Ce n’est pas tous les jours qu’on suggère de fermer une université.
Mais c’est l’une des conséquences possibles du rapport sur les inconduites sexuelles dans les Forces armées que l’ancienne juge de la Cour suprême Louise Arbour a déposé en mai dernier. Ce rapport a été demandé par le ministère de la Défense nationale l’an dernier, et ce, dans la foulée d’une série de scandales impliquant des hauts gradés des Forces, dont l’ancien chef d’état-major de la Défense et l’officier responsable des ressources humaines et militaires. Mme Arbour avait pour mandat d’examiner les inconduites sexuelles et le leadership. Deux concepts qui, selon le rapport, sont « évidemment interreliés ».
La recommandation 29 propose de soumettre les Collèges militaires royaux du Canada (CMR) à un examen mené par « un spécialiste externe dans le domaine de l’éducation [pour évaluer] les avantages, les désavantages et les coûts [de] continuer à éduquer les élèves-officiers » aux CMR. L’objectif serait de déterminer si « le CMR Kingston et le CMR Saint-Jean doivent demeurer des établissements pouvant décerner des diplômes universitaires de premier cycle, ou si les candidat.e.s au poste d’officier devraient plutôt obtenir un diplôme de premier cycle dans une université civile par l’entremise du PFOR [Programme de formation des officiers – Force régulière] ». Cette proposition sonnerait le glas pour les collèges militaires dans leur mouture actuelle – une véritable onde de choc dans le milieu canadien de l’éducation militaire.
Mme Arbour justifie sa proposition par la présence d’une culture de masculinité toxique et d’inconduites sexuelles dans ces établissements. Selon elle, les CMR – qui jouent un rôle essentiel dans la formation des dirigeant.e.s des Forces armées – doivent être réformés si l’on veut s’attaquer au problème d’inconduites sexuelles dans l’armée.
Une réponse discrète
Les collèges militaires sont des établissements complexes. Au Canada anglais, on connaît surtout le CMR Kingston, qui forme 1 600 cadet.te.s à temps plein et 1 000 à temps partiel; au Québec, on connaît mieux le Collège militaire royal de Saint-Jean (CMR Saint-Jean), situé à Saint-Jean-sur-Richelieu. Cet établissement francophone a vu le jour dans les années 1950 avant d’être fermé en 1995 pour des raisons budgétaires. Il a depuis été rouvert et prend tranquillement de l’expansion.
Les collèges sont dirigés par un commandant militaire, qui chapeaute un directeur des études et un adjudant-chef, qui encadre les cadet.te.s. Vivant presque tous sur le campus, où la vie est organisée selon un système d’escadres, les cadet.te.s touchent un salaire des Forces armées et sont assujetti.e.s à leur système disciplinaire. Le parcours repose sur quatre piliers : le pilier des études, le pilier militaire, le pilier de la condition physique et le pilier du bilinguisme, ainsi que sur une formation de base visant à développer des compétences en leadership.
Les Forces armées sont par nature une entité circonspecte, et peu de ses membres ont commenté publiquement le rapport Arbour. Affaires universitaires a pu s’entretenir avec le colonel Paul Lockhart, adjudant-chef au CMR Kingston; cependant, on nous a précisé qu’il ne répondrait pas aux questions portant sur le rapport Arbour ou sur les allégations d’inconduites sexuelles. À Ottawa, un porte-parole du ministère de la Défense nationale nous indique que l’examen des recommandations dudit rapport n’en est qu’à ses débuts.
Malgré tout, certaines langues se délient – dont celles de John Cowan, recteur du CMR Kingston de 1999 à 2008 et de l’historien militaire Jack Granatstein, lui-même diplômé du CMR et membre du conseil des gouverneurs à l’époque où l’établissement était dirigé par M. Cowan. Tous deux soutiennent que Mme Arbour ne comprend pas les collèges militaires.
