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À mon avis

Qu’est-ce qu’une revue savante heureuse?

Une analyse révèle que les critères budgétaires ne suffisent pas à déterminer ce qui assure le bon fonctionnement d’une revue savante.

par ÉMILIE PAQUIN & SUZANNE BETH | 23 MAR 23

Ces dernières années, diverses études ont été conduites pour évaluer l’impact financier du libre accès sur les revues savantes, en particulier en sciences humaines et sociales, arts et lettres (SHS) (Paquin 2015; Lefebvre 2018; Comité de suivi de l’édition scientifique [France] 2019). Dans leur majorité, ces études adoptent une perspective socio-économique visant à établir le budget nécessaire au bon fonctionnement d’une revue savante dans un environnement en libre accès.

L’étude Les revues savantes canadiennes en sciences humaines et sociales, réalisée en 2019 et publiée en 2021 sous la direction de Vincent Larivière, professeur en sciences de l’information à l’Université de Montréal et directeur scientifique d’Érudit, avait cette même intention : détailler les flux engagés dans la production d’une revue savante, qu’ils soient financiers, matériels ou symboliques, et ce, par l’entremise d’une enquête menée auprès d’un bassin de revues ciblées. Dans un contexte de transition accélérée vers le libre accès, à l’international comme au pays, les interrogations sur la pérennité des revues savantes se traduisent en effet par la question lancinante de savoir quel budget permet aux revues de conduire leurs opérations dans un environnement en libre accès.

L’échantillon analysé dans l’étude Les revues savantes canadiennes en sciences humaines et sociales était composé de 12 revues savantes sélectionnées à partir du croisement de quatre critères (discipline, pays de diffusion, commerciale ou non, langue), 7 étaient en libre accès immédiat et cinq sous abonnement, avec une barrière mobile de 12 mois. Les données collectées viennent d’entrevues conduites avec la direction de chaque revue et d’une grille uniformisée d’informations organisationnelles et financières. Des déclarations recueillies en entrevue avec la direction de huit revues supplémentaires, n’ayant pas rempli la grille, ont également été prises en compte.

L’objectif était de collecter et d’uniformiser les données relatives aux revenus et aux dépenses des revues, mais aussi aux contributions dites « en nature » dont certaines revues bénéficient (par exemple l’accès à des locaux ou à du matériel informatique) et aux heures travaillées par les équipes éditoriales. Il s’agissait ainsi d’illustrer leur fonctionnement économique et, ce faisant, de cerner les sommes réellement en jeu dans leur transition vers le libre accès.

L’indice du bonheur

Alors que nous pensions trouver des revues « pauvres et malades » et des revues « riches et en santé », le portrait issu de cet exercice s’est avéré beaucoup plus nuancé.

La bonne marche des revues savantes requiert assurément des moyens, notamment financiers. Cependant, un nombre significatif des équipes éditoriales que nous avons rencontrées estimaient fonctionner dans de bonnes conditions alors que leurs revenus n’étaient pas les plus élevés, tandis que d’autres s’inquiétaient de la pérennité de leurs activités malgré un budget plus important.

Puisque les données recueillies semblaient confirmer l’adage populaire voulant que « l’argent ne fait pas le bonheur », nous avons creusé la question pour identifier ce que les revues qui se considéraient « heureuses » avaient de plus que celles qui se disaient « malheureuses ».

Qu’est-ce qu’une revue « heureuse »?

Les revues les plus satisfaites de leur situation, et donc les plus « heureuses », ont trois caractéristiques communes : elles disposent d’un réel soutien institutionnel, elles ne rencontrent pas de difficultés à attirer des évaluateurs et des évaluatrices qualifié.e.s dans leur domaine et elles sont au fait des enjeux actuels de la publication savante.

Bénéficier de soutien institutionnel
Parmi les équipes éditoriales ayant répondu à notre enquête, celles qui semblaient les plus heureuses disposaient d’un fort appui institutionnel. Ce soutien peut se concrétiser sous la forme de contributions en nature (heures de travail administratif, accès à un local, connexion à internet et au téléphone, etc.) et/ou de dégrèvements, c’est-à-dire de décharges de cours pour les responsables de la revue.

