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À mon avis

Défense et réforme du droit d’auteur en 2022

Davantage de voix doivent se faire entendre dans ce débat.

par MICHAL JAWORSKI | 05 OCT 22

Les auteurs et les autrices sont d’abord des lecteurs et des lectrices et vice versa. Les enseignant.e.s et la communauté de la recherche à la fois créent et utilisent le contenu. Les professionnel.le.s de l’édition veulent des droits exclusifs, mais sont aussi dépendant.e.s d’un domaine public dynamique et des droits des utilisateurs pour créer des œuvres artistiques et littéraires remarquables. Les établissements d’enseignement facilitent l’accès au savoir sous toutes ses formes, mais ils défendent les leurs contre l’exploitation.

Voilà pourquoi la clef de voûte du régime de droit d’auteur au Canada est l’équilibre : il y a lieu de concilier les intérêts des personnes qui créent et sont propriétaires de contenu et ceux des gens qui l’« utilisent » (le public qui lit, visionne et écoute).

Ce régime est une institution vénérable : il remonte au Statute of Anne, également appelé Copyright Act 1710, même si des lois encadrant la reproduction existaient déjà sous diverses formes. Il va sans dire que ces questions et ces concessions n’ont rien de nouveau. Ces 25 dernières années, bien des utilisateurs et des utilisatrices auront été confronté.e.s au droit d’auteur au moment d’échanger des fichiers en ligne; quand, soudainement, tout le monde a eu accès « gratuitement » à de la musique et à des films. Bien entendu, l’échange de ces fichiers n’était pas sans coût, mais il était trop souvent sans conséquence (la plupart des gens n’ayant jamais reçu d’avis de violation ou n’ayant jamais été poursuivi pour violation du droit d’auteur). Or, la loi et les marchés se sont adaptés, et ils continuent de le faire, pour maintenir l’équilibre.

2012 : l’année du changement

Le Parlement a voulu moderniser le régime du droit d’auteur en 2012. Une décennie plus tard, le droit d’auteur suscite encore un (petit) débat public, en raison d’un passage du budget du gouvernement canadien : « Le gouvernement est déterminé à faire en sorte que la Loi sur le droit d’auteur protège tous les créateurs et tous les titulaires de droits d’auteur. Par conséquent, le gouvernement s’efforcera également d’assurer la durabilité de l’industrie de l’édition de livres éducatifs, ce qui comprend une rémunération équitable pour les créateurs et les titulaires de droits d’auteur, ainsi qu’un marché moderne et novateur qui peut servir efficacement les utilisateurs de droits d’auteur. »

Que le gouvernement en fasse une priorité témoigne du poids que peuvent avoir les citoyen.ne.s et une bonne campagne de relations gouvernementales. Cette campagne avait été menée par le milieu de l’édition, qui s’inquiétait des conséquences de la réforme de 2012, et des décisions judiciaires subséquentes, sur les auteurs et autrices canadien.ne.s. Cette réforme, entre autres, intégrait à la notion d’utilisation équitable la reproduction à des fins pédagogiques, établissant que les enseignant.e.s et les apprenant.e.s ont une relation « symbiotique », si bien que la reproduction d’une œuvre pour la classe n’est pas un acte distinct de l’apprentissage de l’étudiant.e.

Malheureusement, le milieu de l’édition monopolise actuellement le débat sur la réforme du droit d’auteur, ce qui compromet l’équilibre. Son principal argument : depuis 2012, les auteurs et autrices canadien.ne.s ont dû assumer des pertes extraordinaires en raison de l’interprétation libérale qu’ont faite les enseignant.e.s de leurs droits sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur actuelle. La solution proposée est d’éliminer ou de restreindre considérablement le droit des enseignant.e.s de reproduire toute œuvre à des fins pédagogiques, et de forcer les établissements (ou les étudiant.e.s) à verser des frais annuels par étudiant.e en échange du droit de reproduire une petite proportion d’œuvres pour la classe.

Précisons qu’il est tout à fait fondé que le milieu de l’édition fasse entendre son point de vue, puisqu’il fait partie intégrante du milieu culturel et créatif. Or, le maintien de l’équilibre est tout aussi important; j’ajoute donc quelques observations au débat.

Que pourraient dire ces autres voix?

Bien des choses. Elles diraient, par exemple, que les établissements d’enseignement canadiens ont, depuis 2012, augmenté leurs dépenses pour l’achat de contenu à utiliser en classe. De nos jours, une grande partie de ce contenu est bien entendu numérique, ce qui diminue le recours à la reproduction.

