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À mon avis

Les conférences de presse télévisées et la construction sociale de la réalité

Outre le bilan quotidien de l’évolution de la COVID-19, les points de presse des autorités permettent un accès rare aux politiciens et au travail des journalistes.

par YVES LABERGE | 27 MAI 20

Chacun reçoit lors de ces bilans quotidiens beaucoup de données sur l’état de santé de la population en général. Le public est informé des directives gouvernementales, des statistiques officielles, des témoignages, des avis d’experts, il y a également des annonces sur les stratégies ministérielles et les scénarios possibles, en fonction de l’évolution de la crise actuelle de COVID-19. Comme le disait autrefois un célèbre président français, l’État ne peut pas prédire le futur, mais il peut certainement planifier l’avenir. C’est pourquoi il faut élaborer différents scénarios selon les éventualités les plus diverses et les plus imprévisibles, bien que la plupart de ces hypothèses ne se réaliseront jamais. Il faut se préparer au pire et en même temps espérer le meilleur ; encourager tout en restant prudent.

Chaque crise bouleverse nos habitudes et celle de la COVID-19 n’y fait pas exception. À l’ère de l’instantanéité, nous pouvons suivre l’évolution des événements en direct. Un peu comme une messe quotidienne, les conférences de presse des différents paliers de gouvernement fournissent une foule de données sur la gestion de la crise et chaque gouvernement a son approche, sa mise en scène et ses porte-paroles.

En temps normal, les conférences de presse sont fréquentes. Or, il est inhabituel que celles-ci soient quotidiennes, qu’elles soient télédiffusées en direct tout en étant accessibles à tous et non au cercle restreint des journalistes présents sur place. Depuis quelques semaines, ce sont nos dirigeants qui nous informent sans filtre et s’adressent directement — et longuement — à nous. En temps normal, les comptes rendus des journalistes ont l’habitude de citer ou de transmettre un court extrait, une phrase plus percutante, une formule bien ficelée (un « one liner », dans le langage du métier) que l’on retiendra plus facilement pour sa concision. Le reste de l’exposé des élus sera habituellement résumé, synthétisé et abrégé afin de transmettre l’essentiel des propos d’une conférence de presse condensés dans un reportage (ou un article) de moins de cinq minutes.

Comme ces conférences de presse sont maintenant télédiffusées dans leur intégralité et sur la majorité des grands réseaux, celles-ci permettent aux observateurs et aux chercheurs s’intéressant à la communication politique de suivre au jour le jour le travail des journalistes couvrant le dossier. En prenant connaissance de leurs articles, analyses et reportages, n’importe qui est désormais à même de vérifier l’acuité de leurs observations et les limites de leurs interprétations. Qu’ont-ils retenu? Qu’ont-ils négligé? Avons-nous un juste portrait de la situation?

Il ne s’agit pas ici de dénigrer le travail des journalistes, mais bien de comprendre que le processus journalistique actuel comporte inévitablement son lot de subjectivité et comprendre comment ce processus s’effectue. Cet exercice, fondamental et souvent révélateur, est pratiqué par les universitaires depuis des décennies. Sociologues, politologues, journalistes et communicateurs se penchent depuis longtemps sur le rôle des médias en temps de crise.

De nos jours, c’est davantage le travail des journalistes qu’on étudie plutôt que le fonctionnement de la machine médiatique dans son ensemble. Notre conception des médias ne devrait pas se réduire à l’observation passive d’une machine imprévisible ou implacable; les médias, ce sont en fait des journalistes, hommes et femmes, expérimentés ou non, qui travaillent ensemble, tout en étant, pour la plupart, en concurrence entre eux. Ils ont tantôt de bonnes journées, tantôt de mauvaises journées, comme tout le monde.

Que nous révélerait une comparaison entre ce qui a été déclaré publiquement par un élu et ce qui est par la suite diffusé dans un reportage? Comparer l’information à la source, brute et substantielle, d’une part, et d’autre part les faits rapportés par les journalistes? On sait que les journalistes synthétisent, abrègent, reformulent, contextualisent et critiquent les déclarations des politiciens; mais en ces temps exceptionnels, les conférences de presse quotidiennes offrent au commun des mortels une rare occasion d’être en contact direct avec la source (le premier ministre, les ministres et autres experts), sans filtre et sans intermédiaire. Dans les circonstances actuelles, tout le monde peut donc comparer ce qui a été dit et ce qui en découle, afin de départager ce qui aura été négligé et ce qui aura été retenu dans les médias.

En procédant à cet exercice, on serait à même de constater les variantes — et parfois la dramatisation — apportées par certains journalistes pour créer une « histoire » avec un début, un milieu et une fin, à partir des faits exposés, afin de transformer une série de données brutes en un récit vivant, tout en étant informatif. Dans certains reportages, on y retrouvera parfois une dramatisation, une menace, les héros/héroïnes, mais aussi des coupables, des victimes, des arbitres et des acteurs invisibles. Or, tous ces éléments de la narration auront été ajoutés — ou du moins mis en évidence — dans les discours journalistiques; ils n’étaient pas explicitement présents dans les déclarations officielles de nos dirigeants; c’est dans le processus des échanges, de questions et de réponses, que s’amorce cette mise en récit de l’information officielle qui transforme les chiffres et les statistiques en de petites histoires plus ou moins conformes. Car les gens — dit-on — ont besoin d’histoires extraordinaires, édifiantes et terrifiantes. Nous vivons dans un monde fait d’histoires, qui fonctionne au moyen de récits qui seront racontés et répétés à l’envi.

Sur le plan théorique, les travaux classiques sur « la société comme réalité subjective » de Peter Berger et Thomas Luckmann montrent les assises philosophiques et sociologiques de ces phénomènes, que l’on peut vérifier chaque jour durant cette période de crise: « Comme la société existe à la fois en tant que réalité objective et subjective, toute compréhension théorique adéquate de sa nature doit impliquer ces deux aspects ». On peut donc constater le décalage entre l’état de la situation tel que décrit quotidiennement par le pouvoir et par ailleurs, la perception que véhiculent ensuite les médias à partir de ces mêmes faits, reconstruits et retransmis plus ou moins imparfaitement dans des formations condensées et dramatisées.

Détenteur d’un doctorat en sociologie et d’un post-doctorat en communication politique, Yves Laberge est sociologue à l’Université d’Ottawa. Il est aussi membre chercheur régulier du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ÉRE – UQAM) et membre du comité scientifique de sept revues universitaires, dont la revue Éducation relative à l’environnement.

COMMENTAIRES
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  1. Pierre Cossette / 29 mai 2020 à 11:17

    Excellent texte, bien à propos…

    L’objectivité des journalistes n’existe pas, parce qu’elle ne peut pas exister. Ni celle d’ailleurs de n’importe qui à l’écoute des conférences de presse… Chacun écoute ce qu’il entend ou observe ce qu’il voit en toute bonne foi, mais il le fait inévitablement à partir de ses propres schèmes de référence façonnés par ses intérêts, sa formation, ses valeurs, ses convictions, ses expériences passées, etc. Comme tous les êtres humains, les journalistes construisent des récits différents à partir des mêmes événements dont ils sont témoins ou acteurs, ce qui les expose parfois à l’erreur, mais sans qu’on ne puisse à peu près jamais taxer leurs propos de « vérités » ou de « mensonges ».

    Bravo encore une fois, M. Laberge, pour ce texte de sensibilisation très pertinent. Il faudra récidiver…

    Pierre Cossette