu au mauvais moment, c’est-à-dire à l’heure où les postes de professeur à temps plein paraissent hors de portée.
Dans un article, Deidre Rose, anthropologue et chargée de cours, affirme qu’en décernant toujours plus de doctorats chaque année, les universités canadiennes ont constitué un grand bassin de travailleurs exploitables. Elle écrit aussi que, depuis 2000, les établissements recourent de plus en plus aux postes contractuels, au détriment des postes à temps plein. Les universités converties en sociétés par actions voient dans les chargés de cours une main-d’œuvre abordable et remplaçable.
Notre réalité donne raison à Mme Rose. Tous les trimestres, nous posons notre candidature, et il n’est pas rare que l’établissement confirme notre embauche quelques semaines avant le début des cours, nous laissant peu de temps pour nous préparer. Nous redoutons la possibilité de décrocher moins de contrats, voire aucun, une crainte qui peut tourner à la panique. Depuis que la pandémie a frappé, nous avons alterné entre présentiel et virtuel, ce qui nous a contraints à modifier à répétition nos plans de cours et nos méthodes d’enseignement.
Dans ce nouvel environnement d’apprentissage, l’étudiant s’attend à ce que l’on comprenne ses difficultés et à ce qu’on lui accorde une certaine souplesse. À l’occasion, ça sous-entend de répondre à un courriel un samedi, un dimanche ou un jour férié, d’offrir des heures de disponibilité exceptionnelles, de négocier les travaux, les dates de remise, les notes et les pénalités de retard. L’attribution des notes peut donc se terminer longtemps après la fin du trimestre.
Nous pouvons certes refuser ces demandes. Cependant, nous craignons qu’en ne nous montrant pas au moins un peu compréhensifs (ou en ne cédant pas tout bonnement), nous perdrons des points dans nos évaluations de cours, qui prennent une place grandissante dans les processus d’embauche ou de promotion. Une bonne partie de nos étudiants ne savent pas que nous sommes chargés de cours et que nous n’avons pas droit au même soutien que les membres du corps professoral. Ils ignorent combien de cours nous donnons et à combien d’étudiants, et si nous avons un auxiliaire d’enseignement – une aide refusée à nombre d’entre nous. N’est-il pas ironique que des établissements faisant si grand cas de la santé mentale des étudiants se soucient si rarement de celle des enseignants?
Attention, je ne nie pas que des professeurs vivent des situations semblables. Cependant, ceux-ci jouissent de privilèges par rapport à nous : la sécurité d’emploi, les avantages sociaux, les bonifications salariales et, élément non négligeable, le sentiment d’appartenance. De notre côté, nous avons peur de perdre notre place si nous tombons malades, si nous avons un enfant, si nous devons prendre soin d’un parent ou si un proche décède. En somme, nous craignons de ne pas pouvoir conserver nos cours en cas d’imprévu d’ordre personnel. Le manque de régularité et de sécurité nous fait reporter des décisions de vie importantes.
En quelque sorte, nous appartenons à des universités et à des départements qui ne sont pas attachés à nous. Dans certains cas, les nouvelles départementales ne nous parviennent pas, nous sommes absents du répertoire, ou on ne nous invite pas à participer à une réunion ou à siéger à un comité. Censés nous consacrer à l’enseignement plutôt qu’à la recherche, nous avons un accès réduit à l’aide de l’établissement et aux subventions de recherche. Lorsque nous contribuons à des travaux ou à une publication, c’est souvent à nos frais, dans nos temps libres. Au moment de créer notre signature courriel et notre carte professionnelle, de préparer notre CV, d’assister à un colloque, de rédiger un rapport, un article ou un ouvrage, nous avons toujours la même question : à quelle université devrais-je m’identifier? Si nous sommes reconnaissants d’être engagés trimestre après trimestre, nous craignons les stigmates attachés au statut de chargé de cours. Le resterons-nous perpétuellement, sans jamais accéder à un poste à temps plein?
