Une récente étude provenant de l’Université d’Ottawa proclame la viabilité économique des diplômes en arts libéraux. D’après cette étude, huit ans après l’obtention de son diplôme, un diplômé en sciences sociales gagne en moyenne un peu plus de 60 000 $ par année, contre un peu moins pour un diplômé en sciences humaines.
Les défenseurs des arts libéraux ont bien sûr accueilli cette étude avec enthousiasme, y voyant la preuve empirique de la valeur d’un diplôme en philosophie ou en sociologie. Pour beaucoup d’entre nous, ces chiffres sont une bonne nouvelle à l’heure où les gouvernements, et même les administrateurs universitaires, exigent souvent des disciplines rattachées aux arts libéraux qu’elles justifient leur existence en termes économiques. Les candidats aux études universitaires, anxieux, le réclament aussi, tout comme leurs parents, sceptiques, qui veulent être certains que leur investissement dans les études universitaires de leur enfant sera « rentable ».
Si l’étude précitée est toute récente, les arguments avancés pour défendre les arts libéraux ne le sont pas. Et ils finissent par se lasser. Ces arguments se répètent tous les deux ou trois mois dans les éditoriaux des journaux ou des magazines. Les éditorialistes exposent d’abord des statistiques « étonnantes » prouvant que les diplômés en arts libéraux gagnent bien leur vie. Puis, presque immanquablement, ils citent une enquête récente auprès de hauts dirigeants qui affirment que le sens critique et la capacité à résoudre les problèmes figurent parmi les qualités qu’ils recherchent chez les candidats à l’embauche. Parfois même, ils citent les propos du président-directeur général d’une grande entreprise de technologie évoquant les contributions apportées à la Silicon Valley par les diplômés en anthropologie.
Les arguments de ce type posent plusieurs problèmes. Premièrement, si ces arguments portaient vraiment, nous qui œuvrons dans le domaine des arts libéraux ne serions pas contraints de les ressortir tous les six mois. Deuxièmement, ces arguments sont déloyaux : si l’on considère que la valeur d’un diplôme tient à sa rentabilité économique, un diplôme en informatique ou en génie est de loin préférable à un diplôme en arts libéraux. Enfin et surtout, en ne cessant de répéter que les diplômés en arts libéraux « s’en tirent plutôt bien » une fois leur diplôme obtenu, nous reconnaissons implicitement que la valeur de l’éducation tient au gain économique qu’elle génère.
une bonne éducation ne consiste pas qu’en une formation qui mène à l’emploi
L’argument en faveur des arts libéraux, ce n’est pas que les titulaires d’un diplôme en arts libéraux obtiennent des emplois respectables, mais c’est de souligner que la réussite des gens est mesurée uniquement par leur productivité économique, ce qui dénote d’un climat politique malsain.
D’après moi, ceux d’entre nous qui se soucient de l’avenir des arts libéraux doivent commencer à forger des arguments plus puissants et honnêtes pour en défendre les disciplines. Un rajustement du discours s’impose : une bonne éducation ne consiste pas qu’en une formation qui mène à l’emploi. Et tout n’a pas forcément une valeur monétaire.
Le fait que nous nous trouvions dans la position absurde de devoir justifier par des arguments économiques l’étude du génocide au Rwanda ou les romans de Jane Austen dénote une véritable myopie culturelle : actuellement, la réussite sur le plan politique ou culturel n’est évaluée qu’en fonction de sa contribution à la croissance des emplois. Il faut que ça change. Nous devons affirmer davantage la contribution essentielle des arts libéraux à une société saine.
Le fait que certains citoyens aient passé du temps à étudier l’histoire et les buts de nos institutions politiques rend-il nos sociétés meilleures, ou pires? Le fait que certains citoyens parlent plusieurs langues et connaissent d’autres cultures est-il pour nous un plus ou un moins? La bonne compréhension des religions du monde est-elle un atout pour nos sociétés, ou le contraire? Les avantages d’une formation en arts libéraux sont incontestables, même s’ils sont impossibles à chiffrer.
Les arts libéraux contribuent au bien public
Il suffit de songer à certains des problèmes qui ont récemment fait la une de l’actualité : la crise des réfugiés syriens, la troublante ascension de Donald Trump, ou encore le scandale des femmes autochtones disparues et assassinées au Canada. Avec tout le respect que je dois à mes collègues des autres disciplines, j’affirme qu’aucun de ces problèmes ne saurait être résolu par des investissements majeurs au profit de la recherche en science, technologie, génie et mathématiques. La science et le génie ont certes des rôles précis à jouer au sein de nos collectivités, mais les arts libéraux aussi.
Les arts libéraux contribuent au bien public. Ils sont à l’origine du mouvement pour les droits civiques, du féminisme, et du mariage pour tous. Nous ne devons pas pour autant prétendre qu’aucun des progrès sociaux et politiques accomplis par l’humanité n’aurait été possible sans les concepts initialement débattus et testés dans le cadre des études en arts libéraux.
Et, bien sûr, loin de moi l’idée de sous-estimer l’importance pour chacun de gagner sa vie. Le désir d’obtenir un emploi pour nourrir sa famille justifie tout à fait la poursuite d’études postsecondaires. Je ne prétends nullement que les jeunes doivent étudier Aristote et Nietzsche « pour le simple plaisir d’apprendre », en faisant fi de toute contrainte matérielle.
Comme la plupart des universitaires, je conseille mes étudiants sur leurs choix de carrière, rédige pour eux des lettres de recommandation et me réjouis de leurs succès professionnels au terme de leurs études. J’estime toutefois que nous devons remettre en question la primauté de la productivité en tant que critère d’évaluation de la valeur de l’éducation. Ceux d’entre nous qui ont consacré des années à étudier la poésie canadienne ou la philosophie médiévale le savent bien : ce qu’apportent les arts libéraux – connaissance de soi, littératie politique, perspective historique – n’a tout simplement pas de prix.
Andrew Moore est le directeur du programme Great Books à l’Université St. Thomas.