Est-ce que franciser 80 % des étudiant.e.s non francophones au Québec est une « fausse bonne idée »?

Le manque de données pour appuyer cette nouvelle mesure du gouvernement du Québec ainsi que le bien-fondé de celle-ci sont remis en question.

31 janvier 2024
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Deux mois après avoir annoncé une augmentation des droits de scolarité des étudiant.e.s canadien.ne.s provenant de l’extérieur du Québec de 8 992 à environ 17 000 dollars en moyenne par an et l’imposition d’un tarif plancher de 20 000 dollars par année pour les étudiant.e.s provenant de l’étranger, le gouvernement du Québec est en partie revenu sur sa décision. La formation caquiste a indiqué en décembre dernier que les droits de scolarité des étudiant.e.s canadien.ne.s de l’extérieur de la province atteindraient plutôt 12 000 dollars par an, répondant partiellement aux revendications des dirigeants des trois universités de langue anglaise. Toutefois, le gouvernement a révélé du même souffle que 80 % des diplômé.e.s de premier cycle de cette population étudiante devront avoir acquis un niveau intermédiaire de compétence en français de niveau 5 pendant leur cursus. Seule exception à cette règle : l’Université Bishop’s, située en Estrie, où, selon la ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, la situation linguistique diffère.

Cette mesure concrète est présentée comme un moyen de soutenir la francisation et comme reflétant les objectifs de la politique de financement qui visent à promouvoir la langue française. Mme Déry déclarait d’ailleurs le 13 octobre dernier que « [ces] mesures [l’augmentation et le tarif plancher] permettront de récupérer de l’argent qui sera utilisé pour préserver, promouvoir et valoriser la langue française dans le réseau universitaire ».

Une fausse bonne idée

Pour Jean-Pierre Corbeil, professeur associé au Département de sociologie de l’Université Laval et chercheur associé à l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, ces mesures ne s’attaquent pas efficacement au recul du français contrairement à ce que prétend le gouvernement. Il explique que l’argumentaire avancé repose sur une confusion entre deux objectifs distincts : résoudre le problème du déséquilibre dans le financement des universités et renverser le recul du français. M. Corbeil remet en question les indicateurs utilisés pour expliquer ce recul, les jugeant discutables. Selon lui, bien que le problème de financement des universités québécoises nécessite une solution, augmenter les droits de scolarité des étudiant.e.s non francophones n’est pas une approche qui résoudra le problème en profondeur.

« Les facteurs migratoires, tels que la migration interprovinciale, ont eu la plus grande influence sur l’évolution de l’unilinguisme anglais au Québec. Les choix économiques, la migration internationale et interne ainsi que les dynamiques propres à différents secteurs d’activité sur le marché du travail, jouent un rôle crucial. Plutôt que de blâmer les immigrant.e.s ou les étudiant.e.s provenant de l’étranger, il serait plus utile d’examiner ces dynamiques complexes pour freiner le recul du français », analyse-t-il.

Il regrette aussi que les universités McGill et Concordia n’aient pas été consultées de manière adéquate. Selon lui, la démarche était unilatérale, imposant des décisions sans un dialogue sérieux. « Il aurait été plus approprié de mettre en place des États généraux ou une Commission afin de trouver des solutions au financement de l’enseignement postsecondaire de manière plus constructive. »

Des propos qui trouvent écho chez Fabrice Labeau, premier vice-provost de l’Université McGill : « nous sommes confronté.e.s à des décisions qui ont été prises sans consultation, de manière relativement arbitraire par le gouvernement ». Pour lui, enseigner le français d’un niveau intermédiaire à 80 % de la population étudiante non francophone est un objectif tout simplement irréaliste. Il fait remarquer que l’apprentissage du français pour des personnes qui n’ont aucune notion préalable prendrait l’équivalent d’un semestre de cours supplémentaire pour atteindre le niveau demandé, ce qui pénalisera l’Université McGill par rapport à aux universités concurrentes ailleurs au Canada et à l’international.

