Nommer l’« académia » : un plaidoyer pour enrichir la langue française

Adopter le mot académia, c’est combler un vide lexical en français — mais aussi poser un geste pour mieux penser et transformer l’univers de la recherche et de l’enseignement supérieur.

Graphique par : Edward Thomas Swan

Le poète français du 17ᵉ siècle Nicolas Boileau écrivait : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Ironiquement, la langue française est peut-être celle à laquelle cette maxime s’applique le moins. Pourquoi ? Parce qu’elle a longtemps été et reste encadrée par des institutions normatives — l’Académie française en France, l’Office québécois de la langue française (OQLF) au Québec, d’autres ailleurs dans la francophonie — qui freinent l’évolution lexicale, même lorsqu’elle permettrait de mieux nommer des réalités nouvellement importantes.  

Dans la langue française, donc, certaines réalités manquent de mots simples et précis pour les désigner. C’est le cas du monde de la recherche et de l’enseignement universitaire, que l’on peine à nommer de manière concise et cohérente. La langue anglaise, en revanche, dispose d’un mot pour désigner ce monde : academia. Issu du grec akadēmía, ce nom renvoie à l’Académie fondée par Platon dans les jardins d’Académos, près d’Athènes, un lieu emblématique de la pensée critique, de l’étude et de la transmission du savoir. Aujourd’hui, bien qu’il puisse aussi parfois être utilisé au sens large pour désigner l’ensemble du monde scolaire, le nom academia (et l’adjectif academic) sert à désigner le monde de la recherche et de l’enseignement universitaires, avec ses institutions, ses pratiques, ses normes et les personnes qui y contribuent à la production de savoirs. Le nom academicians ou academics existe aussi pour désigner cesdites personnes, notamment celles chercheures, professeures, étudiantes aux cycles supérieurs en recherche, professionnelles ou agentes de recherche et bibliothécaires.  

En revanche, le mot « académia » n’existe pas encore dans les dictionnaires francophones. Quant à l’adjectif « académique », il existe, mais est vaguement défini comme « d’une académie ou d’une société savante » et est associé à des institutions comme l’Académie française, ce qui en fait un adjectif ayant parfois des connotations de rigidité ou de convention, voire de prétention intellectuelle. La définition actuelle de ce terme en français est donc bien éloignée du sens que l’on souhaite aujourd’hui lier à l’ « académia » comme espace de la pensée critique, de l’innovation et de la transformation.  

Sachant ou non cette tranche d’informations historiques, de nombreuses personnes utilisent l’adjectif « académique » dans le sens accordé par la langue anglaise. On le retrouve notamment dans des communications d’universités, d’institutions et de groupes de recherche, dont le Fonds de recherche du Québec et l’Acfas. Toutefois, l’OQLF et d’autres dictionnaires francophones soulignent que cet usage du terme « académique » est un calque de l’anglais et, à ce titre, est jugé inacceptable.   

Pour respecter la langue française et éviter les anglicismes, on alterne alors entre les termes « monde de la recherche universitaire » ou « monde scientifique » pour désigner l’« académia ». Donc, soit une expression très longue, soit une expression courte, mais imprécise, puisque le monde scientifique désigne aussi celui hors des universités – dont la recherche réalisée dans l’industrie.  

Ce problème lexical, je l’ai moi-même rencontré en rédigeant ma thèse sur la santé mentale des personnes étudiantes au doctorat (PhD), soit la formation universitaire par et pour la recherche. Dans ce travail d’environ 400 pages sur l’« académia », sur la communauté académique et sur les groupes de rédaction académique (academic writing groups), j’ai dû me résigner à utiliser l’adjectif « scientifique » plutôt qu’« académique » en raison des normes linguistiques en vigueur. J’ai vu là un problème d’imprécision, car la communauté académique fait certes partie de la communauté scientifique, mais elle en forme un groupe distinct soumis à ses dynamiques propres. Le vide francophone limite donc notre capacité à nommer et à comprendre cette communauté spécifique. 

En comparaison, ces dernières années, l’usage du terme anglophone academia a permis de nommer les enjeux, les tensions et les transformations caractéristiques de ce milieu, et ce, de manière simple et compréhensible : leaving academia, criticizing academia, rethinking academia. Ce mot permet donc de faciliter la dénonciation, la revendication et l’analyse critique de certaines tensions propres à l’ « académia », notamment celles qui touchent l’appartenance, l’équité, la liberté et l’intégrité. En français, pour exprimer les mêmes idées, on doit multiplier les périphrases ou empiler les adjectifs au risque de perdre en clarté et en portée. Ce problème ne se limite pas à ce cas particulier, mais à la difficulté générale de la langue française à créer de nouveaux mots. C’est en nommant ces absences que l’on peut espérer faire évoluer la langue, qui, si elle n’est pas assouplie, risque de s’effacer dans notre monde rapidement changeant. 

C’est pourquoi j’ai entamé des démarches auprès de divers dictionnaires tant québécois que francofrançais (Grand dictionnaire terminologique [GDT] de l’OQLF, Larousse, Robert, etc.) pour proposer l’adoption, en français, des noms académia (n. f.) et académique (n.), ainsi que d’académique (adj.), non plus comme calques de l’anglais, mais comme des emprunts assumés à l’anglais désormais bien intégrés au français. 

Terme anglais Proposition en français Définition proposée 
academia académia (n. f.) Monde de la recherche et de l’enseignement universitaire, incluant l’ensemble de ses institutions, de ses pratiques, de ses normes et des personnes engagées dans la production de savoirs qui y travaillent. 
academic (adj.) académique (adj.) Relatif à l’académia. Ex. : culture académique, intégrité académique, groupe de rédaction académique. 
an academician un·e académique (n.) Personne engagée dans la production de savoirs qui travaille dans l’académia. 

Le choix des mots façonne ce que l’on peut penser, partager, discuter et débattre. Nommer l’« académia » ne suffit sans doute pas à la rendre pleinement inclusive, mais cela permet d’en nommer plus facilement les tensions et d’ouvrir la porte au-delà de laquelle la transformer ensemble devient envisageable. Ainsi, adopter le nom « académia », ce n’est pas seulement un acte lexical; c’est aussi, voire surtout, un acte politique. J’invite donc mes collègues de la communauté académique à adopter ce mot, à l’utiliser sans gêne et à en parler pour que l’usage pave la voie à la reconnaissance. 

Note sur l’autorat. Ce texte a été rédigé par Cynthia Vincent à partir de sa propre expérience doctorale. Frédéric Tremblay a contribué à sa réécriture et à sa révision.