Au cours de la vingtaine d’années qu’elle a passée à étudier l’itinérance, Carol Kauppi a été témoin de trois tendances préoccupantes : l’itinérance augmente, elle est plus visible et la population canadienne s’y habitue.
« Les choses ont empiré », dit Mme Kaupi, qui est directrice du Centre de recherche en justice et politique sociales de l’Université Laurentienne. Autrefois, l’itinérance était cachée, les gens la vivaient dans l’ombre, à l’écart du reste de la population, note-t-elle. « Aujourd’hui, les campements, les personnes qui quêtent dans la rue et dans les centres commerciaux, tout ça est bien visible. » Et le public « semble avoir accepté que ça fasse partie de notre réalité sociale. Comment est-ce possible, dans un pays riche comme le nôtre? ».
Il est « plus qu’urgent » de comprendre les racines de l’itinérance, dit-elle. C’est la mission d’On the Move, une étude réalisée en partenariat avec l’Observatoire canadien sur l’itinérance (OCI) de l’Université York. Mme Kauppi y analyse l’itinérance à la lumière des témoignages de 120 personnes itinérantes (dont la moitié sont des personnes autochtones) âgées de 13 à 30 ans et vivant dans le Nord de l’Ontario, soit à Sudbury, Timmins et Cochrane. Ces témoignages alimenteront par la suite Making the Shift, un projet national de grande envergure axé sur la prévention et les solutions.
Si l’étude des répercussions de la pandémie sur l’itinérance en est à ses balbutiements, Mme Kaupi remarque que ce qui revient souvent, c’est la question de l’accès au logement. « Il existe un immense écart entre les salaires ou les prestations gouvernementales » et le coût de la vie, précise-t-elle. « Les gens n’arrivent tout simplement plus à joindre les deux bouts. »
Passer à l’action
Pour s’attaquer au problème de l’itinérance, l’OCI finance 40 projets de recherche axés sur la prévention. Selon son président-directeur général Stephen Gaetz, l’organisme est le plus grand institut de recherche consacré à l’itinérance au pays.
L’OCI définit l’itinérance ainsi : « la situation d’un individu, d’une famille ou d’une collectivité qui n’a pas de logement stable, sécuritaire, permanent et adéquat, ou qui n’a pas de possibilité, les moyens ou la capacité immédiate de s’en procurer un ». Cela comprend le fait de devoir être hébergé temporairement chez quelqu’un, chez un membre de la famille ou encore d’être coincé dans une relation de violence.
« En Amérique du Nord, on a tendance à attendre qu’une personne soit en crise et devienne sans-abri avant de lui venir en aide », déplore M. Gaetz. « On doit lui venir en aide avant qu’elle en arrive là » et qu’elle doive vivre les « conséquences dévastatrices » de l’itinérance sur sa santé et son bien-être.
Mais la prévention passe d’abord par la compréhension. Dans une étude de l’OCI, 40 % des répondants témoignaient avoir été sans-abri pour la première fois avant l’âge de 16 ans, et 58 % avaient reçu des services de la protection de l’enfance. « Et pourtant, le système les oublie », souligne M. Gaetz avant d’indiquer que les stratégies d’intervention sont souvent conçues pour accompagner les personnes qui sont à la fin de l’adolescence ou au début de la vingtaine.
C’est « presque rendu convenu » d’affirmer que le système de la protection de l’enfance crée de futures personnes itinérantes, affirme Mme Kauppi. « Quand les jeunes ne peuvent plus être accompagnés par les services parce qu’ils n’ont plus l’âge, ils se retrouvent laissés à eux-mêmes, mais ce sont encore des adolescents, plaide-t-elle. On ne s’attendrait pas à ce que la plupart des adolescents se débrouillent seuls. »
Eric Weissman est également d’avis que tout ça contribue au nombre « effarant » de personnes itinérantes au pays. Celui qui est ethnographe médiatique et professeur adjoint en sociologie à l’Université du Nouveau-Brunswick a lui-même déjà vécu dans la rue. Il estime qu’environ 110 000 étudiants de niveau postsecondaire partout au Canada vivent une certaine forme d’itinérance. Au Nouveau-Brunswick seulement, au moins 5 000 familles attendent de pouvoir accéder à un logement subventionné.
L’un des projets de recherche de M. Weissman tente de montrer en images la réalité de l’itinérance ainsi que le rôle que joue l’accès au logement dans la vie de ces gens. « On veut essayer de présenter au grand public et au milieu scientifique les meilleures pratiques d’accès au logement », explique-t-il en ajoutant que l’itinérance est une manifestation de notre système et de nos infrastructures en déroute.
Le problème « ne vient pas nécessairement de soucis de santé mentale ou de la dépendance, dit-il. Mais il y a une corrélation majeure entre l’itinérance et les problèmes connexes comme la dépendance, les problèmes de santé mentale, le trouble de stress post-traumatique, les traumatismes et les difficultés de fonctionnement. La société paie pour son manque d’accès au logement. »
Itinérance chez les étudiants : comment leur venir en aide?
Les collèges et les universités sont comme des villes imbriquées dans des villes, dit Kevin Friese, doyen adjoint aux affaires étudiantes à l’Université de l’Alberta. C’est le reflet de ce qui se passe ailleurs au pays. « Comme on le voit dans la société en général, une partie de nos étudiants se retrouve temporairement, ou à plus long terme, en situation d’itinérance », mentionne-t-il.
Il parle d’étudiants qui dorment dans leur voiture, les laboratoires, des salles de classe inoccupées, des cages d’escalier, des vestiaires ou des salles communes sur les campus. Selon lui, notre économie et la pandémie amplifient le problème.
« On a tendance à présumer de facto que parce qu’une personne étudie à l’université, elle a les moyens d’aller à l’université et donc, nécessairement, les moyens de s’alimenter et de se loger, et de payer toutes les autres dépenses de la vie étudiante. Pas nécessairement, affirme-t-il. Certains étudiants se retrouvent à devoir composer avec un changement de vie majeur, et ne savent soudainement plus quand ils mangeront ou bien où ils dormiront. »
L’Université de l’Alberta offre un programme de soutien aux étudiants en situation d’itinérance qui leur donne accès à de l’hébergement à moyen terme, du soutien communautaire, de l’aide alimentaire et des services d’orientation professionnelle. L’objectif est d’aller plus loin que de « simplement offrir un toit », indique M. Friese, et ce, en aidant les étudiants à s’attaquer à la cause de leur précarité, en leur offrant un meilleur soutien et en levant les tabous autour de l’itinérance.
Il espère aussi voir le programme inspirer des initiatives similaires dans d’autres établissements postsecondaires et contribuer aux efforts d’instituts comme l’OCI. « Les études qu’on veut voir sont celles qui nous disent comment on peut s’améliorer, indique M. Gaetz. Comment éviter aux gens de vivre le drame de l’itinérance? »