Commanditée par la Fédération des sciences humaines, cette série d’articles met en lumière d’éminents chercheurs qui présentent leurs bonnes idées pour un monde meilleur. Nous nous entretenons ce mois-ci avec Marie-Odile Junker, professeure de linguistique à l’Université Carleton.
Comment décririez-vous « la grande idée » à la base de vos recherches?
Mes travaux de recherche reposent sur le sentiment que les peuples autochtones ont été victimes d’une grande injustice et sur une envie de contribuer à la réparer. Il y a un risque réel de voir disparaître des langues riches, qui composent une partie du patrimoine culturel de l’humanité. Or, placée face à des langues menacées de disparition, une linguiste ne peut faire autrement que de se sentir interpellée. Elle a un peu le même rôle qu’un biologiste devant la diminution de la biodiversité ou un climatologue s’inquiétant des changements climatiques. Il s’agit de documenter ce qui existe, de tenter de le préserver, mais aussi de le revitaliser, notamment en créant des outils avantageux pour les communautés autochtones.
L’une de vos innovations majeures est l’introduction de la recherche « particip-action » dans le domaine de la linguistique. Parlez-nous de votre méthode.
Cette approche, surtout employée en psychologie et en développement international, vise à inclure comme acteurs de la recherche les gens qui en bénéficieront, et sur qui elle porte. Autrement dit, les gens, dans mon cas les Autochtones, ne sont pas limités au rôle d’objets d’études ou de sources de données. Ils participent à la réalisation des projets et bénéficient de leurs résultats. Je n’avais aucun modèle pour faire ça en linguistique. Comment s’assurer qu’une intervention dans une communauté, amorcée sur la base d’un questionnement aussi théorique que « comment se fait la quantification dans la langue crie? », ait un effet positif sur les Autochtones y prenant part?
Avec le temps, j’ai beaucoup intégré de collaborateurs autochtones dans l’élaboration et la réalisation des projets. Par exemple, en 1995, lorsque la Commission scolaire crie a fait du cri la langue d’enseignement de la première à la troisième année du primaire, il fallait créer des outils pour les enseignants. J’ai collaboré avec les Autochtones qui développaient le programme pour élaborer, par exemple, une grammaire en ligne ou encore une banque de données des histoires orales. La communauté crie s’y est fortement engagée. Nous avons recueilli plus de 550 versions d’histoires orales. Le projet est dorénavant géré par les Cris. Un peu plus tard, nous avons été approchés par les Innus. Ils souhaitaient réaliser un projet semblable.
Les technologies de l’information et des communications (TIC) occupent une grande place dans vos travaux. La survie des langues autochtones passe-t-elle par ces technologies?
Au début des années 2000, il est devenu rapidement clair que le gouvernement fédéral brancherait Internet dans le Nord, où se trouve une grande partie des communautés autochtones. Je me suis alors demandé comment les TIC pourraient contribuer à la préservation et à la revitalisation des langues autochtones. Il y avait notamment un grand besoin de ressources pour les enseignants, que j’avais déjà constaté en 1992 en suivant moi-même des cours d’Ojibwé. Des visites à différentes communautés m’ont aussi fait remarquer que plusieurs ignoraient les liens de parenté entre leur langue et d’autres langues algonquiennes. De là est né l’Atlas des langues algonquiennes, un projet dont l’idée a germé lors de conversations avec deux femmes cries.
Après plusieurs années, je constate un fort engouement pour ces outils. Par exemple, jusqu’à maintenant en 2016, il y a eu plus de 75 000 mots innus cherchés dans notre dictionnaire en ligne consacré à cette langue. Les applications mobiles de conversation ont été beaucoup téléchargées. Ces outils peuvent servir les chercheurs universitaires, mais sont utilisés par les communautés autochtones elles-mêmes. Ils jouent ainsi leur double rôle de préservation et de revitalisation des langues autochtones.
Quel a été l’impact de vos recherches sur l’approche des langues autochtones dans le champ universitaire?
Sur le plan purement linguistique, j’ai fait ressortir le fait que les langues algonquiennes sont polysynthétiques, c’est-à-dire que leurs mots sont longs et peuvent même correspondre à des phrases entières dans notre langue. Autre différence : en français et en anglais, nous nommons les choses. Nos dictionnaires sont composés en grande partie de noms et d’adjectifs. Les langues algonquiennes, elles, ne comprennent pas d’adjectifs et se composent jusqu’à 80 pour cent de verbes. Les dictionnaires que nous avons développés évitent de simplement plaquer le français et l’anglais sur les langues autochtones, car ces divergences reflètent un regard sur le monde différent du nôtre. Nous nommons, divisions, classifions, fixons, alors que les langues algonquiennes sont plus axées sur les processus, les changements, et sont moins statiques.
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