Les inégalités de genre en milieu de travail se traduisent par des écarts salariaux, mais aussi par des attentes sociales différentes. Le milieu universitaire canadien n’y échappe pas.
Les étudiants de premiers cycles sont par exemple plus exigeants envers leurs professeurs féminins que masculins : ils sont plus enclins à leur demander de l’aide, des conseils et du soutien tout comme à se plaindre ou à demander des révisions de note.
Il n’est donc pas étonnant de voir que ce sont des femmes, comme Verushka Lieutenant-Duval de l’Université d’Ottawa et Catherine Russell de l’Université Concordia, qui, au cours des dernières années, ont fait l’objet de plaintes étudiantes et qui se sont retrouvées au cœur de débats sociaux qui les dépassent, comme celui de la liberté académique.
Les établissements universitaires ont également des attentes différentes à l’égard de leurs employées. On demande davantage aux femmes professeures de prendre en charge la besogne institutionnelle afin d’assurer la collaboration et le bien-être de chacun. Cela a un impact sur leur progression professionnelle, leur sécurité d’emploi et leur augmentation salariale. En général, les femmes prennent plus de temps que les hommes à atteindre leur permanence en raison des tâches administratives qu’elles ont occupées, mais aussi en raison de leur rôle parental qui ralentissent leur productivité scientifique, l’ultime indicateur de performance du milieu universitaire.
Même si les mesures d’équité en emploi semblent fonctionner et qu’elles obtiennent leur permanence autant que les hommes, une étude révèle qu’elles sont plusieurs à l’avoir obtenue dans un contexte de tensions et de litiges. On peut penser que ces inégalités sont d’autant plus fortes parmi les professeures qui ont des statuts précaires, comme les chargées de cours.
Je suis sociologue de la famille et de la jeunesse et je travaille sur les parcours de vie des Canadiens, leur participation démocratique ainsi que sur les théories éthiques et politiques. Cet article présente les résultats d’une recherche sur la santé des femmes universitaires en collaboration avec Ivy Bourgault, Merridee Bujaki et Isabelle Marchand.
Je dirige le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités pour lequel j’ai produit des balados sur les éthiques du don, du « care » et de l’hospitalité ainsi que sur les pratiques de « care » en milieu universitaire
Les tâches de « care » peu valorisées
Dans chaque milieu de travail, nous observons une culture organisationnelle qui structure la division des tâches, des interactions et qui récompense symboliquement certaines façons d’être et de faire.
Dans les universités, la tâche professorale se divise généralement en trois composantes : l’enseignement, la recherche et les tâches administratives. Ce sont les tâches de recherche qui sont les plus prestigieuses. Les subventions de recherche obtenues par les professeur.e.s permettent entre autres de financer des bourses et des contrats pour les étudiants et de se démarquer à l’échelle internationale.
Dans ce contexte, le temps et le souci portés aux étudiants, aux collègues et au fonctionnement de l’institution ne répondent pas aux critères de performance imposés aux professeur.e.s. Certains disent même que le milieu universitaire a développé une culture où l’absence de souci pour les autres est valorisé.
Pourtant, plusieurs femmes rencontrées dans notre enquête donnent sens à leur travail par le temps et le soin qu’elles portent à épauler des étudiants de premier cycle. Elles sont également nombreuses à investir leur temps de recherche dans des projets qui répondent aux besoins des communautés par la recherche participative. Ce type de travail demande plus de temps.
La tâche professorale implique également une prise en charge des étudiants de cycles supérieurs, qui dépendent souvent des subventions de recherche de leurs superviseurs pour assurer leur sécurité financière. Certaines femmes responsables de laboratoire de recherche ne peuvent même pas prendre leur congé de maternité, car elles doivent maintenir le suivi de leurs étudiants qui manipulent des organismes vivants en laboratoire. Elles ont également un rôle de soutien émotionnel pour leurs étudiants aux cycles supérieurs. Toutes ces tâches qui nourrissent la vie universitaire et la formation des étudiants sont peu valorisées dans un contexte de haute performance.
Ces attentes différenciées à l’égard des femmes et ce qu’elles impliquent pour leur trajectoire d’emploi s’expliquent par le manque de reconnaissance des tâches de « care », c’est-à-dire des tâches de soins aux autres et au maintien de la vie sociale nécessaires à la vie universitaire.
Conciliation famille-travail
En plus de leurs tâches de « care » au sein du milieu universitaire, les femmes professeures doivent jongler avec les tâches familiales. Pour les professeures, le prolongement de leurs études retarde souvent leur projet de maternité, et elles doivent concilier les soins à de jeunes enfants dans les débuts de leur carrière. Selon la dernière enquête sur l’emploi du temps des Canadiens (2015) les mères avaient effectué 61 % de toutes les heures de tâches domestiques faites par les parents. Les mères professeures n’échappent pas à cette réalité.
La culture organisationnelle universitaire repose sur une représentation d’une trajectoire professionnelle plutôt masculine, par exemple celle du scientifique passionné et pleinement dévoué à son établissement. Elle peine à reconnaître la réalité des femmes. Celles-ci sont plus susceptibles d’interrompre ou de ralentir leur carrière pour prendre soin de leurs enfants ou de leurs proches. Même quand on tente de soutenir les congés de parentalité afin de soutenir l’équité, il semble que les hommes réussissent à s’en servir pour travailler davantage et accélérer l’obtention de leur promotion.
Former des citoyens éclairés
Dans cette culture de performance où les indicateurs mesurent le succès en fonction du nombre de publications annuelles, de l’argent obtenu pour des subventions de recherche, du nombre de personnes diplômées ou du prestige des revues scientifiques où l’on publie, on oublie la raison d’être du milieu de l’enseignement supérieur, celui de former des citoyens éclairés et de protéger un milieu où la discussion libre, raisonnée et respectueuse doit avoir sa place pour maintenir la vie en commun et plus largement la vie démocratique.
Pour ce faire, les éthiciennes du « care » comme Patricia Papperman, Sandra Laugier ou Joan Tronto, nous rappellent que prendre soin de la vie humaine et non humaine, que le souci pour autrui, le temps pris pour écouter et comprendre les autres ou pour maintenir la vie au quotidien, sont essentiels et malheureusement dévalorisés dans le milieu universitaire, et plus généralement dans notre société concentrée sur l’atteinte d’indices de performance.
Une performance qui dépend pourtant du bien-être des individus qui la produisent. Les universités canadiennes, tout comme la société, auraient ainsi tout à gagner à reconnaître le « care » comme faisant partie intégrante du contexte de l’enseignement supérieur afin de maintenir leur mission de formation de citoyens. En entrant sur le marché du travail, ce sont eux qui prendront soin à leur tour du monde qui les entoure.
Stephanie Gaudet est directrice du CIRCEM à l’Université d’Ottawa.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.