Le 27 janvier, alors que Donald Trump signait un décret visant à empêcher les citoyens de sept pays à majorité musulmane d’entrer aux États-Unis, Amer Bin Muhana était bien en sécurité dans sa chambre de l’Université Carleton, à Ottawa. L’étudiant au premier cycle a tout de suite compris les conséquences potentielles du décret sur son avenir.
« J’étais sous le choc. J’avais entendu des rumeurs, mais je n’y croyais pas vraiment. Quelqu’un de raisonnable ne peut pas être d’accord avec ce genre de mesures », déclare M. Bin Muhana.
Originaire du Yémen, il vient de terminer sa troisième année en génie électrique à l’Université Carleton. Il comptait entreprendre une maîtrise aux États-Unis, mais la politique d’exclusion du gouvernement Trump à l’égard des musulmans l’incite maintenant à rester au Canada.
« Je ne serais pas à l’aise d’aller là-bas si on me rejette d’emblée à cause de ma nationalité. On sous-entend que nous ne sommes pas les bienvenus parce que nous pourrions faire quelque chose de mal », poursuit-il.
Le 9 février, la Ninth Circuit Court of Appeals des États-Unis a maintenu la suspension du décret décidée par un juge de Seattle. Le 6 mars, le président a signé une version modifiée du document, dans lequel l’Irak ne figurait plus. Les Libyens, les Iraniens, les Yéménites, les Syriens, les Soudanais et les Somaliens étaient quant à eux toujours visés.
Le nouveau décret empêchait les réfugiés d’entrer au pays pendant 120 jours et suspendait la délivrance de nouveaux visas (y compris les visas d’étudiant) aux citoyens des six pays à majorité musulmane pendant 90 jours. Des juges fédéraux du Maryland et d’Hawaï ont toutefois suspendu son application.
Ce mois-ci, le département de la Justice des États-Unis doit se présenter devant la Cour d’appel pour faire annuler les décisions des tribunaux inférieurs et rétablir le décret. Dans l’intervalle, M. Trump a signé, le 18 avril, une mesure visant à réformer le programme de visas H-1B qui permet à des travailleurs étrangers hautement qualifiés (y compris des professeurs, des chercheurs et des postdoctorants) de séjourner aux États-Unis. Comme le programme permet aussi aux étrangers diplômés des universités américaines de travailler quelque temps aux États-Unis à la fin de leurs études, le décret pourrait décourager encore plus d’étudiants étrangers potentiels.
Un pays plus accueillant
M. Bin Muhana n’est qu’un des nombreux étudiants qui pourraient renoncer à poursuivre leurs études aux États-Unis au profit d’un pays plus accueillant, et pour bon nombre d’entre eux, ce pays pourrait être le Canada.
À la suite de l’interdiction d’entrée originale, des universités canadiennes ont éliminé les frais d’inscription et repoussé les dates limites pour aider les étudiants touchés. Certains établissements ont aussi modifié leur stratégie de recrutement, sentant que la conjoncture américaine pourrait se traduire par une hausse des inscriptions des étudiants étrangers dans les universités canadiennes.
L’Université de Regina est un de ces établissements. Par le passé, elle faisait surtout appel à des agences de recrutement pour attirer des étudiants-athlètes américains. Livia Castellanos, vice-rectrice adjointe, Relations internationales, explique que l’Université envisage sérieusement d’accroître ses efforts pour attirer des étudiants américains ainsi que des étudiants étrangers qui se trouvent aux États-Unis.
« Notre stratégie prend forme et nous explorons différentes possibilités en lien avec des événements à venir dans les prochains mois », précise-t-elle, en évoquant des salons de l’éducation au Minnesota et dans d’autres États du Midwest.
L’Université Laurentienne intensifie elle aussi ses efforts de recrutement. Dominic Giroux, recteur sortant et vice-chancelier de l’établissement, explique que l’Université est reconnue pour attirer des étudiants de pays comme la Chine, l’Inde, le Nigeria, le Burundi et le Pakistan. Mais au lendemain de l’élection de Donald Trump, le personnel s’est servi des médias sociaux pour inviter les étudiants américains à venir étudier au Canada.
« Nous avons joué la carte de l’humour en utilisant ce message : “Mandat de quatre ans, programme de quatre ans. L’Université Laurentienne vous attend” », se souvient M. Giroux.
Il mentionne que le nombre d’étudiants étrangers a doublé à l’Université depuis 2008 et il s’attend à ce que les demandes d’admission augmentent de 67 pour cent l’automne prochain.
Augmentation constante des demandes d’admission
Paul Davidson, président-directeur général d’Universités Canada, souligne que les inscriptions d’étudiants étrangers dans les universités canadiennes sont en augmentation constante depuis 10 ans. Selon lui, cet attrait s’explique principalement par la grande qualité des programmes, le coût raisonnable des études et l’hospitalité des Canadiens.
