Une nouvelle alliance pour faire connaître la valeur des universités d’art et de design
Le moment est venu de mettre en lumière les apports de nos écoles, disent les rectrices.

Les universités d’art et de design canadiennes sont prêtes à se raconter. Du port d’Halifax au centre-ville de Vancouver, ces établissements d’enseignement supérieur forment la relève depuis plus d’un siècle. Malgré ce legs, leurs contributions à la culture et à l’économie du pays ne sont pas appréciées à leur juste valeur. Aujourd’hui, l’Université de l’École d’art et de design de l’Ontario (EADO), l’Université de l’École d’art et de design de la Nouvelle-Écosse, l’Université des arts de l’Alberta et l’Université d’art et de design Emily-Carr fondent une nouvelle alliance. Sous le nom de travail d’UAD4, ce regroupement vise à unir leurs voix pour mieux les faire entendre.
« Au bout du compte, nous sommes le moteur qui alimente les arts et la culture au pays », explique Ana Serrano, rectrice et vice-chancelière de l’EADO. « Et en tant que catalyseur et formateur des talents qui soutiennent ensuite toute l’économie de la création canadienne, nous avons un rôle prépondérant à jouer dans l’avenir et l’évolution du pays. »

Il existe une profusion de programmes d’art et de design au Canada, mais seules quatre universités financées par l’État s’y consacrent entièrement. Établies d’abord entre la fin des années 1870 et le milieu des années 1920 comme écoles de formation professionnelle pour des artistes visuels (principalement de la gent masculine), elles offrent aujourd’hui des programmes dans un éventail de disciplines des arts, du design, des médias et de la création. Les propositions vont des classiques – peinture, sculpture, photographie – aux spécialisations contemporaines comme le design de l’environnement, les médias interactifs et l’animation expérimentale. L’EADO est la plus grande école en son genre au Canada, proposant 17 programmes au premier cycle et sept au deuxième cycle. L’Université d’art et de design Emily-Carr, de Vancouver, se classe quant à elle toujours dans les palmarès des 25 meilleures universités d’art et de design au monde.
« Nous avons plus de points en commun que de différences », indique Trish Kelly, rectrice et vice-chancelière de l’établissement vancouvérois. « Nous avons maintenant l’occasion de réfléchir non seulement à nos contributions économiques locales, mais à notre apport au Canada au sens large. C’est ce qui nous anime dans ce projet. »
À eux quatre, les établissements accueillent 10 000 étudiantes et étudiants chaque année – soit l’équivalent d’environ la moitié de la capacité de la plus petite université canadienne axée sur la recherche. Les directions d’UAD4 sont toutefois fières de souligner les retombées retentissantes des talents qui sortent de leurs murs.
« On comprend facilement pourquoi les gens n’ont pas conscience de ce qui se déroule dans nos salles de classe. Mais, bien honnêtement, nos cohortes actuelles et diplômées transforment le monde qui nous entoure. »
Le secteur de la création injecte en effet plus de 50 milliards de dollars dans l’économie canadienne chaque année, et compte près de 740 000 travailleuses et travailleurs. Les personnes dilpômées des programmes d’UAD4 forment les forces vives du milieu, mais beaucoup dans la population – et parmi les autorités provinciales – comprennent mal ou ignorent carrément à quel point ces établissements jouent un rôle économique névralgique, expliquent les rectrices de l’alliance. « On comprend facilement pourquoi les gens n’ont pas conscience de ce qui se déroule dans nos salles de classe. Mais, bien honnêtement, ça ne fait rien : nos cohortes actuelles et diplômées transforment le monde qui nous entoure malgré tout », avance Mme Kelly.
Le mythe de l’artiste affamé est révolu depuis longtemps, soulignent les rectrices. Selon un sondage récent de l’EADO, plus de 80 % des étudiantes et étudiants trouvent un emploi dans les six mois après l’obtention de leur diplôme. Leurs postes sont généralement liés à leur discipline : design graphique, illustration, rédaction, etc. Toutefois, beaucoup des diplômées et diplômés travaillent dans des milieux aussi variés que l’urbanisme, la publicité et le développement communautaire. « Pensez à n’importe quel secteur. Les membres de nos cohortes y sont aux premiers rangs », s’enorgueillit Mme Kelly.
Le même sondage indique que plus de 90 % des diplômées et diplômés en art et en design se décrivent comme étant « leur propre patron ». « Beaucoup font au final dans l’entrepreneuriat créatif, et exercent leur métier dans de nombreux secteurs, explique Mme Serrano. L’idée d’une personne qui étudie l’art pour ensuite devenir artiste et crever de faim est assez dépassée. »
« Tous nos programmes coûtent cher. »
L’une des motivations principales derrière l’alliance est l’incertitude financière qui accable toujours le milieu postsecondaire canadien. Le plafond de 2024 imposé par le fédéral aux permis d’études pour les étudiantes et étudiants internationaux a sabré de près de moitié l’une des grandes sources de revenus des universités, alors que, dans certaines provinces, les subventions au fonctionnement n’ont pas suivi l’inflation. « Regardons les choses en face. Les temps sont loin d’être faciles pour les universités en ce moment », se désole Mme Kelly.
