La pandémie actuelle démontre clairement l’importance de la recherche scientifique pour nos sociétés. Pourtant, sauf en période de crise sanitaire mondiale, la science et l’innovation sont rarement à l’avant-scène médiatique et politique. La recherche est indispensable, mais les données les plus récentes de la Banque mondiale indiquent que les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques consacrent, en moyenne, seulement 2,58 pour cent de leur produit intérieur brut au financement de la recherche. Le Canada se situe bien en dessous, à 1,57 pour cent.
Les gouvernements s’efforcent d’augmenter les budgets de recherche, mais la répartition du financement entre les domaines est très préoccupante. La valeur accordée aux travaux de recherche varie grandement d’un domaine à l’autre, et ces inégalités se répercutent directement sur le financement accordé. En 2018, le Canada prévoyait consacrer plus de la moitié de ses dépenses en recherche et développement au secteur des entreprises commerciales, qui entreprend principalement des projets de recherche appliquée, et 41 pour cent de ses dépenses aux établissements d’enseignement supérieur. À un moment où le monde entier lutte contre la COVID-19, comment voir plus loin pour protéger la source d’innovation qu’est la recherche fondamentale et nous préparer à la prochaine crise?
La recherche fondamentale, un domaine négligé
La recherche est l’étude d’un phénomène naturel pour en obtenir une connaissance approfondie. Dans le domaine des sciences de la vie, la recherche fondamentale a pour but d’étudier les phénomènes naturels pour mieux comprendre les organismes vivants, tandis que la recherche translationnelle et la recherche appliquée visent plutôt à démystifier la maladie et à trouver des remèdes. La recherche fondamentale fournit une base de connaissances essentielle dont les chercheurs en sciences appliquées ont besoin pour entreprendre des projets axés sur l’humain. La recherche fondamentale et la recherche appliquée sont donc interdépendantes et représentent des moteurs d’innovation indispensables à la croissance économique et à la prospérité.
Les gouvernements ont raison de financer la recherche appliquée durant une crise sanitaire mondiale. Mais à long terme, privilégier un type de recherche en particulier peut nuire à l’innovation de plusieurs façons. Premièrement, puisque la recherche appliquée dépend directement de la science fondamentale, la réduction du financement alloué à la recherche fondamentale ralentit l’acquisition des connaissances nécessaires à la recherche appliquée et médicale.
Pour comprendre le fonctionnement d’un organisme malade, il faut d’abord comprendre le fonctionnement d’un organisme sain. Autrement dit, si on omet l’étude des mécanismes fondamentaux de la vie, il est impossible de comprendre ce qui cause la défaillance de ces mécanismes en situation de maladie. Sans les découvertes issues de la recherche fondamentale, nous n’aurions pas accès aux infrastructures, aux technologies et aux soins de santé dont nous bénéficions aujourd’hui. D’ailleurs, au cours des 20 dernières années, plus de la moitié des prix Nobel en physiologie et médecine ont récompensé des découvertes fondamentales ayant mené au développement de technologies indispensables, comme la fécondation in vitro, l’imagerie par résonance magnétique et les traitements oncologiques.
Deuxièmement, l’insuffisance générale du financement des travaux de recherche fondamentale incite les chercheurs universitaires à se tourner vers des études appliquées. Pour financer leurs travaux, certains chercheurs doivent revoir leurs objectifs scientifiques pour satisfaire aux normes de subvention. Au Canada, les compressions budgétaires effectuées par l’ancien premier ministre Stephen Harper ont coïncidé avec une chute du nombre de chercheurs en sciences fondamentales. Selon un rapport à ce sujet, leur proportion est passée de 24 à 1,6 pour cent pendant le mandat du gouvernement Harper. Un sondage a également révélé que le quart des scientifiques gouvernementaux ont dû modifier leurs objectifs de recherche pour respecter les nouvelles normes de financement instaurées par le premier ministre de l’époque.
Cette situation est toujours présente aujourd’hui. Les travaux de recherche fondamentale sont généralement financés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, mais pour obtenir un financement suffisant, les chercheurs ajoutent souvent un volet de recherche appliquée à leurs projets pour accéder à d’autres sources de financement. En contraignant les chercheurs à se conformer aux règles, on introduit une partialité au processus de recherche, et cette partialité peut nuire à la qualité des résultats. Ce remaniement du processus scientifique va à l’encontre des objectifs de la recherche universitaire, soit l’évolution du savoir, et décourage les idées novatrices qui échappent à la norme.