M. Davidson ajoute toutefois que le vote pour le Brexit et l’élection présidentielle américaine ont joué un rôle catalyseur dans la réorientation d’étudiants étrangers vers le Canada.
« Il s’agit d’une belle occasion pour le Canada. Nous devons travailler ensemble pour en profiter et attirer les meilleurs étudiants possible », affirme-t-il.
Selon Peter McPherson, président de l’Association of Public and Land-grant Universities, plus de 15 450 étudiants et 2 100 chercheurs provenant des six pays visés par l’interdiction ont étudié ou mené des travaux de recherche aux États-Unis pendant l’année universitaire 2015-2016.
« Les nouveaux étudiants et chercheurs originaires de ces pays, dont bon nombre sont en plein processus de demande d’admission, font face à un mur », note M. McPherson dans une déclaration écrite. Il poursuit en disant que cette situation pourrait même inciter les personnes autorisées à entrer aux États-Unis à choisir une autre destination.
M. Giroux, de l’Université Laurentienne, croit que si le décret reste en place, les demandes d’admission en provenance des six pays ciblés pourraient augmenter dans les universités canadiennes pour l’année universitaire 2018-2019.
« J’ai vu des cas particuliers où des étudiants de ces pays m’ont envoyé des requêtes pressantes par courriel », précise-t-il.
Il cite le cas d’un Iranien « qui fait partie des meilleurs étudiants de son université, à Téhéran », et qui a décidé de s’inscrire au nouveau programme de maîtrise en architecture de l’Université Laurentienne en raison du décret initial. « Il avait envoyé des demandes aux États-Unis et reçu des offres de plusieurs écoles, mais cette voie n’est plus envisageable pour lui », explique M. Giroux. En pareilles circonstances, dit-il, l’Université évalue les candidatures au cas par cas et repousse la date limite au besoin. « Nous ne voulons pas que des barrières artificielles empêchent les meilleurs étudiants de venir chez nous », explique-t-il.
Des universités font preuve de souplesse
Après la signature du premier décret en janvier, la faculté de droit de l’Université McGill a tendu la main aux étudiants aux cycles supérieurs des pays ciblés en repoussant la date limite d’admission. De plus, des étudiants de la Clinique d’information juridique de l’Université ont créé le site pour aider les voyageurs qui n’ont pas pu entrer aux États-Unis. Dans la même veine, l’Université de Toronto a annoncé qu’elle prolongerait la période d’inscription et soutiendrait les étudiants qui changent d’établissement. L’Université Memorial éliminera quant à elle les frais d’inscription et songe à offrir des bourses pour aider les étudiants touchés pendant leur premier semestre, tandis que l’Université d’Ottawa tente d’accélérer le processus d’admission et d’intégrer les étudiants aux cycles supérieurs à des équipes de recherche existantes, si possible. Au moins une dizaine d’autres universités ont annoncé des mesures semblables dans les jours ou les semaines qui ont suivi la signature du décret.
L’Université de Regina a aussi éliminé les frais et repoussé les dates limites, ce qui, selon Mme Castellanos, s’inscrit dans la stratégie de recrutement de l’établissement, en plus de constituer un geste visant « à démontrer que le Canada est un pays ouvert à tous et que la situation nous touche ».
Elle mentionne aussi qu’au moment où le décret était en vigueur, l’Université de Regina offrait de la formation pour « atténuer tout risque » auquel s’exposaient les professeurs et les étudiants qui se rendaient aux États-Unis.
L’Université Carleton a mis sur pied « un programme de soutien pour aider les étudiants qui doivent faire escale ou séjourner aux États-Unis » afin qu’ils ne soient pas pris au piège et qu’ils aient d’autres options, indique Robert Finlayson, responsable du recrutement international à l’Université. Toutefois, l’établissement a décidé de ne pas éliminer les frais d’inscription ni de repousser les dates limites, jugeant cette mesure injuste envers les étudiants qui ont présenté leur demande avant la signature du décret. M. Finlayson précise que l’Université a plutôt opté pour un plan de communication visant à éclairer les étudiants qui envisagent de s’inscrire à l’Université Carleton, en particulier ceux qui étudient actuellement aux États-Unis. « Des questions très complexes d’un point de vue technique entrent en jeu lors d’un transfert », ajoute-t-il.
M. Bin Muhana est reconnaissant du soutien que les universités canadiennes accordent aux étudiants étrangers qui ont été touchés par l’interdiction d’entrée aux États-Unis ou qui pourraient l’être. « Ça ne m’étonne pas du Canada et des Canadiens en général, qui m’ont bien accueilli à mon arrivée », souligne-t-il.
Il se dit toutefois prêt à envisager de faire sa maîtrise aux États-Unis si le gouvernement change d’avis à l’égard des personnes et des pays de confession musulmane. « Seul le temps le dira », conclut-il.