Nora Jaffary, directrice du département d’histoire de l’Université Concordia, n’est pas musulmane. Pourtant, elle porte le hijab en signe de protestation contre le projet de loi 60 déposé par le gouvernement québécois en novembre dernier, intitulé Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement.
Si le texte était adopté dans sa forme actuelle, Mme Jaffary devrait enlever son voile. En fait, l’ensemble des employés des organismes publics et parapublics, y compris les professeurs et le personnel non enseignant des universités, se verraient interdire le port de « signes religieux ostentatoires » dans l’exercice de leurs fonctions. La kippa, le hijab, le turban, la burqa, le niqab, la croix chrétienne ou la double croix orthodoxe de grande dimension seraient proscrits. Les étudiants universitaires, comme le reste des citoyens, ne seraient pas visés par cette interdiction. Cependant, si un étudiant travaille sur son campus à titre de chargé de cours ou d’assistant de recherche par exemple, il devrait alors se conformer à la charte des valeurs.
« C’est fort simpliste de penser que le port d’un signe religieux puisse interférer avec notre habileté à bien faire notre travail, s’indigne Mme Jaffary. J’ai du mal à imaginer comment les établissements publics se conformeront à cette interdiction. Cela exigerait pratiquement de mettre en place des tribunaux d’inquisition! »
Mme Jaffary n’est pas la seule à son université à appréhender les conséquences de la charte proposée par le gouvernement péquiste. « Le projet de loi dans sa forme actuelle a généré beaucoup d’inquiétude et de préoccupations au sein de notre établissement », observe Alan Shepard, recteur de l’Université Concordia.
À l’instar de M. Shepard, les dirigeants de l’Université de Montréal (UdeM), de l’Université McGill, de l’Université de Sherbrooke et de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sont tour à tour montés au front pour dénoncer l’interdiction du port de signes religieux. Plu-sieurs d’entre eux comptent se faire entendre de nouveau au cours des audiences publiques portant sur la charte des valeurs qui se dérouleront à Québec jusqu’au début du printemps.
Guy Breton, recteur de l’UdeM, devait présenter le mémoire de son établissement le 7 février dernier (après qu’Affaires universitaires eut été mis sous presse). « La mise en vigueur du projet de loi 60 poserait des problèmes d’application importants, en plus d’alourdir inutilement les processus de gestion de la diversité pourtant déjà balisés par la Charte des droits et libertés de la personne et par la jurisprudence », peut-on lire dans le document.
« Nous souscrivons aux objectifs généraux de la charte, c’est-à-dire à la neutralité religieuse et au caractère laïc de l’État ainsi qu’à l’égalité hommes-femmes, signale M. Breton en entrevue avec Affaires universitaires. Nous jugeons toutefois l’interdiction du port de signes religieux inutile. Au cours des 20 dernières années, nous n’avons jamais reçu de grief ou d’arbitrage relatif aux enjeux du projet de loi. »
Le projet de charte irait par ailleurs à l’encontre de l’autonomie des universités, insiste l’Université McGill dans son mémoire : « Les universités, pas plus que leurs professeurs ou leurs employés, ne sont des agents de l’État. Les traiter comme tel équivaut à nier l’autonomie institutionnelle dont les universités bénéficient et qui est la pierre d’assise de la liberté universitaire. »
Sa principale, Suzanne Fortier, est en outre convaincue que cela nuirait à la capacité d’attraction des universités québécoises et même canadiennes. « Les nuances entre les politiques provinciales et fédérales sont parfois difficiles à saisir pour des étrangers, remarque-t-elle. Certains pourraient croire que ce projet concerne l’ensemble du Canada. Notre réputation de contrée accueillante pourrait en souffrir. »
« Imaginez le scandale international qu’on aurait sur les bras si une université devait congédier un éminent professeur parce que ce dernier refuse d’enlever son turban! », renchérit Robert Lacroix, ancien recteur de l’UdeM et aujourd’hui chercheur au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) de Montréal. « Ce serait dramatique pour le milieu universitaire québécois. »
La menace d’un exode des cerveaux inquiète aussi. « Les résultats d’une consultation interne nous indiquent que des employés considèrent sérieusement quitter leur emploi en raison de la charte », indique Normand Rinfret, directeur général du Centre universitaire de santé McGill (CUSM). Il ajoute que si le projet de loi était adopté tel quel, le CUSM entamerait des procédures légales pour en empêcher la mise en œuvre.
