Il y a quelques semaines, Emploi et Développement social Canada (EDSC) a finalement lancé un appel de propositions pour la création du « laboratoire des compétences futures » dont il était question dans la version préliminaire du rapport de 2017 du Comité consultatif en matière de croissance économique. EDSC compte maintenant financer deux entités : un Centre des Compétences futures et un Conseil des Compétences futures. Le premier financera, analysera et diffusera la recherche sur les compétences, et le second jouera un rôle consultatif. La structure de base de l’initiative a dès le départ essuyé des critiques à deux égards. Le Mowat Centre a souligné à quel point l’exclusion des provinces de la formule et de la structure de gouvernance était contre-productive, car ce sont elles qui, en fin de compte, adoptent des politiques de formation professionnelle et de perfectionnement. Pour sa part, Alex Usher a soulevé d’importantes questions concernant la faisabilité pour le moins discutable du centre qu’EDSC espère financer à la suite de ce concours.
Ces deux questions essentielles devraient susciter une réflexion au sein d’EDSC et du gouvernement fédéral, qui en est ultimement responsable. Imaginons malgré tout qu’elles se règlent comme par magie dans les prochaines semaines. Un investissement de 363 millions de dollars dans une nouvelle organisation axée sur les compétences serait-il justifié?
Pour répondre à cette question, certains souligneront la nécessité d’en savoir plus sur les compétences recherchées par les employeurs et sur la meilleure façon de les enseigner. De ce point de vue, le Centre des Compétences futures répondrait à un besoin véritable qui ne serait pas comblé autrement. Toutefois, il existe déjà des organismes bien établis possédant l’expertise et l’expérience requises pour faire ce genre de choses.
Avec le financement nécessaire, Statistique Canada pourrait facilement réaliser un sondage axé sur les compétences. En fait, dans son rapport de 2009, le Comité consultatif sur le marché du travail envisageait la possibilité pour l’agence de contribuer à améliorer la collecte de données auprès des employeurs et à les rendre accessibles. Le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) pourrait tout aussi bien gérer un programme de subventions axé sur les compétences. Après tout, il a souvent administré des initiatives spéciales concernant des domaines de recherche ou des problèmes précis. Ni Statistique Canada ni le CRSH n’auraient besoin de se doter d’une nouvelle structure organisationnelle, d’embaucher du personnel ou d’instaurer une méthode, car ce type de tâche fait déjà partie de leurs domaines de compétence.
D’autres avanceront que le montant investi n’est pas suffisant pour financer ou mener des travaux de recherche, et que nous devons pouvoir transmettre les résultats sur les compétences aux étudiants, aux employeurs et aux éducateurs. Encore une fois, le CRSH appuie depuis longtemps la mobilisation du savoir par l’intermédiaire de plusieurs instruments de financement dans le cadre du programme Connexion. Les groupes qui se spécialisent dans l’établissement de partenariats multisectoriels, les collaborations de diffusion de la recherche ou la synthèse des données probantes à l’appui des politiques et des pratiques ont accès à des subventions parfois importantes pour atteindre leurs objectifs.
Les institutions actuelles pourraient donc contribuer aux efforts nationaux visant à améliorer les connaissances sur les compétences et, à cette fin, créer des partenariats entre le gouvernement, l’industrie et le milieu de l’enseignement supérieur. Il serait certainement plus efficace de miser sur les entités établies pour financer les projets de tiers et la réalisation de sondages nationaux d’envergure. Malgré tout, certains insisteront sur la nécessité de compter sur une organisation spécialisée qui travaillerait en collaboration avec les secteurs, les provinces et l’industrie.
Il n’est cependant pas nécessaire de financer à la hâte un Centre des Compétences futures qui passera probablement la moitié de son mandat de six ans à apprendre à faire son travail efficacement. Les capacités stratégiques concernant l’établissement des objectifs et de l’orientation politique des investissements pourraient être confiées à un organisme travaillant avec les organisations pertinentes (EDSC, CRSH et Statistique Canada), de préférence avec la participation de l’industrie et des gouvernements provinciaux et territoriaux dès le départ. Le Conseil des Compétences futures aurait pu jouer un rôle moins ornemental, en s’occupant par exemple de la direction stratégique et de la supervision des programmes de financement administrés par le CRSH et Statistique Canada, et même en instaurant des collaborations entre les groupes d’intervenants.
En plus de s’attarder à la « structure » appropriée, il faut se questionner sur sa « raison d’être ». L’idée selon laquelle le gouvernement doit accorder une attention spéciale aux compétences est tenue pour acquise, voire applaudie. Or, le « culte des compétences » est devenu un mode de pensée standard dans le milieu politique. Les compétences y font figure de divinités pour les gouvernements, les employeurs et les éducateurs, qui les considèrent comme un facteur clé pour évaluer l’employabilité et la productivité des travailleurs.
Même si son propos se fonde sur la prévision des besoins économiques et le soutien à la réussite sur le marché du travail, le « culte des compétences » repose fondamentalement sur une vision à très court terme. Il met en lumière les besoins présumés actuels ou à très brève échéance des employeurs, et vise à créer des systèmes subventionnés qui permettront de former rapidement des travailleurs potentiels pouvant répondre à la demande.
Le culte néglige ainsi complètement toute considération à long terme, comme le développement de carrière tout au long de la vie ou la nature de l’éducation postsecondaire. Il ignore le rôle du savoir humain, des connaissances tacites et de l’expertise, et présente les travailleurs comme des automates possédant ou non des compétences particulières. Une telle conception de l’individu mène à la conclusion que les gens ont besoin d’information fiable et prémâchée sur les compétences techniques à acquérir dans un marché du travail capricieux, et c’est ce que le Centre des Compétences futures compte offrir.
Le souci des compétences est un enjeu de formation pertinent sur le marché du travail, et les grandes entreprises sont bien placées pour le gérer par leurs propres moyens, tout comme les associations professionnelles et les chambres de commerce qui rassemblent des sociétés de toutes tailles. En l’absence d’une mobilisation significative de l’industrie pour remédier à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et de données probantes démontrant de véritables lacunes en matière de compétences, ce programme axé sur les « compétences futures » est-il vraiment justifié? Même si l’accès à de nombreux travaux de recherche et à de l’information sur le sujet présente un avantage incontestable, les mêmes objectifs pourraient de toute évidence être atteints en ayant recours à des institutions et à des programmes existants plutôt que de faire appel à une organisation entièrement nouvelle.