Au premier coup d’œil, la scène semble tout droit sortie du XIXe siècle. Les lambris et les photos de poissons accrochées aux murs donnent une allure d’antan au pittoresque chalet de pêche. Katherine Soucie, médecin résidente de deuxième année à l’Université Queen’s, est installée dans une petite chambre à l’étage. Des instruments médicaux modernes traînent sur le lit autour de sa trousse de médecin.
En bas, des habitants du village patientent dans la salle d’attente improvisée avant de monter se faire examiner. Certains se font vacciner contre la grippe, une femme traîne une vilaine toux, un tondeur de moutons présente une coupure qui tarde à guérir. À ce dernier, la Dre Soucie prescrit un antibiotique qu’il ira chercher dans l’armoire à pharmacie du village – une simple boîte de carton remplie de pilules et d’onguents, confiée aux bons soins d’un gestionnaire agricole des environs.
Autrefois, les médecins faisaient souvent parvenir leurs ordonnances par radio, remplacée depuis par le téléphone. L’homme blessé craint de devoir se rendre à l’hôpital principal, de l’autre côté du détroit, dans la capitale, Stanley. « Pour eux, Stanley pourrait aussi bien être Toronto, m’explique plus tard la Dre Soucie, avec un sourire timide. Ce sont des fermiers, ils ont beaucoup à faire. »
Je suis aux îles Malouines, un territoire britannique d’outre-mer à l’extrême sud de l’Atlantique qui, pour des raisons tant géographiques que politiques, demeure une des régions habitées les plus isolées du monde. Coupé de l’Argentine, le plus proche pays voisin, contre lequel il s’est battu en 1982, l’archipel est largement autosuffisant. Robustes de nature, ses quelque 2 500 habitants dépendent jusqu’à un certain point de la Royal Air Force pour le transport et les marchandises, l’Angleterre étant à 18 heures de vol. Depuis trois ans, le département de médecine familiale de l’Université Queen’s y administre un programme de résidence. Il y envoie des médecins nouvellement diplômés qui s’intéressent à la médecine rurale, et qui souhaitent pratiquer sur ce territoire isolé du monde pour acquérir de l’expérience.
Le programme est né d’une conversation anodine : lors d’une rencontre internationale liée aux Jeux du Commonwealth, un membre de la minuscule assemblée législative des Malouines a expliqué à un collègue canadien que la médecine à distance posait son lot de défis à l’archipel. Son interlocuteur, un diplômé de l’Université Queen’s, en a touché un mot à Geoff Hodgetts, directeur de la formation médicale au département de médecine familiale de l’Université. Après un appel Skype et une rencontre en personne au Haut-commissariat britannique à Ottawa, le Dr Hodgetts s’est rendu sur place en février 2015 pour jeter les bases du programme de résidence.
« J’ai eu droit à beaucoup de regards défavorables. Les gens demandaient : “Pourquoi là-bas?” », se rappelle le Dr Hodgetts, qui ajoute que certaines personnes n’arrivaient même pas à situer les îles sur une carte. « Je collectionne les timbres, alors je savais exactement où elles étaient. »
Depuis la signature de l’entente de formation, 17 médecins résidents de Queen’s ont rempli à tour de rôle un mandat de deux mois dans l’archipel. Le département a même bonifié le programme. Il y a ajouté une bourse de formation postdoctorale avancée, financée par le gouvernement local, à l’intention des résidents de troisième année, qui doivent en retour s’engager à pratiquer sur place pendant un an. Belle Song, la première lauréate, a terminé sa résidence l’année dernière.
Bien que les médecins résidents aillent régulièrement à la rencontre de patients dans les îles secondaires et à l’arrière-pays, ils passent le plus clair de leur temps à l’hôpital King Edward VII, à Stanley. J’y rejoins le Dr Hodgetts ainsi que Michael Green, le chef du département de médecine familiale de Queen’s, et Brent Wolfrom, le nouveau directeur du programme, aussi responsable du programme postdoctoral de médecine familiale. Le groupe passe la semaine sur place. Beccy Edwards, l’infatigable médecin en chef des Malouines, nous guide dans ce labyrinthe hospitalier composé de salles communes, d’une salle d’urgence, de laboratoires, d’installations de dentisterie, d’une salle d’opération, d’une salle de radiologie et d’un dédale de salles d’attente, de bureaux et d’autres pièces.
Dans les couloirs, nous croisons des personnalités locales, comme ce moustachu souriant qui, nous explique la Dre Edwards, emmène des équipes de tournage du National Geographic en Antarctique sur son yacht (« Il est excentrique comme pas un! »). En nous montrant la salle de radiologie, où, jusqu’à récemment, le vétérinaire du coin envoyait des animaux se faire radiographier, elle nous raconte une drôle d’anecdote sur un chat qui a pris la poudre d’escampette. Nous passons par une unité d’isolement, qui sert le plus souvent à soigner les pêcheurs de calmars étrangers qui débarquent parfois avec des cas graves de tuberculose. La visite se termine par la salle d’urgence, où nous retrouvons la Dre Soucie en train de traiter la mère de la Dre Edwards, qui se remet d’une vilaine chute.
Selon la Dre Edwards, en plus d’arriver en renfort hautement qualifié, les résidents canadiens apportent aussi une perspective différente. « Ils posent un regard neuf sur la situation et expriment de nouvelles idées. Ils sont à l’apogée du savoir. C’est merveilleux de côtoyer ces jeunes médecins dynamiques. »
Habitant Canada House, une maison située juste en face, achetée et rénovée exprès pour les héberger, les résidents canadiens profitent eux aussi de certains avantages. Durant le trajet cahoteux en Land Rover jusqu’à Volunteer Point, un coin reculé où nous espérons voir des manchots, je bavarde avec la Dre Soucie et Sandra Huynh, sa remplaçante arrivée le jour même.
Elles comptent toutes les deux pratiquer dans une petite localité. La Dre Soucie, qui termine son séjour de deux mois ici, mentionne qu’elle a acquis des compétences qui lui seront utiles dans ce contexte. Parce que les patients dans un état grave doivent être évacués vers le Chili ou l’Uruguay, les médecins d’ici doivent apprendre à les stabiliser de façon prolongée, chose qu’elle a elle-même dû faire plus d’une fois. Elle ajoute qu’elle a aussi été témoin d’une grande variété de cas qu’elle n’avait jamais rencontrés au Canada, comme celui des pêcheurs malades ou d’un couple qui, en camping au bord de la mer, avait subi de graves blessures lorsque le conteneur dans lequel il s’était réfugié avait été soufflé sur des dizaines de mètres par des vents d’une rare violence.
« Il n’y a qu’un seul hôpital, ici, souligne-t-elle. Et lorsqu’un patient arrive, il faut le soigner, coûte que coûte. »