Dans cette série de chroniques, je souhaite mettre en scène les réflexions et les interrogations que vivent les étudiants aux cycles supérieurs à leur arrivée sur le marché du travail. Dans celle-ci, permettez-moi de vous présenter une mise en situation qui démontre l’ampleur du dilemme auquel font face de nombreuses personnes au cours de leur carrière.
Tu viens tout juste d’entrer au doctorat. Tu es une jeune femme talentueuse, travaillante, performante, déterminée à gravir les échelons, mais tu veux surtout faire partie de ceux et celles qui arrivent à franchir la ligne d’arrivée.
Tu sais très bien que les prochaines années ne seront pas un long fleuve tranquille. Tout le monde te le répète : le monde universitaire est saturé, les postes se font rares, la compétition est féroce. En prenant ta décision de poursuivre tes études, tu savais déjà tout cela, mais tu as quand même dit oui.
Pendant les quelques années qui suivent, même si tu t’assures d’ajouter d’autres cordes à ton arc et de garder ouvertes toutes les portes qui peuvent s’ouvrir à toi, tu fonces tête baissée vers ton objectif.
Les chiffres diffèrent d’un domaine à l’étude, d’une étude à l’autre, d’une période à l’autre… peu importe. Quand on martèle que seulement 10 pour cent des diplômés au doctorat arrivent à décrocher un poste de professeur menant à la permanence, tu te dis qu’il ne faut pas seulement retenir que 90 pour cent « échouent », mais bien que 10 pour cent d’entre eux « réussissent ». C’est un peu comme les bourses ou les subventions. En travaillant fort et en ayant un bon plan, ça peut être jouable. Tu as toujours réussi à tirer ton épingle du jeu. Pourquoi serait-ce différent pour cette prochaine étape.
On te dit aussi que pour réussir, il faut être mobile. Pas de problème! Après des échanges, une cotutelle, plusieurs participations à des conférences à l’international, l’idée même d’avoir la planète comme terrain de jeu te motive encore plus.
Tu travailles donc fort pour te surpasser et te construire le meilleur CV qu’il t’est possible d’avoir : tu accumules les bourses, les prix, les contrats de recherche, les publications et les expériences associatives.
Tu t’engages en effet de plus en plus dans ton milieu pour mieux comprendre la machine universitaire et les autres volets du professorat. Tu rencontres des gens dévoués et passionnants qui, tantôt dans une direction de programme, un décanat ou un vice-rectorat, travaillent d’arrache-pied à l’amélioration et au développement de la pédagogie, de la recherche et de l’encadrement. Tu côtoies des femmes exceptionnelles… et tu te mets, bien humblement, à rêver qu’un jour, tu pourrais suivre leurs traces.
Les années passent et tu te rapproches de plus en plus du moment fatidique de ta soutenance. Tu auras bientôt trente ans. D’aucuns diront que c’est l’horloge biologique qui sonne. Toi, tu dis plutôt que tu suis à la lettre le plan que tu t’es fixé. Ton conjoint et toi avez décidé d’avoir un enfant. Si tout fonctionne, tu auras un bébé ou une grosse bedaine le jour de ta soutenance. Tu te dis que tu pourras passer les premières années de sa vie plus présente à la maison, à travailler sur un postdoctorat, par exemple. Et si, un jour, tu arrives à décrocher un poste « tenure track », les nuits entrecoupées des premières années seront derrière toi.
Et tout fonctionne. Tu accouches avant d’avoir pu finir tes dernières corrections. Heureusement, grâce au soutien indéfectible de ton conjoint et beaucoup d’aide des nouveaux grands-parents, tu es capable de déposer et de soutenir ta thèse avec succès. Te voilà titulaire d’un doctorat et maman. Tu es prête à te lancer dans l’arène du marché de l’emploi.
Prête? Oui, mais moins que tu ne l’aurais cru. Tes motivations ont changé. Tes idées sont moins claires. Pour la première fois, tu n’es plus certaine de ton plan.