M. Labeau ajoute que l’Université McGill propose différents programmes pour l’apprentissage du français, destinés aux étudiant.e.s, canadien.ne.s ou non, qui ne le connaissent pas. Ces programmes comprennent des cours crédités ainsi que des cours hors programme pour l’apprentissage du français en tant que langue seconde. Elle offre également des programmes plus avancés d’immersion, notamment au Québec, visant à enseigner non seulement la langue, mais aussi la culture québécoise.

Pour Soundouss El Kettani, professeure agrégée au Département de langue française, littérature et culture au Collège militaire royal du Canada à Kingston, obliger les étudiant.e.s à étudier une langue est une politique qui a déjà montré ses limites par le passé. « Il y a eu huit années de cours obligatoires de français au secondaire en Ontario et les jeunes ne parlent pas français », constate-t-elle. Celle qui est également présidente de l’Association des professeur.e.s de français des universités et collèges canadiens se demande également si le Québec pourra maintenir sa force d’attractivité des étudiant.e.s avec cette politique. « C’est tout simplement, une fausse bonne idée », tranche-t-elle.

Absence de données convaincantes

L’Échelle québécoise des niveaux de compétence en français définit la norme pour évaluer les compétences linguistiques des adultes dont la langue maternelle n’est pas le français. Le niveau 5 intermédiaire y est décrit de la façon suivante : « La personne comprend l’essentiel de conversations portant sur des sujets courants. Elle comprend des propos factuels, explicites et concrets formulés dans des constructions syntaxiques simples ou parfois complexes. » Pour Mme El Kettani, on ne peut pas prétendre être francophone en ayant simplement atteint ce niveau. « C’est un niveau qui permet à peine de commander au restaurant ».  L’objectif du gouvernement de franciser 80 % des étudiant.e.s est en même temps « ambitieux », mais « pas assez », selon ses termes.

« À l’Université McGill, le niveau 5 correspond approximativement au niveau de français que nous exigeons de nos étudiant.e.s qui s’inscrivent dans des programmes où la maîtrise du français est jugée nécessaire, comme dans le cas des cours de sciences infirmières », note M. Labeau. « Certain.e.s le décrivent comme un niveau conversationnel de base. Quoi qu’il en soit, c’est un niveau où l’on peut tout de même rendre des services à la population », ajoute-t-il.

Ce dernier dénonce l’absence de données pour étayer les décisions prises. Il estime que le gouvernement devrait notamment fournir des chiffres démontrant l’anglicisation de Montréal par les étudiant.e.s. Il remet également en question l’affirmation selon laquelle les étudiant.e.s canadien.ne.s retournent dans leur province d’origine et souhaite voir des chiffres sur le taux de rétention. Selon lui, il sera ardu de saisir les fondements des décisions gouvernementales en l’absence de données fiables.

Un comité, oui mais pourquoi?

En combinant les différentes mesures annoncées pour l’année prochaine, telles que le nouveau mode de financement pour les étudiant.e.s provenant de l’étranger et les nouveaux droits de scolarité pour les étudiant.e.s canadien.ne.s, l’Université McGill situe la possible perte financière annuelle entre 42 et 94  millions de dollars à l’avenir. Cette somme, équivalant à entre 5 et 10 % de son budget de fonctionnement, aurait un impact significatif sur la capacité de recrutement et l’attrait de l’établissement.

En décembre, le recteur de l’Université Concordia, Graham Carr, avait également qualifié la cible de 80 % (au lieu de celle de 40 % proposée par les universités de langue anglaise) d’irréaliste et inatteignable. Contactée par Affaires universitaires pour cet article, l’Université Concordia n’a pas voulu se prononcer sur le sujet, préférant attendre que le gouvernement mette en place le comité concernant le volet francisation des nouvelles mesures. « Nous n’avons pas encore reçu de nouvelles de notre ministère pour savoir à quoi cela pourrait ressembler », commente de son côté M. Labeau. « Discuter en comité de la manière de réaliser un objectif irréaliste, je pense que cela ne nous mènera pas loin. »

Afin d’obtenir plus d’information quant aux objectifs et l’échéancier de ce comité, le ministère de l’Enseignement supérieur a également été sollicité, en vain.

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