Access Copyright maintient que, depuis 2012 (l’année de la dernière réforme du droit d’auteur), ses revenus (et par conséquent les redevances aux auteurs et autrices) ont diminué considérablement. Comme ce sont les données d’Access Copyright, je ne les remets pas en question. Mais l’organisme versait des redevances aux auteurs et autrices avant 2012. Il avait perçu des revenus considérables (provenant du tarif provisoire pour les écoles élémentaires et secondaires entre 2005 et 2009) et versé des redevances appréciables aux titulaires de droit en 2012 (ce que nous appellerons le « sommet de 2012 »). Ainsi, toute tendance dégagée à partir de cette année-là semble plus marquée. Si l’on observe la tendance qui se dessine à partir de 1999, elle demeure négative dans l’ensemble (les titulaires de droit reçoivent moins d’Access Copyright), mais on constate que ce déclin ne commence pas forcément par la réforme de 2012.

Surtout, intéressons-nous aux autres changements qui ont eu lieu depuis 2012 :

Les client.e.s d’Access Copyright (notamment les écoles élémentaires et secondaires, les établissements postsecondaires et les gouvernements) ont augmenté leur utilisation des ordinateurs et d’Internet. Le milieu de l’édition s’est adapté, offrant de plus en plus de contenu numérisé et créé numériquement. Les établissements d’enseignement et leurs bibliothèques ont donc continué d’acheter du contenu numérique et de le distribuer conformément aux conditions des concédants de licence. Par ailleurs, de plus en plus de professeurs publient des ressources éducatives libres, qui sont accessibles gratuitement. De nombreux établissements ont donc diminué, voire éliminé, leur recours aux bons vieux recueils de textes imprimés.

Depuis 2012, Access Copyright a renoncé à des millions de dollars en refusant d’accorder des licences transactionnelles à des établissements d’enseignement qui ont renoncé aux tarifs provisoires et définitifs, mais étaient tout de même prêts à utiliser des services transactionnels d’affranchissement. Ces services donneraient aux établissements la permission ponctuelle de reproduire une œuvre donnée à une fin donnée; par exemple, une entreprise d’édition pourrait permettre à une université de reproduire en entier un roman épuisé pour une portion du cours LIT 100, en échange d’un paiement. Pourquoi Access Copyright a-t-il renoncé à ce revenu? Impossible pour moi de répondre avec certitude. Il n’en demeure pas moins qu’Access Copyright a délibérément adopté cette stratégie, et que les auteurs et autrices en paient le prix.

Bien sûr, les établissements ont tout de même acheté ces licences transactionnelles, soit directement auprès de l’entreprise d’édition, soit auprès d’autres services d’affranchissement. Il y a donc lieu de croire que les auteurs et autrices reçoivent néanmoins des redevances, mais d’autres sources. Si ce n’est pas le cas, le problème réside peut-être ailleurs – nous en discuterons un peu plus loin.

Même si les sommes versées à Access Copyright ont diminué depuis le sommet de 2012, celles que le milieu de l’éducation a affectées à ses collections ont augmenté considérablement. À l’Université de la Colombie-Britannique, par exemple, les dépenses annuelles sont passées d’environ 12 millions à 20 millions de dollars entre 2005 et 2020 (une augmentation qui dépasse largement l’inflation sur la période). Cela donne lieu à deux importantes questions.

S’il était vrai que l’élargissement de la notion d’utilisation équitable en 2012 avait ouvert la voie à une vague de reproductions et d’accès sans rétribution à toutes sortes de contenu dont les auteurs et autrices avaient fait les frais, pourquoi le total des dépenses du milieu de l’éducation a-t-il augmenté?  La vérité n’est peut-être pas aussi simple.

Qu’est-ce qui est acheté?

Il faut se demander à quoi ces sommes ont été affectées. La grande majorité a servi à l’achat de ressources numériques (p. ex., licences pour des livres électroniques et licences numériques donnant accès à de vastes collections, comme la Bibliothèque numérique canadienne, qui rassemble quantité d’ouvrages d’auteurs et autrices canadien.ne.s). À l’Université de la Colombie-Britannique, la part des dépenses totales consacrées aux ressources numériques est passée de 21 % en 2002-2003 à 92 % en 2020-2021. Cette précision revêt une importance critique puisque les livres électroniques et les licences numériques nous permettent d’éviter le recours aux reproductions physiques et numériques (les enseignant.e.s fournissent un lien vers le contenu, et les étudiant.e.s y accèdent directement depuis la banque de données). Ces dépenses confirment que les établissements ont renoncé à vendre des photocopies et qu’ils cherchent à se doter des capacités leur permettant de répondre aux besoins pédagogiques et technologiques des étudiant.e.s de l’ère numérique.