L’arrivée de ton enfant est sans nul doute un des événements les plus heureux de ta vie, mais… il y a un « mais ». Un « mais » qui te fait sentir coupable et que tu oses à peine avouer, même à toi-même. Bien que tu aimes ton enfant de manière inconditionnelle (et peut-être même à cause de cela), il te demande, mentalement et physiquement, tant d’énergie que tu peines à y arriver. Tu comprends alors la justesse de l’adage : « Il faut un village pour élever un enfant. » Sans ton amoureux, ta famille, les amis qui sont autour de toi, tu ne sais ce que tu ferais.
Malgré les doutes, tu envoies des CV par dizaines : emplois temporaires ou permanents, ici ou à l’étranger. Le temps passe. Le stress s’accumule et se transforme petit à petit en angoisse. Tu as peur, mais tu n’es pas certaine de quoi.
Étrangement, tu as peur que le téléphone sonne, qu’on t’offre de passer une entrevue pour un poste à l’autre bout du pays et que tu l’obtiennes. Oui, tu aurais « réussi ». Tu aurais gardé tes repères, mais perdu une grande partie des piliers qui te rendent plus forte. Pour la première fois de ta vie, aller ailleurs ne signifierait pas partir à l’aventure, mais te déraciner, ta famille et toi.
De l’autre côté, tu as tout aussi peur que le téléphone ne sonne pas, que tous tes efforts aient été vains. Certes, obtenir un emploi hors du milieu universitaire dans ta propre ville ou à proximité te permettrait de mieux concilier travail-famille, d’avoir sûrement plus rapidement la stabilité financière dont tu as besoin et surtout de garder tous tes piliers autour de toi. Mais cela voudrait aussi dire perdre une grande partie de tes repères.
Tu dois réviser ton plan et penser aux autres avenues possibles. Des professeurs, des collègues, des amis, avec certainement plus de maladresse que de mauvaise foi, te recommandent de persévérer, de ne pas « abandonner ». Le sentiment de culpabilité s’amplifie…
Ton côté féministe, qui souhaite que de plus en plus de femmes prennent leur place dans la société et brisent le plafond de verre, crie au scandale! Aurais-tu la même réflexion si tu étais un homme? Que fais-tu de tes ambitions?
Tu sais aussi très bien que tu es dans une position privilégiée. Aurais-tu le luxe de te poser toutes ces questions si tu étais une mère monoparentale par exemple?
Après tant d’années de travail et de sacrifices, tu prends un temps d’arrêt pour te poser la question suivante : pourquoi, pour plusieurs dans la communauté universitaire, toi la première —il faut bien que tu l’avoues—, choisir de ne plus vouloir être professeure est-il vu comme un signe d’abandon comme s’il n’existait après le doctorat qu’un seul emploi qui puisse être stimulant et enrichissant (au propre et au figuré, d’ailleurs)?
Plus tu réfléchis à tes rêves et à tes motivations, plus tu te rends compte que toutes les femmes qui t’ont servi de modèles et qui t’ont poussé à persévérer étaient toutes des professeures. En voulant suivre leurs traces, tu ne t’es pas vraiment posé de questions : c’était simplement la voie à suivre.
Or, l’université est un peu comme un théâtre où, bien souvent, seuls les professeurs sont sous le feu des projecteurs. Leurs travaux ne seraient pas possibles sans l’appui et la collaboration de milliers d’autres acteurs de l’ombre, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur de la tour d’ivoire, dans les vice-rectorats, les centres de recherche, les ministères, les industries ou les organismes communautaires.
Ces personnes, tu aurais voulu en rencontrer encore davantage, pour mieux connaître leur parcours, leurs victoires, leurs défis et ainsi, avoir une diversité de modèles et de nouvelles idées de ce que pourraient être tes ambitions et tes buts à atteindre.
Parce qu’avoir une vie professionnelle et personnelle épanouie après le doctorat est non seulement possible, mais devrait toujours être le but à atteindre, peu importe de quel côté des statistiques tu seras.
Cette mise en situation a peut-être été, est ou sera la vôtre, celle de vos étudiantes ou de jeunes femmes autour de vous.
Bien que le Canada soit une société de plus en plus égalitaire et que les mesures d’équité, de diversité et d’inclusion mises en place, notamment pour lever les principaux obstacles à la réussite des femmes dans l’écosystème de la recherche, commencent à porter fruit, il reste beaucoup à faire.
Briser le tabou n’en est que le premier pas.