C’est facile de glisser les mots « décolonisation », « justice », « équité », « diversité », « inclusion » et « accessibilité » sur un site Web, dans un énoncé de mission ou dans une conversation. La difficulté, c’est de verbaliser le sens qu’ils revêtent pour nous, individuellement et collectivement.
Lorsque je suis devenue gestionnaire d’un département d’enseignement coopératif (coop) et d’apprentissage intégré au travail (AIT) desservant 5 000 étudiant.e.s de tous les cycles, j’ai dû me questionner sur la position à prendre et les actions à entreprendre à l’égard de ce qu’on appelait alors l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI). Ces questionnements venaient de moi, mais aussi de mon équipe, qui souhaitait une direction claire en la matière. En tant que femme appartenant à une minorité visible, j’ai été confrontée aux enjeux d’équité et d’inclusion avant qu’ils ne deviennent des mots à la mode. Toutefois, pendant la plus grande partie de ma carrière, je n’osais pas les aborder au travail. Mais une fois à la tête d’une unité vaste et diversifiée, je ne pouvais plus éviter le sujet en compartimentant vie professionnelle et identité. Outre mon propre inconfort, c’est l’hétérogénéité de mon équipe sur les plans ethnique, de genre, générationnel, éducationnel, observationnel et politique qui m’a portée à la réflexion. Naturellement, le bagage de connaissances et d’expériences personnelles de mes collègues influe sur leur façon de voir les situations délicates, de les analyser et d’y réagir.
Quiconque m’ayant déjà entendu parler de décolonisation, de justice, d’équité, de diversité, d’inclusion ou d’accessibilité (D-JEDIA) sait que l’idée même qu’une personne de l’établissement puisse douter de notre volonté de mettre de l’avant l’approche D-JEDIA ou, encore pire, se sente lésée m’insupporte au plus haut point. Pour éviter ce genre de situation, j’ai voulu prêcher par l’exemple en introduisant l’approche D-JEDIA au sein de mon équipe en misant sur l’ouverture, les questionnements, l’apprentissage et la prise de conscience de nos préjugés, angles morts et caractéristiques uniques. Comme le cœur de toute équipe est les membres qui la constituent, il est essentiel de comprendre ce qu’il y a dans leur cœur et de le garder en tête lors de nos interactions.
Je suis une femme noire ayant œuvré dans divers secteurs et pays : je sais ce que veut dire de faire partie d’une minorité visible au sein d’un groupe hétérogène. Lorsque j’étais coordonnatrice de programme, je tirais parti de mon expérience personnelle pour mieux accompagner les personnes qui s’identifient comme femmes et/ou personnes de couleur dans leur parcours coop ou AIT, ce qui me semblait d’autant plus important considérant la prédominance blanche et masculine des programmes d’études dont je m’occupais. J’appliquais alors l’approche D-JEDIA, en essayant de mettre à l’avant-plan l’humain plutôt que les fonctions. Mon jugement, mon discernement et mon désir d’agir ne m’ont pas été imposés; je les ai acquis par mon expérience de vie – l’une des formes de connaissance les plus fondamentales. Mais ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir puiser dans ses expériences personnelles pour trouver l’impulsion de défendre les étudiant.e.s de groupes sous-représentés. En effet, les personnes dont le vécu s’inscrit dans la culture dominante, qui ne vivent donc pas de discrimination ou d’exclusion, ne savent pas d’emblée quand et comment se porter à la défense des autres. Ce n’est pas une critique, mais un plaidoyer pour la reconnaissance de ses propres privilèges, un élément nécessaire pour faire preuve d’empathie.
La plupart des gens ont des privilèges. Ce qu’il faut, c’est saisir le rôle et le pouvoir que nous avons dans chaque situation. Mon intersectionnalité me permet d’être alerte sur certains enjeux. En revanche, le fait de ne pas vivre avec un handicap visible et d’être neurotypique, par exemple, est un privilège que j’ai et qui crée certainement des angles morts dans ma pratique de l’inclusion. Nous avons donc d’abord le devoir d’apprendre à nous connaître et de confronter nos idées préconçues, puis de déconstruire et reconstruire certains schèmes de pensée, de nous informer sur différents enjeux, de s’y sensibiliser et éventuellement de passer à l’action. À mon avis, c’est un travail qui doit être fait avant même de mettre en place des processus et de scander de grandes affirmations sur les enjeux D-JEDIA. Sans cette introspection en amont, ce ne sont que des mots vides.