M. Breton est du même avis : « Si l’État me demandait de congédier un professeur parce qu’il porte une kippa, je n’aurais d’autre choix que d’explorer la possibilité de contester la nature de cette demande, parce que l’université n’est pas une branche étatique. »
La charte des valeurs ne passerait pas le test de la Charte canadienne des droits et libertés devant les tribunaux, croit d’ailleurs Louis-Philippe Lampron, professeur de droit à l’Université Laval. « L’interdiction des signes religieux est trop large pour que ce soit considéré comme une limite raisonnable à la liberté de conscience et de religion des fonctionnaires », dit-il.
Le milieu universitaire, tout comme le reste de la société québécoise, est divisé quant à l’interdiction du port de signes religieux. Le malaise est palpable. La majorité des administrations universitaires, des associations étudiantes et des syndicats d’employés à qui nous avons demandé une entrevue ont refusé ou n’ont pas retourné nos appels. Le Syndicat général des professeurs et professeures de l’UdeM, la Fédération étudiante universitaire du Québec et le réseau de l’Université du Québec ont confirmé qu’ils préféraient ne pas prendre position.
D’autres appuient haut et fort le projet de loi. Gérald Larose, professeur en travail social à l’UQAM, est l’un des quelque cent signataires de la pétition Pour une UQAM laïque. « Avec la charte, nous affirmons que quiconque souhaite fréquenter une université québécoise peut afficher les convictions religieuses de son choix et que, par respect pour cette liberté, les professeurs font preuve de neutralité religieuse », déclare-t-il.
« S’opposer à la charte équivaut à s’opposer à ce qui existe déjà presque partout dans nos universités », ajoute de son côté Guy Rocher, professeur de sociologie à l’UdeM. Selon lui, il y a un consensus établi voulant que les professeurs n’aient pas la liberté d’afficher leurs convictions tant politiques que religieuses. « Ce projet ne limite pas la foi religieuse, mais son expression dans le milieu universitaire », dit-il.
David Koussens, professeur titulaire de la Chaire de recherche sur les religions en modernité avancée de l’Université de Sherbrooke, n’est pas d’accord. « Les enseignants ont le droit de partager leurs opinions politiques ou religieuses dans la mesure où ils le font de façon responsable pour ne pas influencer les étudiants, affirme-t-il. L’université doit permettre aux étudiants d’être confrontés à une pluralité de points de vue, afin de mieux former leur propre pensée critique. »
À l’heure actuelle, l’issue de ce débat reste incertaine. Des rumeurs d’élections printanières circulent, ce qui signifie que le projet de loi 60 pourrait mourir au feuilleton. Le Parti québécois ne cache pas son intention d’en faire un enjeu électoral. Le temps permettra-t-il aux partisans et aux adversaires de la charte des valeurs de s’entendre? « J’espère que nous allons trouver une voie de passage et que le bon sens prévaudra sur l’intolérance », conclut M. Breton de l’UdeM.
Si Mme Jaffary n’est pas musulmane, pour elle, ce n’est pas un symbole religieux. Pour qu’un objet soit un symbole religieux, il faut qu’il symbolise (le mot le dit) quelque chose pour la personne qui le porte, que dans le fait de la porter il y ait l’intention de donner un sens à ce geste. Quelqu’un pourrait porter un voile par coquetterie, une croix comme bijou (plusieurs jeunes le font déjà) et, dans ces cas, la loi ne s’appliquerait pas parce que ce ne serait pas des symboles religieux, parce qu’il n’y aurait pas d’intention de manifester une appartenance religieuse. On voit les absurdités que l’application d’une telle loi engendrerait!
Votre article est biaisé car vous laissez très peu de places aux avis en faveur de la charte. Au sein même des universités, les recteurs ne représentent pas l’ensemble des employés et des professeurs.