Les dégrèvements sont habituellement accordés aux professeur.e.s dont les activités de recherche ou de création requièrent un investissement important de temps et d’énergie. Ils appuient concrètement le travail des chercheurs et des chercheuses en libérant du temps pour mener les tâches d’édition, ils sont aussi une reconnaissance symbolique de l’importance accordée par l’établissement aux responsabilités éditoriales.

Les personnes qui en bénéficient accordent beaucoup d’importance aux dégrèvements et leurs déclarations soulignent combien le temps dégagé par les décharges de cours est précieux. Cette part du soutien institutionnel est donc un facteur clé dans la perception que les équipes ont de la vitalité de leur périodique et des conditions dans lesquelles elles conduisent leurs opérations.

Une revue heureuse dispose ainsi des moyens matériels et symboliques qui concordent avec son rôle essentiel au sein de l’écosystème de la recherche.

Recruter des évaluateurs et évaluatrices
L’évaluation par les pairs des manuscrits qui leur sont soumis est le gage de qualité des publications savantes. Or, cette pratique est aussi un point crucial pour le bonheur des revues, particulièrement en SHS. En effet, compte tenu du manque de reconnaissance institutionnelle accordée à ce travail et de l’explosion du nombre de manuscrits soumis, il arrive souvent qu’une revue doive solliciter trois, quatre voire cinq ou six personnes compétentes pour qu’une d’entre elles accepte la charge d’évaluation, ce qui fait de leur recrutement une tâche particulièrement ingrate et chronophage.

Les revues heureuses ont souligné l’importance de l’aide apportée par un comité de rédaction activement impliqué dans leurs opérations et, particulièrement, dans le processus d’évaluation des manuscrits. Plusieurs équipes notent aussi que les chercheurs et les chercheuses en charge de numéros thématiques peuvent collaborer efficacement en proposant des noms et en participant, de manière stratégique, aux échanges avec les expert.e.s contacté.e.s.

Lorsque la tâche est mieux répartie, au lieu d’être redoutée par les responsables des revues, l’évaluation par les pairs tend plutôt à refléter l’inscription des périodiques dans un réseau intellectuel qui les soutient et auquel ils contribuent.

Les équipes des revues les plus heureuses rapportent être parvenues à réduire le temps perdu dans la quête d’évaluateurs et d’évaluatrices en la rendant plus collaborative et personnelle.

Comprendre les évolutions du milieu de la publication savante
Finalement, les responsables des revues les plus heureuses rapportent s’intéresser aux processus éditoriaux en tant que tels, au-delà de l’orientation disciplinaire ou scientifique du contenu publié. Se familiariser avec les usages, les enjeux et les défis de la publication savante requiert souvent un apprentissage de la part des professeur.e.s en charge du périodique, qui doivent disposer du temps et des ressources matérielles permettant de se former.

C’est particulièrement le cas aujourd’hui, alors que les revues conduisent leurs opérations dans un contexte bouleversé par le passage accéléré au libre accès. Ainsi, envisager de se passer des revenus issus des abonnements implique de reconsidérer en profondeur la répartition des tâches au sein de l’équipe éditoriale, parfois en concertation avec des partenaires comme des presses universitaires, un processus qui prend du temps et de la réflexion pour être conduit à bien.

S’intéresser aux pratiques actuelles de la publication savante aide les équipes éditoriales à se situer dans un environnement en pleine transformation.

Qu’est-ce qu’une revue « malheureuse »?

Les équipes éditoriales s’estimant dans une position moins favorable sont quant à elles tourmentées par trois infortunes : un manque de reconnaissance et de soutien institutionnels, le sentiment de se trouver en porte-à-faux par rapport aux orientations des organismes subventionnaires et d’être piégées dans un cycle d’épuisement.

Manque de reconnaissance institutionnelle
Au-delà des difficultés économiques, très réelles, qu’affrontent ces revues, le nœud de leur malheur se trouve souvent dans leur perception d’un manque de reconnaissance du travail accompli et de son importance dans l’écosystème de la recherche.

Cette dévaluation symbolique peut d’ailleurs se traduire par un désengagement concret des institutions universitaires. Le responsable d’une revue rapporte même le cas d’une université ayant coupé ses contributions en nature pour se transformer en prestataire de services payants, facturés à des périodiques aux finances pourtant limitées.