« Elle présume que les universités civiles sont immaculées et complètement exemptes de harcèlement sexuel », soutient M. Granatstein. M. Cowan, quant à lui, explique avoir dû gérer de tels dossiers alors qu’il était vice-recteur de l’Université d’Ottawa et de l’Université Queen’s, avant son arrivée en poste au CMR Kingston. « Personne dans l’équipe de Mme Harbour n’est au courant de ce qui se passe dans les universités civiles », affirme-t-il.
Mme Arbour n’est pas d’accord. « Il suffit de lire le rapport pour constater que je ne blanchis pas les universités civiles, loin de là. La différence importante, c’est qu’on y trouve énormément plus de femmes. » En effet : au Canada, les femmes comptent pour 57 % de la population étudiante au niveau postsecondaire, mais pour seulement 25 % dans les collèges militaires. Et selon elle, plus il y a de femmes, plus les plaintes sont prises au sérieux.
Incidents passés
Ce que personne ne peut remettre en doute, c’est que ce dossier n’est pas nouveau au CMR Kingston. En 2015, un autre rapport sur les inconduites sexuelles rédigé par une ancienne juge de la Cour suprême (Marie Deschamps, cette fois) énumérait les problèmes du CMR Kingston. Ce rapport a alimenté un examen interne que le Collège a publié en 2017. En entrevue sur les ondes de CTV en 2018, l’ex-directeur de la formation des cadet.te.s, le lieutenant-colonel Mark Popov, a affirmé à Mercedes Stephenson que ses supérieurs l’avaient ignoré quand il leur a signalé des comportements inappropriés de la part de cadet.te.s en 2014 et en 2015.
« J’ai interviewé beaucoup de cadettes », indique Mme Arbour. Elles sont pleines d’entrain et d’optimisme en grand groupe, mais « les masques tombent lorsqu’elles sont seules ».
Une situation qui ne surprend pas Kate Armstrong, dont les mémoires The Stone Frigate racontent son passage au sein de la première cohorte féminine admise au Collège, en 1980. Elle y relate des comportements sexuels inappropriés, dont un groupe de cadets de quatrième année qui pariait sur lequel d’entre eux réussirait à coucher avec le plus grand nombre de cadettes de première année qu’il supervisait. Peu après la parution de son livre en 2019, Mme Armstrong a été invitée à donner une conférence sur le leadership au CMR Kingston. Sur place, elle a pu parler seule à seule avec de nombreuses cadettes, et il semblerait bien que rien n’ait changé près de 40 ans plus tard. « C’était les mêmes histoires qu’à mon époque », dit-elle.
De prime abord, la réforme des collèges ne semble pas être une mince affaire, mais le CMR a évolué depuis sa fondation en 1876. D’école anglophone d’ingénierie exclusivement réservée aux hommes militaires, il est passé à établissement bilingue et mixte, présent sur deux campus, et où l’on fait de la recherche universitaire.
Comme l’explique Howard Coombs, professeur d’histoire au CMR, l’établissement a fait l’objet de nombreux examens et de nombreuses refontes. « C’est cyclique, ça revient sur une période de quelques années. Je crois que c’est un exercice très sain. Le CMR est un établissement fédéral; il faut s’assurer qu’il réponde aux attentes de la nation. »
Fermer les deux CMR du Canada serait une grave erreur qui aurait des répercussions négatives sur l’avenir de notre armée.
Bien que la question du harcelèment seuxuel et des aggressions sexuelles soient un grave problème au sein de ces deux institutions, l’on peut croire qu’une éducation et une sensibilisation à cet enjeu pourrait mettre fin à cette culture de masculinité qui y prévaut.
En plus de l’éducation et la sensibilisation, d’autres mesures pourraient, à long terme, aider à l’éradication de cette vieille culture, notamment l’ajout de nouveaux cours sur le genre, la féminité et j’en passe.
Enfin, les deux collèges devraient privilégier l’embauche de professeurs civils et d’employés civils pour tout ce qui n’est pas en rapport avec les matières exclusivement militaires.