En plus des pressions financières, l’UAD4 doit composer avec des difficultés qui lui sont propres. La majorité de l’enseignement en art et en design se fait par la pratique, au sens où de petits groupes apprennent de personnes d’expérience en pratiquant leur discipline en mode studio ou atelier. Les cours exigent généralement l’accès à des matériaux et à des appareils dispendieux – de la peinture à l’huile aux métaux précieux, en passant par les imprimantes 3D, les découpeuses laser et les casques de réalité virtuelle. « Nous avons besoin d’outils et d’installations à la fine pointe pour former la relève à la fois dans des milieux universitaires et industriels. Ça coûte très cher », précise Peggy Shannon, rectrice émérite de l’Université de l’École d’art et de design de la Nouvelle-Écosse. Mme Shannon, qui a été directrice de l’école des arts de la scène à l’Université métropolitaine de Toronto, indique que dans les grandes universités, on peut équilibrer les frais des cours ou des ateliers pratiques avec les cours magistraux, qui peuvent accueillir un plus grand nombre et génèrent davantage de revenus.
« Nous avons besoin d’outils et d’installations à la fine pointe pour former la relève des milieux universitaire et commercial. Ça coûte très cher. »
Les universités d’art et de design n’ont pas ce luxe, et c’est un problème omniprésent dans l’alliance. « Difficile d’entasser des milliers d’étudiantes et d’étudiants dans des laboratoires pour les faire travailler de leurs mains, illustre Mme Serrano. Ce qui est complexe, mais qui pourrait vraiment nous propulser, c’est de voir comment faire passer l’approche de formation en atelier au XXIe siècle. »
Des contributions locales et régionales
L’un des objectifs de l’alliance, c’est d’aider tant la population générale que les autorités provinciales à comprendre les retombées économiques locales des universités d’art et de design. Plus de la moitié des personnes diplômées de l’Université de l’École d’art et de design de la Nouvelle-Écosse lancent leur propre entreprise, organisme à but non lucratif ou galerie, et la grande majorité trouve du travail dans un domaine créatif. « Le marché du travail bénéficie de leur contribution, insiste Mme Shannon. Pour moi, c’est une évidence, mais ça ne l’est pas nécessairement pour tout le monde. »
La Nouvelle-Écosse cherche présentement à doubler sa population pour qu’elle atteigne deux millions de personnes en 2060, dans l’espoir de combler la pénurie de main-d’œuvre et de stimuler l’économie. Toutefois, les autorités provinciales n’associent généralement pas cet objectif au milieu culturel, explique Mme Shannon. « Halifax, la Nouvelle-Écosse… ce sont de belles régions, et nous fournissons l’art et la culture qu’on y trouve. Je ne voudrais pas m’installer quelque part uniquement pour exercer mon métier. Je voudrais un endroit où il fait bon vivre », illustre-t-elle. L’un des trois campus de l’établissement est situé au port d’Halifax, qui accueille chaque année 350 000 touristes. « On dit que c’est notre portique. On contribue à l’impression visuelle, émotive et rationnelle que se font les touristes de la ville. »

L’Université des arts de l’Alberta, qui fêtera son 100e anniversaire l’an prochain, est le plus important employeur d’artistes à Calgary. « Nos interactions avec la ville se font par les réalisations de notre corps professoral et de nos cohortes diplômées et actuelles », indique Daniel Doz, recteur émérite de l’établissement, désormais à la retraite. L’Université s’est associée à la Ville de Calgary en 2023 pour faire concevoir par ses diplômées et diplômés des éléments visuels pour des barrières de sécurité en béton placées entre la chaussée et des terrasses. Pendant la pandémie, des « galeries de garage » ont pullulé dans les quartiers résidentiels de la ville; près de 40 % des expositions présentaient des œuvres d’artistes ayant étudié à l’établissement. « Ça donne une idée de nos façons d’interagir et de l’aspect visuel des interactions… quand notre influence n’est pas aussi directe, quand elle est plus subtile, ajoute M. Doz. Comme école d’art de la ville, notre influence peut s’appliquer partout, selon qui nous approche. »
M. Doz admet toutefois qu’il est difficile de faire reconnaître cette importance par les autorités provinciales. Il a vu la relation entre les établissements d’enseignement supérieur et le gouvernement se transformer depuis qu’il a pris les commandes de l’Université, il y a 15 ans. « Les établissements d’enseignement supérieur sont vus comme des vecteurs de prospérité économique – ce qui n’est pas faux. Chacun laisse son empreinte sur ce plan, expose-t-il. Mais la relation s’est transformée, au sens où on cherche maintenant un appui à des visées politiques… parce que la classe politique n’a que les prochaines élections en ligne de mire. »
La direction de l’UAD4 doit arrimer les missions des établissements avec cette vision plutôt court terme de l’avenir qu’ont quelques responsables politiques. « On marche sur un fil. À quatre, on parle d’une seule voix et on a plus de poids », conclut-il.
