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À mon avis

Les entreprises canadiennes ont besoin de titulaires de doctorat en sciences sociales

Peu de directeurs de recherche conseillent à leurs étudiants au doctorat en sciences sociales de trouver un emploi dans le secteur privé. Les choses doivent changer.

par SAM LADNER | 04 AVRIL 11

Aujourd’hui, ces étudiants ont tout intérêt à envisager un emploi dans ce secteur, pour des raisons aussi bien pratiques que morales.

Côté pratique, l’argument est simple : les emplois en milieu universitaire sont rares. Moins de 35 pour cent des titulaires de doctorat canadiens y décrochent un poste menant à la permanence. Les autres peuvent néanmoins obtenir un emploi stable et intéressant dans le secteur privé. La chose est particulièrement vraie pour les spécialistes en sciences sociales. Après tout, Businessweek parle de la capacité de recherche en sciences sociales comme de la « nouvelle compétence », tandis que Gartner Research qualifie les spécialistes en sciences sociales de « prochaine tendance dans les entreprises ».

Les spécialistes en sciences sociales doivent s’intéresser davantage à l’étude des entreprises, sur lesquelles repose une très grande partie de la vie sociale. La population travaille en entreprise, y achète des biens et services et entretient même un lien affectif avec ces biens. Comme le souligne Viviana Zelizer, sociologue de l’économie, les interactions sociales et les transactions commerciales se recoupent souvent. On a tort de considérer les universités comme un milieu de recherche « plus pur » que les autres, insensible aux intérêts des entreprises.

Un argument moral plaide également en faveur d’une carrière dans le secteur privé : les dirigeants d’entreprise ont réellement besoin d’apprendre directement ce que le milieu des sciences sociales leur reproche. Ils ont trop rarement l’occasion de voir leurs stratégies de marketing analysées sous l’angle sociologique. Je songe, par exemple, à ce dirigeant du domaine de la fabrication automobile qui m’a soumis un projet de campagne publicitaire visant exclusivement les consommateurs masculins. Ou encore à ce dirigeant d’une entreprise informatique qui a déclaré, à Toronto, que les « consommateurs » souhaitaient désormais des ordinateurs roses, et non plus beiges comme avant. Ces dirigeants ont besoin du point de vue des spécialistes en sciences sociales sur la sexospécificité, ne serait‑ce que pour apprendre à respecter les consommatrices.

Les dirigeants d’entreprise doivent faire face directement aux questions morales qui émergent des études sociologiques. Prenons l’exemple de Wal‑Mart. L’entreprise, très critiquée par les universitaires au sujet de ses pratiques d’embauche, compte pourtant sur les conseils de très peu de spécialistes en sciences sociales. Or, moins ces spécialistes connaissent les pratiques commerciales quotidiennes des entreprises, moins ils sont en mesure de mener des recherches éclairées sur ces pratiques.

L’argument le plus répandu contre les emplois dans le secteur privé : les spécialistes en sciences sociales rémunérés par l’objet même de leurs recherches risquent d’avoir du mal à exposer franchement leurs conclusions aux dirigeants des entreprises concernées. Les spécialistes qui vivent de la prestation de conseils aux entreprises risquent de perdre leurs clients si ce qu’ils exposent leur déplaît. Ils peuvent toutefois se prémunir contre l’influence indue de leurs clients du secteur privé en optant pour les mêmes stratégies qu’ils déploieraient en milieu universitaire afin de ne pas dépendre à l’excès d’une subvention. Ils doivent pour cela élargir leur clientèle, tout comme ils multiplieraient les demandes de subventions afin de ne pas être tributaires d’une seule source de revenus.

Bien sûr, les clients n’exercent pas tous une influence indue sur les spécialistes en sciences sociales auxquels ils font appel. Ils ne refusent pas tous, non plus, d’entendre les critiques formulées. Bien que mes collègues du milieu universitaire puissent en douter, les entreprises sont réellement en quête d’analyses sociologiques réfléchies et authentiques. Aucun dirigeant ne saurait prendre les bonnes décisions en écoutant uniquement des gens qui craignent de lui déplaire. Les dirigeants d’entreprise ne font pas exception.

Les spécialistes en sciences sociales peuvent contribuer à la prospérité des entreprises en accomplissant ce pour quoi ils ont été formés, à savoir analyser les pratiques sociologiques entourant un produit ou un service. Ils doivent étudier les pratiques d’abord, puis l’influence du produit ou du service sur celles‑ci.

C’est ainsi que j’ai dévoilé à mes clients les pratiques qui leur portaient préjudice et leurs visions erronées. Je leur ai, par exemple, exposé en quoi leurs préjugés sexistes influaient sur leur mode de réflexion. Je leur ai démontré que leur perception des catégories économiques était souvent fautive, mauvaise pour leur entreprise et moralement indéfendable. Des clients ont finalement reconnu que leur organisation reposait sur des postulats erronés.

Ai‑je amorcé une révolution? Non. Ai‑je proposé une solution radicale aux inégalités? Absolument pas. Je ne pense pas non plus avoir fait preuve de radicalisme en enseignant au premier cycle, en publiant des articles ou en assistant à des rencontres universitaires. Ces activités n’ont rien de plus radical que le fait de rappeler à mes clients que les femmes achètent elles aussi des voitures. Je m’emploie simplement à ouvrir l’esprit de mes clients aux idées sociologiques, comme je le faisais avec mes étudiants. J’invite les autres spécialistes en sciences sociales à emboîter le pas pour que les choses changent.

Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université York, Sam Ladner est fondateur et premier conseiller du Copernicus Consulting Group ainsi que formateur adjoint à l’Ontario College of Art and Design.

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