Les chargés de cours se passionnent pour leur travail. Autrement, nous n’endurerions pas une telle précarité et refuserions que notre situation d’emploi et notre vie personnelle soient dictées par chaque session universitaire. Nombre d’entre nous détiennent un doctorat, ont beaucoup enseigné et ont contribué de façon importante à des articles et à des travaux de recherche. Malgré les efforts que nous déployons pour nos étudiants, notre département et notre université, impossible de décrocher un poste de professeur à temps plein.
Bien des chargés de cours désirent deux choses : une meilleure sécurité d’emploi et un plus grand respect pour leur apport. Sachez qu’il n’a pas été simple pour moi de prendre la plume. Si j’ai mis tant de temps à rédiger ce texte, c’est en partie à cause de mon horaire d’enseignement, et en partie par peur des représailles. Les chargés de cours méritent d’être entendus plus souvent. Nous nous retrouvons à la merci d’un système défaillant où, si les chefs syndicaux nous défendent avec ardeur, les établissements préfèrent voir à leurs intérêts et à leur portefeuille plutôt que d’embaucher des professeurs à temps plein pour former les générations futures.
Note de la rédaction : Si l’auteur souhaite rester anonyme, c’est par crainte que la publication de son nom réduise ses chances d’être titularisé.
Il faudrait revenir au rapport suivant :
L’UNIVERSITÉ QUÉBÉCOISE DU FUTUR
Tendances, enjeux, pistes d’action et recommandations
Document de réflexion et de consultation
Le 15 septembre 2020
Je sympathise. En ces temps où les professeurs sont des denrées rares, il me semble qu’un moyen de les garder serait de leur donner une sécurité d’emploi. Je connais bien la précarité étant pigiste. Aucune sécurité là non plus. Aucun avantage sociaux. Il faut créer son propre emploi. Il faut être fait fort et avoir du rebond. À la longue, on développe le sens de l’initiative plus que bien des gens qui n’ont pas à vivre avec la précarité.
Excellent propos !
Cette situation n’est pas un cas isolé. Elle est bien connue dans les cercles universitaires.
Le pire, c’est que des profs de haut rang, titulaires et agrégés, qui n’ont souvent aucune culture générale mais qui vivent depuis des années dans les murs de l’université, avec des recherches parfois douteuses, s’y mettent et se joignent à la bande d’administrateurs zélés (qui sont eux-mêmes pour la plupart d’anciens professeurs), et dévalorisent les chargés de cours, s’en moquent, voire les méprisent et les menacent dès qu’ils ouvrent la bouche pour défendre leurs droits. Si seulement les étudiants savaient à quel point leurs diplômes tient pour une bonne part à l’investissement et à l’enseignement d’excellent chargés de cours. Mais c’est l’omerta, y compris au sein de la vie étudiante. Si seulement ils savaient que certains profs. réguliers, avec d’énormes subventions, n’enseignent pratiquement pas pendant 2, 3, 4, 5 ans. Lamentable ! L’université-entreprise ne fait plus rêver… Elle demande constamment de l’argent public aux différents paliers de gouvernement et, dans le dos, se soumet volontiers aux besoin des entreprises et d’organismes privés pour rendre ses décisions. Ce modèle universitaire a connu son heure de gloire avec la mondialisation débutée en 1990, après avoir pris naissance en Allemagne et aux USA entre 1880 et 1920. Il n’est plus que le reflet des nombreuses dérives dans notre société.
9 ans comme chargé de cours, 9 ans sans augmentation, avec l’inflation et tout le reste, c’est tout comme si je suis payé moins cher à chaque session pour donner les mêmes cours, qui eux, augmentent en charge de travail et en nombre d’étudiants.Précaire, sous payé, pas moyen de négocier le contrat, pas de syndicat, pas de reconnaissance. Bref, du cheap labour qui doit s’assurer d’une grande qualité de prestation d’enseignement, d’évaluation et d’accompagnement. Une chance que la passion de l’enseignement est là car sans phd (mais 2 maîtrises) impossible d’avoir un poste et des avantages sociaux, ni même de syndicalisation comme chargé de cours. Le contractuel est prôné mais devient épuisant car les conditoins de travail ne suivent pas. Le tout à l’heure de l’équité, de la diversité et de l’inclusion…! ; ) Nous sommes dans une minorité! Bravo pour ce texte!