Cette précision est également importante parce que bien des ouvrages d’auteurs et autrices canadien.ne.s non universitaires (p. ex., romans, nouvelles, poésie) sont offerts sous forme électronique ou par l’intermédiaire d’une licence numérique. Par conséquent, si ces ouvrages sont lus dans un contexte postsecondaire et si les enseignant.e.s n’en requièrent pas l’achat ferme, il est probable que ces ouvrages soient consultés sous forme de livres électroniques préachetés ou par l’intermédiaire d’un abonnement numérique.

Il y a donc bel et bien un enjeu. Les établissements achètent beaucoup de contenu, et on peut s’attendre à ce que les marchés ayant souffert de la pandémie se rétablissent. De plus, les données publiques révèlent que l’édition de livres reste rentable; certaines grandes maisons, comme RELX et Oxford University Press, affichent des milliards en revenus, et des marges de profit à deux chiffres. Les autres parties prenantes pourraient demander si pour régler les enjeux actuels, il faudrait bel et bien que les établissements d’enseignement du secteur public et leurs étudiant.e.s versent encore plus d’argent au milieu de l’édition.

Et pourtant, il est frappant de constater combien peu gagnent les auteurs et autrices canadien.ne.s en comparaison.

Quelque chose cloche

Le milieu de l’édition nage dans les profits. Les établissements d’enseignement n’ont jamais autant versé d’argent. Et les auteurs et autrices n’ont rien.

Il est clair qu’il y a un problème ici. Au risque de souligner l’évidence, comment peut-on arriver à une solution adéquate sans bien comprendre tous les tenants et aboutissants?

Faut-il, pour trouver l’origine du problème, tourner notre regard sur les accords conclus entre auteurs et autrices et entreprise d’édition, et les modèles d’affaires des sociétés de gestion des droits d’auteur? On constate un fort déséquilibre de pouvoir entre les auteurs et autrices et les grandes maisons d’édition et sociétés de gestion. Avec tout l’argent qui est déjà versé… ne devrait-on pas, au lieu de demander encore plus d’argent aux consommateurs et consommatrices, remettre une plus grande part des millions de dollars déjà payés entre les mains des auteurs et autrices?

Enfin, à plus grande échelle, notons que le gouvernement canadien a signé l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), ce qui l’engage à mettre en place une grande protection centralisée du droit d’auteur en phase avec les États-Unis. Et c’est ainsi que la durée du droit d’auteur doit passer de 50 ans après le décès à 70 ans après le décès. Ce changement à la Loi sur le droit d’auteur du Canada est étudié au Parlement, et il est loin de soulever les débats. On le voit comme une victoire pour les titulaires de droits d’auteur, mais soyons clairs : c’est un changement qui profitera principalement aux entreprises d’édition et à la succession des auteurs et autrices, et non aux auteurs et autrices.

Même s’il faut poursuivre la discussion et le débat, notons tout de même que la loi sur le droit d’auteur des États-Unis ne contient aucun tarif obligatoire pour les étudiant.e.s; elle attribue plutôt aux utilisateurs et utilisatrices différents droits plus étendus et plus permissifs que la loi canadienne. La notion d’utilisation équitable y est non seulement ouverte (au contraire du Canada, où elle se restreint à des fins précises), mais elle permet expressément la reproduction pour l’enseignement, y compris de multiples copies pour l’utilisation en classe. Voilà qui participe à l’équilibre du système.

Serait-il cohérent que le Canada se rapproche de son voisin dans la gestion du droit d’auteur pour ensuite restreindre les droits des utilisateurs (pour une utilisation équitable) qui fournit un contrepoids crucial?

Devant un marché de l’édition aux États-Unis (nous incluons l’édition de livres éducatifs) qui prospère même si les droits des utilisateurs sont plus étendus et qu’il n’y a pas de tarif obligatoire, peut-être la résolution des éventuels problèmes dans le marché éducatif canadien réside-t-elle dans une évaluation plus complète du contexte canadien, et moins restreinte à l’utilisation équitable.

Au bout du compte, je suis un lecteur et je suis un auteur. J’ai été étudiant et enseignant, et je continuerai de consommer avidement du contenu protégé par le droit d’auteur (du plus médiocre au plus raffiné, et parfois même au sujet de la loi). J’honore toutes les sortes de contenu, que je paie avec mon argent durement gagné, et je veux avoir la certitude que le marché est juste et équilibré.

Pour ces raisons, je salue la déclaration d’intention du gouvernement. Bien éclairé et bien mené, ce travail devrait tirer profit des idées et des initiatives de toutes les parties prenantes, et amener le régime canadien à se moderniser d’une façon qui fonctionne et qui convient à tout le monde.

Il est grand temps d’y participer et de se faire entendre.

Michal Jaworski est associé et coprésident du groupe de pratique Études supérieures à Clark Wilson LLP à Vancouver. Il assumait auparavant les fonctions de conseiller juridique à l’Université de la Colombie-Britannique.

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