Mettre les principes D-JEDIA au centre de l’enseignement coopératif et de l’apprentissage intégré au travail s’est fait en gardant les personnes en tête, et non les règles, comme l’explique Angela Campbell dans son article de 2021 sur l’équité en milieu universitaire canadien, Equity education initiatives within Canadian universities: promise and limits. Notre approche s’articule autour de deux piliers : une composante globale à l’échelle du département, qui vise à établir un langage commun, et une composante spécifique, qui tire parti de l’expertise de chacun.e pour l’apprentissage et la découverte de soi. Notre première incursion dans les principes EDI a été collective. En effet, la direction et le vice-rectorat de l’époque ont demandé au personnel d’énoncer notre mission et nos objectifs et d’y inclure un objectif lié au respect de la diversité et à l’engagement à s’informer sur les enjeux EDI dans une optique de croissance personnelle. Cet exercice a jeté les bases du travail qui a suivi.
Par la suite, des membres du personnel ont rassemblé des ressources sur les enjeux D-JEDIA comme la trousse de l’organisme Enseignement coopératif et apprentissage intégré au travail (ECAIT) intitulée Advancing Justice, Equity, Diversity and Inclusion in Work-Integrated Learning: A Toolkit for Employers and Community Partners. Puis, nous avons formé un comité permanent sur la décolonisation, l’équité, la diversité et l’inclusion (D-EDI) chargé de réfléchir à notre objectif en la matière. Par prudence, nous avons confié à ce comité le mandat de mettre l’humain au centre de l’approche D-EDI et de trouver des ressources et des ateliers favorisant l’introspection sur les plans personnel et professionnel ainsi que l’exploration de nos idées préconçues. Nous avons sollicité l’expertise d’autres services de notre université intéressés par ces enjeux, notamment le Bureau de l’équité, le Centre pour l’enseignement et l’apprentissage et son carrefour sur la décolonisation, le Bureau des droits et des obligations, le Service d’intégration des étudiants en situation de handicap et les services de counselling et de consultation psychologique. Au fil du temps, cette démarche a favorisé, individuellement et collectivement, l’apprentissage, la remise en question et la discussion au sein du personnel.
La mise en commun de nos découvertes individuelles afin de déterminer l’approche que nous souhaitons adopter collectivement serait la prochaine étape naturelle de ce travail. Nous pourrons ainsi redonner un sens aux concepts de décolonisation, de justice, d’équité, de diversité d’inclusion et d’accessibilité et nous assurer que notre approche est humaine avant tout.
Dans le contexte de l’enseignement coopératif et de l’apprentissage intégré au travail, favoriser les interactions qui tiennent compte des besoins précis des étudiant.e.s, des employeurs et employeuses ainsi que des partenaires dans une perspective D-JEDIA n’est pas une mince affaire. La façon d’aborder ces enjeux est différente pour chaque membre de la direction – et chaque personne –, car elle se base sur l’expérience, les peurs et les idées préconçues de chacun.e; le reconnaître et faire preuve de transparence à cet égard est crucial. Placer les gens au cœur notre approche teinte nos interactions d’une considération humaine. Ainsi, la responsabilité d’aborder ces enjeux repose sur l’individu.
Je nous encourage tous et toutes, et particulièrement la direction du département, à nous remettre en question, à explorer les raisonnements derrière notre conception du monde et à nous pencher sur la façon dont ils affectent notre vision de la décolonisation, de la justice, de l’équité, de la diversité, de l’inclusion et de l’accessibilité. Au lieu de s’en tenir à de grandes déclarations et à des politiques qui viennent d’en haut, faisons de l’apprentissage individuel un vecteur de changement. Nous nous devons de reconnaître l’incidence qu’a la direction sur les parties prenantes internes comme le personnel, ainsi que l’impact des pratiques organisationnelles sur les parties prenantes externes comme les étudiant.e.s, les employeurs et employeuses ainsi que les partenaires.
Sara Baptiste-Brown est gestionnaire à l’Institut d’enseignement coopératif de l’Université Concordia.
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