En septembre 2012, Seyed Abolfazl Hassani, alors ministre iranien de l’Éducation, ordonnait aux universités d’interdire l’accès à près de 80 formations universitaires aux femmes, prétextant que ces dernières n’étaient pas adaptées pour suivre une carrière dans ces domaines.
Six ans plus tard, l’Université d’Europe centrale, forcée par le dirigeant nationaliste Viktor Orbán, a dû cesser ses activités à Budapest où elle était établie depuis 1991. Cette mesure est tombée alors que le parti du président hongrois accusait le fondateur de cette université, l’homme d’affaires George Soros, de financer un plan pour supprimer l’identité nationale afin de favoriser les flux migratoires vers l’Europe. Plus récemment, en décembre 2021, le gouvernement afghan, dirigé par les talibans de retour au pouvoir, a ordonné aux universités d’interdire immédiatement aux femmes l’accès aux campus, supprimant par la même occasion leur droit à l’éducation et celui de participer à la vie publique de leur pays.
Faudrait-il en conclure que quand la démocratie éternue, l’autonomie institutionnelle des universités s’enrhume? En cette ère où le populisme, toutes voiles dehors, se nourrit d’antiélitisme, Ronald J. Daniels, recteur de la prestigieuse Université Johns Hopkins rappelle, dans un essai intitulé What Universities Owe Democracy, coécrit avec Grant Shreve de l’Université Johns Hopkins et Phillip Spector de l’Université Yale, que les universités constituent plus que jamais, un rouage essentiel de notre vie démocratique moderne.
Les progrès scientifiques ont imposé une sorte de tyrannie technologique qui bouleverse profondément notre monde, avec en arrière-plan, des universités désormais contraintes à une espèce de réalisme économique, peu enclines à former des personnes capables de réfléchir au devenir de nos sociétés. La connaissance dans son expression la plus pure est d’intérêt pour l’ensemble de la société; elle est le socle de la participation à la délibération et à la décision politiques et permet de se soustraire sur le plan intellectuel, à l’autoritarisme du pouvoir idéologique.
La mission démocratique de l’enseignement supérieur passe notamment par le rôle fiduciaire qu’il joue auprès des jeunes, dans la création, la transmission des savoirs et la formation à l’esprit critique, afin qu’ils deviennent des citoyennes et citoyens à la fois éclairés et engagés. Il s’agit dans les faits pour les institutions de savoir d’inculquer des connaissances utiles pour appréhender le monde de façon intelligible et de se libérer de toutes les entraves du dogme.
Espaces de recherche et de débats sur des enjeux importants et sur la participation citoyenne aux processus démocratiques, les universités doivent mettre en place l’ensemble des structures nécessaires à la liberté de penser; elles servent de médiateur en rassemblant des membres des corps étudiant et professoral de différents horizons, qui en discutant d’enjeux épineux peuvent contribuer à résoudre des conflits ou à tout le moins, à les maintenir dans des limites raisonnables.
Toutes les questions sociétales et politiques peuvent et doivent être abordées à l’université, loin de toute censure, dans une forme de revendication assumée des opinions divergentes : du conflit russo-ukrainien aux inégalités sociales en passant par la réforme des retraites en France, la loi sur l’autodétermination du genre en Espagne ou encore le débat actuel sur le recours à la clause dérogatoire par les provinces au Canada. Gardien de la liberté d’expression et de la pensée critique, l’enseignement supérieur joue un rôle incontestable dans le maintien de systèmes démocratiques stables et équilibrés.
En fait, les collèges et universités participent à l’équilibre des pouvoirs démocratiques en produisant et en diffusant des connaissances scientifiques et techniques qui peuvent être utiles à l’analyse et à la critique des politiques publiques. D’ailleurs, ils offrent aux personnes détenant une expertise ou occupant une position dominante dans différents secteurs la possibilité de partager leurs connaissances et leurs expériences avec les membres de leurs corps étudiants et professoral, ainsi que toute leur communauté à l’occasion de conférences, de séminaires et de débats où sont explorées des idées et des perspectives différentes sur les questions d’actualité, tout en se gardant à chaque fois de délégitimer la dissidence.
C’est en effet par le dialogue que se gomment les différences et que se réduisent les distances pour laisser place à l’égalité. Constituées de personnes provenant de divers milieux culturels, sociaux et économiques, les universités peuvent donc offrir un espace de rencontre pour l’échange, l’apprentissage et la compréhension mutuelle. Mais cette grande ambition qu’est la libertas scolastica restera un combat de tous les instants si tant est que nous souhaitons faire de l’idée de la participation de chacune et chacun dans l’égalité, des réalités tangibles.
De façon concrète, les universités ne pourront véritablement remplir efficacement leur rôle de maintien et d’épanouissement de la vie démocratique, qu’en veillant entre autres, à :
Favoriser l’égalité des chances et contribuer à une plus grande justice sociale. Les institutions de savoir ont un rôle crucial à jouer dans l’égalité d’accès à l’éducation en fournissant une offre adaptée à chaque personne, indépendamment de l’origine socio-économique, ethnoculturelle ou du genre. L’enseignement supérieur devra probablement adapter ses politiques et ses pratiques afin de favoriser l’accès aux études et la réussite des étudiantes et des étudiants provenant de groupes sous-représentés, tels que les personnes issues de milieux moins favorisés ou les personnes issues de minorités ethniques. Par exemple, le recensement de 2016 relevait que seuls 10,9 % de l’ensemble des Autochtones canadiens de 25 à 64 ans détenaient un diplôme d’études supérieures alors que ce même taux frôle les 54 % chez le reste de la population.
Promouvoir diligemment la mobilité internationale. Les campus sont des environnements propices à la pratique démocratique, d’où l’importance de leur rôle dans la promotion du dialogue entre les cultures, de l’importance de la diversité et de l’apprentissage interculturel. Alors que les effectifs étudiants internationaux croissent régulièrement dans les universités canadiennes, moins de 3 % des Canadiennes et Canadiens aux études supérieurs participent aux programmes d’échanges internationaux. Et pourtant, les dynamiques de mobilité sortante représentent un important indice de l’internationalisation de l’enseignement supérieur. C’est pourquoi nos établissements doivent favoriser la pluralité des perspectives sur les campus et faire profiter des programmes de mobilité internationale dans un esprit de collaboration et d’échange.
Enrichir l’expérience étudiante par la pratique des principes démocratiques. À l’issue de leur parcours d’apprentissage, les étudiantes et les étudiants doivent avoir compris comment leur formation les prépare à l’accomplissement de leurs devoirs civiques et contribue à l’avancement de la démocratie. La liberté d’expression, ancrée dans la mission civique de l’enseignement supérieur, se définit également par un engagement envers le pluralisme des idées. La promotion du pluralisme est un moyen de combattre les « guerres culturelles », la « culture du bannissement » et l’intolérance sous toutes ses formes. Mais ce rôle des universités doit aller au-delà de la promotion de la pluralité des points de vue et de création d’un espace où s’affrontent des dogmes, croyances et opinions divergentes. Il s’agit ici pour les institutions de savoir de se réinventer en se branchant sur d’autres lieux de production de connaissance et en privilégiant le discernement dans l’apprentissage comme dans l’enseignement, sans condition aucune, et de façon rigoureuse et critique.
Dans un contexte de récession démocratique, l’enseignement supérieur ne peut plus se contenter de fonctionner en périphérie de la chose publique, mais doit participer activement au débat public et la nourrir, pour que les universités reviennent à leur rôle d’instrument de revitalisation de la démocratie.