La particularité du corps étudiant
Les universités d’art et de design sont aussi caractérisées par la grande diversité de leurs cohortes. À l’Université des arts de l’Alberta, plus d’un tiers de la population étudiante a au moins un handicap, alors qu’en Nouvelle-Écosse, cette proportion grimpe à 42 %, les difficultés d’apprentissage et les problèmes de santé mentale étant les plus répandus. Les deux établissements comptent aussi beaucoup d’étudiantes et d’étudiants s’identifiant comme 2SLGBTQ, soit 60 % de la population étudiante en Alberta, et plus de 75 % en Nouvelle-Écosse.
« Dans les écoles d’art, on voit des gens qui pourraient être désignés par la société comme étant marginaux », dit M. Doz. On peut souvent s’y faire recevoir dans la solidarité, l’acceptation et le soutien.
L’Université des arts de l’Alberta compte aussi plus d’étudiantes et d’étudiants autochtones que la majorité des universités, ce qui est dû non seulement à son emplacement sur le territoire visé par le Traité no 7, mais aussi à son approche d’enseignement. « On enseigne par la pratique. On est beaucoup dans la tradition orale, poursuit M. Doz. Il y a un conseil de sages, et dans les bandes et les réserves, tout vient de l’histoire orale. Quand l’enseignement passe par l’observation, la conversation et la création, ça attire des gens qui n’apprennent pas de façon conventionnelle. »
La représentation autochtone au sein de l’établissement a orienté le « dialogue artistique et culturel » partout dans l’Ouest canadien, affirme M. Doz. Il donne en exemple Alex Janvier, diplômé de l’établissement et artiste des Premières Nations de réputation internationale, considéré comme un pionnier de l’art autochtone contemporain et abstrait.
Mme Kelly, de l’Université d’art et de design Emily-Carr, indique que son laboratoire de santé et de design permet une sensibilisation et un éclairage critique quant aux avancées canadiennes en matière de vérité et de réconciliation. L’équipe pluridisciplinaire du laboratoire comprend notamment des membres de la communauté étudiante et du corps professoral, ainsi que des associées et associés de recherche qui collaborent avec le centre de rassemblement autochtone de l’Université. Le partenariat permet d’accueillir des Aînées et Aînés, des infirmières et infirmiers, des professionnelles et professionnels de la santé, ainsi que des organisations communautaires pour échanger des témoignages sur le racisme dans le système de santé et faire entendre des personnes souvent éclipsées des discussions sur les inégalités systémiques dans le domaine.
« J’ai eu le privilège de pouvoir assister à certaines de ces rencontres. Tout ce que je peux dire, c’est qu’elles ont généré du beau, de l’espoir et même de la joie chez les personnes qui se sont rassemblées pour parler de questions difficiles », s’émeut Mme Kelly.
L’alliance n’en est qu’à ses débuts, mais les directions des établissements prévoient se rencontrer chaque trimestre pour décider des meilleures façons de faire valoir leurs besoins collectifs – et aussi un meilleur avenir pour la société canadienne. Mme Serrano, qui est coprésidente du conseil d’administration du projet Démocratie ouverte, une initiative qui établit des partenariats pour la réinvention de la démocratie, affirme que les compétences en art et en design sont essentielles pour la relève qui redéfinira les systèmes de demain. « Ce que savent les artistes et les designers, c’est qu’on avance toujours dans l’inconnu », dit-elle. L’ouverture à ce qui émerge – tant sur le plan artistique que social – induit une capacité d’adaptation « indispensable » dans un contexte en mutation.
Cette perspective singulière est essentielle lorsqu’on se penche sur des questions complexes pour décider quoi faire face aux problèmes du pays et du monde. Les artistes et designers, insiste Mme Kelly, peuvent imaginer des solutions aux problèmes « complexes, épineux et difficiles à démêler » auxquels la société canadienne fait face.
« Ce que je veux, c’est arriver à insuffler de l’espoir, et à agir de façon concertée et stratégique pour changer les choses dans un monde qui en a grandement besoin, confie-t-elle. Si on n’arrive pas à faire preuve de curiosité, d’imagination et de créativité pour aborder ces casse-têtes, on ne trouvera jamais de solutions. »
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