Finalement, l’imposition de sujets de recherche selon les tendances du moment constitue un obstacle à l’innovation. La recherche est un processus créatif à long terme, et pour faire des découvertes, l’exploration, les détours et les erreurs sont incontournables. D’innombrables découvertes révolutionnaires comme la pénicilline, l’insuline et les rayons X étaient accidentelles et ont été le résultat de la curiosité et des erreurs des chercheurs. Orienter les travaux de recherche en fonction de résultats attendus et par un financement mal équilibré nuit à l’exploration et à la créativité. L’imposition d’objectifs prédéterminés pousse les chercheurs à limiter la portée de leurs études, ce qui est à la fois improductif et nuisible. Le but de l’innovation n’est-il pas de sortir des sentiers battus?
Pourquoi la recherche fondamentale est-elle constamment sous-estimée?
Il arrive que les décideurs privilégient le financement des travaux de recherche qui produisent des solutions à court terme sans saisir l’importance considérable des découvertes fondamentales pour les progrès sociétaux et technologiques. Alors que la recherche fondamentale prend du temps et possède un caractère abstrait, les sciences appliquées génèrent des résultats observables qui peuvent être plus faciles à comprendre. La population, les politiciens et les scientifiques comprennent intuitivement l’importance de guérir les maladies. Par conséquent, il peut sembler plus pertinent de privilégier la recherche liée à la santé, comme la recherche sur le cancer.
Mais surtout, la valeur de la recherche scientifique est sous-estimée en raison d’un manque général de littératie scientifique qui touche autant le contenu que la méthodologie. Au moment de l’éclosion du SRAS au début des années 2000, plusieurs laboratoires du monde ont pu se pencher sur les mécanismes viraux fondamentaux après avoir obtenu un financement important à condition de réorienter leur recherche. Mais immédiatement après l’épidémie, ce financement a pris fin, les recherches ont été interrompues et les idées, perdues. Puisque le SRAS et la COVID-19 présentent des similarités, la pandémie actuelle aurait pu suivre une trajectoire complètement différente si le financement initial avait été maintenu. Nous constatons actuellement le résultat d’une démarche réactive. Imaginez à quel point nous serions mieux outillés pour lutter contre la maladie et les crises environnementales si nous avions adopté une démarche proactive et investi davantage dans la recherche fondamentale.
Comment rétablir l’équilibre
Pour équilibrer le financement en sciences, il est impératif de reconnaître que l’acquisition de connaissances par la science fondamentale est essentielle à l’innovation technologique et sociétale. Une meilleure compréhension de la science et de sa méthodologie peut entraîner un financement accru et rétablir l’équilibre entre les différents domaines de recherche. Les pays qui ont suivi les recommandations scientifiques durant la pandémie de COVID-19 s’en sortent mieux que les autres. L’intégration accrue de la recherche scientifique au processus d’élaboration des politiques contribuera plus efficacement à la lutte contre la pandémie et à la prévention de futures crises mondiales, ce qui, au bout du compte, profitera à l’économie.
Pour maximiser l’incidence de la science, nous avons tous un rôle à jouer afin de renouveler l’intérêt de la société à son égard. Les chercheurs doivent sortir des limites du milieu universitaire et rendre leurs découvertes accessibles au reste du monde en communiquant efficacement leurs résultats par la publication d’articles dans des revues de vulgarisation scientifique et les médias grand public (p. ex. baladodiffusions et Instagram). Et pourquoi ne pas ajouter la communication scientifique aux critères d’excellence universitaire?
Les gouvernements peuvent aussi promouvoir la curiosité scientifique et la pensée critique dans toutes les sphères de la collectivité, y compris dans les programmes scolaires, et accroître le financement des communications scientifiques dans les médias (émissions-débats, dessins animés, balados) et la culture populaire (festivals, arts, musique). Enfin, les politiciens devraient systématiquement considérer les découvertes et méthodologies scientifiques (comme les résultats et indicateurs concrets) comme des éléments clés du processus de prise de décisions éclairées, en accordant par exemple une plus grande importance à l’avis des conseillers scientifiques. Il est essentiel d’unir les forces de la population, du milieu universitaire et des politiciens pour faire de la science l’enjeu sociétal qu’elle devrait être. Investissons ensemble dans notre avenir en finançant la science!
Remerciements : Cet article a initialement été rédigé dans le cadre de ComSciConCAN 2020. J’aimerais remercier Tina Gruosso et David Haberl pour leurs judicieux commentaires.
Jack Bauer est doctorant à l’Institut de recherche en immunologie et en cancérologie de l’Université de Montréal.