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À mon avis

La face cachée du texte argumentatif

L’essai argumentatif (l’exemple par excellence du discours argumentatif) sert peut-être davantage à évaluer la capacité à rationaliser que l’esprit critique.

par JAMES SOUTHWORTH | 11 SEP 20

Lorsque j’étais étudiant en philosophie, je choisissais souvent les sujets de mes textes, qu’il s’agisse de l’éthique alimentaire ou de la nature de la conscience, en fonction de mes convictions profondes. Ma position étant déjà confirmée, mon processus de recherche n’était qu’un moyen de parvenir à une fin. Au moment de rédiger, j’ordonnais mes arguments aussi clairement que possible pour aider le lecteur à comprendre ce que je savais depuis longtemps. Bien sûr, j’indiquais des contre-arguments. Après tout, mes professeurs voulaient vérifier si j’étais posé, réfléchi et ouvert d’esprit.

D’éminents chercheurs en pensée critique, notamment Robert Ennis et Richard Paul, conviennent que l’ouverture d’esprit constitue un aspect important de la pensée critique. Une personne réfractaire aux autres points de vue se prive des données permettant un raisonnement analytique. Ainsi, il est difficile d’imaginer une personne qui manque d’ouverture faire preuve d’un bon esprit critique. Pourtant, de nombreux professeurs (toutes disciplines confondues) considèrent le texte argumentatif, en particulier l’essai argumentatif, comme le type d’évaluation par excellence. Beaucoup estiment que les étudiants qui rédigent des essais argumentatifs efficaces font preuve d’un large éventail de capacités d’analyse critique, y compris l’ouverture d’esprit. Pour ce faire, les étudiants effectuent une recherche documentaire objective et interprètent les travaux d’autrui en toute impartialité. Toutefois, les étudiants peuvent-ils faire une recherche impartiale s’ils manifestent a priori des convictions à l’égard d’un sujet?

Dans un article intitulé « How argumentative writing stifles open-mindedness » (comment le discours argumentatif entrave l’ouverture d’esprit) publié récemment dans la revue Arts and Humanities in Higher Education, je soutiens que les textes argumentatifs n’amènent pas les étudiants à remettre en question leurs principaux biais cognitifs lorsqu’ils abordent des thèmes moraux, politiques et sociaux. Au lieu d’inciter les étudiants à rechercher la vérité, ces textes les confortent dans leurs convictions. La remise en question, voire le renversement, des convictions d’une personne peut s’avérer une expérience difficile sur le plan psychologique qui peut transformer sa manière d’être dans le monde. Dotés d’aucun mécanisme de remise en question des biais cognitifs, notamment le biais de confirmation (c’est-à-dire la recherche partiale d’information) et le raisonnement motivé (c’est-à-dire l’interprétation partiale d’information), les textes argumentatifs permettent aux étudiants d’opter pour la facilité.

De nombreuses recherches empiriques ont démontré le biais de confirmation, le raisonnement motivé et d’autres préjugés connexes qui constituent un défi de taille en termes de rédaction de textes argumentatifs. Par exemple, l’essai argumentatif sert peut-être davantage à évaluer la capacité à rationaliser que l’esprit critique, c’est-à-dire que nous évaluons peut-être la capacité des étudiants à défendre un point de vue auquel ils adhèrent a priori. Il est vrai qu’il faut une certaine habileté pour rationaliser, mais il n’est pas nécessaire d’apprendre. Il n’y a pas de croissance, pas de remise en question des idées. Lorsque j’étais étudiant, j’obtenais de bonnes notes pour mes essais argumentatifs (je respectais tous les critères établis), mais je n’étais aucunement ouvert d’esprit. En fait, les essais argumentatifs ont peut-être jeté de l’huile sur le feu; non seulement m’ont-ils fait maintenir mes convictions antérieures, mais ils les ont renforcées.

Si les textes argumentatifs entravent l’ouverture d’esprit des étudiants et contribuent à la polarisation des convictions, nous avons besoin d’un nouveau type de texte pour évaluer cette compétence fondamentale. Pour combler ce besoin, je propose l’exposé de complexité. L’auteur d’un exposé de complexité n’essaie pas de convaincre le lecteur d’une opinion quelconque. Il tente plutôt de convaincre le lecteur que la question abordée est complexe et difficile à résoudre. Un des principaux objectifs d’un exposé de complexité est de présenter le mieux possible des points de vue divergents. Pour réaliser cette tâche, il faut effectuer une recherche documentaire complète en trouvant des personnes qui défendent chacun des points de vue. De plus, pour expliquer le mieux possible différents points de vue, il faut interpréter les données avec attention et impartialité.

Puisque l’objectif est de démontrer que le problème est complexe, le lecteur ne devrait pas être en mesure de déterminer l’opinion de l’auteur sur la question. Grâce à cette structure, même les étudiants ayant des convictions profondes sur le sujet seraient encouragés à comprendre les points de vue divergents. Idéalement, la recherche permettrait de semer un doute dans l’esprit des étudiants. Il s’agit d’une démarche exemplaire puisque le doute maintient à l’écart les idées préconçues.

Que l’exposé de complexité soit la solution ou non, le discours argumentatif a un inconvénient. Il entrave l’ouverture d’esprit. À une époque où les enjeux moraux, politiques et sociaux deviennent de plus en plus polarisés, le renforcement de l’ouverture d’esprit des étudiants devrait représenter une priorité pour les professeurs.

James Southworth est conseiller en rédaction à l’Université Wilfrid Laurier.

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