La dépréciation des tâches éditoriales dans l’évaluation des professeur.e⸳s par les universités contribue à rendre les revues malheureuses.

Politiques subventionnaires et sentiment d’incompréhension
Les revues moins heureuses se sentent souvent incomprises par les organismes subventionnaires, dont les politiques sont perçues comme éloignées de la réalité des équipes éditoriales.

Les demandes de subvention sont des procédures exigeantes pour toutes les équipes, mais elles sont vécues par les revues malheureuses comme une épreuve pratiquement insurmontable et une source de stress intense, aggravée par l’impression de concurrence exacerbée. C’est notamment le cas de certains périodiques relativement anciens, fondés avant l’ère numérique, qui étaient bien établis et voient leurs bases fragilisées par l’évolution des programmes de financement.

Dans le contexte actuel, le sentiment d’un écart entre la réalité des revues et les politiques subventionnaires est particulièrement aigu en ce qui concerne le libre accès, qui est parfois perçu comme une exigence arbitraire menaçant la survie des périodiques dans un contexte de manque global de moyens. Parce qu’elles sont accordées par voie de concours tous les trois ou quatre ans, les subventions sont par nature un mode de financement caractérisé par la discontinuité. En l’absence d’autres soutiens structurants, comme l’intégration à un établissement universitaire, le risque toujours présent de perdre une subvention ou une part de subvention rend le passage au libre accès réellement périlleux. D’autant plus que ce passage requiert un gros effort de la part des équipes éditoriales.

Épuisement des équipes et des ressources
Enfin, bien souvent, les équipes des revues moins heureuses semblent piégées dans un cycle d’épuisement, qui peut toucher les personnes comme les ressources matérielles.

Cette spirale peut débuter par la perte d’une subvention, par exemple, qui prive la revue de sa capacité à rémunérer le personnel assurant le secrétariat ou la coordination. Dans ces conditions, un retard dans le suivi et la publication des numéros est difficile à éviter, ce qui compromettra à son tour l’éligibilité de la revue aux prochains concours des organismes subventionnaires, entamant ainsi un cercle vicieux dont il n’est pas aisé de sortir.

L’épuisement des équipes se lit par ailleurs dans la difficulté de certains périodiques à trouver des candidat.e.s pour prendre la relève des tâches de direction en fin de mandat. Si les mêmes responsables restent en place pour éviter l’arrêt de la publication, le risque est que seules les activités courantes soient assurées et que les initiatives à plus long terme, dont dépend la pérennité de la revue dans un contexte changeant, soient négligées ou repoussées. Ainsi, la décision de passer au libre accès, la transformation des pratiques d’évaluation des manuscrits ou les démarches visant une indexation dans le Directory of Open Access Journals (DOAJ) risquent de tarder, car elles nécessitent du temps, de l’énergie et un suivi supplémentaire.

Quand les enjeux de survie à court terme d’une revue monopolisent son équipe, cela peut la rendre incapable de trouver des moyens d’améliorer son fonctionnement et d’assurer sa pérennité.

La recette d’une revue heureuse?

Les entrevues conduites auprès d’une vingtaine de revues savantes montrent ainsi que les revues les plus heureuses se situent au point de rencontre d’un réseau de forces qui les nourrit et les soutient au lieu de les pressurer, ce qui caractérise au contraire les revues moins heureuses.

Certaines de ces forces sont internes, comme l’intérêt des équipes éditoriales pour le champ de la publication savante en lui-même ou la collaboration d’un comité de rédaction actif. Néanmoins, les revues ne peuvent s’épanouir que si leur environnement, notamment les universités et les organismes subventionnaires, les appuie et amplifie leurs forces internes. Une revue est heureuse parce qu’elle conduit ses opérations dans un contexte favorisant, qui met à sa disposition des moyens tant matériels que symboliques, sous la forme de contributions diverses : financières, en nature et sous forme de dégrèvements. Si l’argent ne fait pas le bonheur, dans le cas des revues savantes, il y contribue…

Émilie Paquin est directrice et Suzanne Beth est chercheure au sein du volet recherche et développement stratégique d’Érudit, placé sous la direction scientifique de Vincent Larivière.

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