Une chercheuse québécoise se bat pour la confidentialité des données de recherche

Des ordonnances judiciaires imposent à une professeure auxiliaire de remettre les entrevues réalisées dans le cadre de sa thèse de doctorat.

18 janvier 2017

En 2010, 93 résidents de régions rurales du Québec ont répondu à des questionnaires et participé à de longues entrevues à la demande de Marie-Ève Maillé, alors doctorante à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Tous avaient signé des formulaires approuvés par l’établissement garantissant la confidentialité de leurs réponses et de leurs propos.

« Beaucoup m’ont dit que leur participation était conditionnelle à cette garantie de confidentialité, précise Mme Maillé. Les participants ont parlé de leurs relations sociales en disant parfois du mal de leurs voisins. » Maintenant, à la suite d’une ordonnance judiciaire prononcée depuis, les propos et l’identité des participants risquent d’être révélés dans le cadre d’une affaire au civil, ce qui suscite chez les chercheurs canadiens des inquiétudes liées à la confidentialité des données de recherche.

Mme Maillé.

L’étude menée par Mme Maillé portait sur les dissensions opposant les résidents de deux villages de la région d’Arthabaska, à l’est de Montréal, au sujet d’un projet de grand parc éolien. Mme Maillé a publié les résultats de son étude et achevé son doctorat en communication en 2012.

Or, cette même année, un groupe de résidents a intenté un recours collectif contre l’entreprise propriétaire du parc éolien, en raison des inconvénients provoqués par la construction et l’exploitation du parc. En 2015, ces mêmes résidents ont demandé à Mme Maillé de témoigner devant le tribunal à titre d’expert. Elle a accepté, présumant qu’elle n’aurait plus ou moins qu’à lire des extraits de sa thèse.

« Jamais je n’aurais imaginé l’ampleur du problème qui m’attendait », raconte Mme Maillé qui, n’ayant pas les moyens de payer un avocat, s’est finalement présentée seule devant le tribunal. Elle rentrait alors tout juste d’un stage postdoctoral en Allemagne et venait d’être embauchée par l’UQAM, sans avoir encore de tâches officielles en matière d’enseignement ou de recherche. Mme Maillé avait également lancé à l’époque son propre cabinet-conseil pour aider les collectivités dans le cadre des médiations et des arbitrages avec les promoteurs.

En octobre 2015, Mme Maillé a appris de l’avocat des résidents que le juge de la Cour supérieure, Marc Saint-Pierre, souhaitait qu’elle communique à la défense l’ensemble des résultats de son étude. « On m’a dit que j’avais un vrai problème et que je devrais me trouver un avocat », se rappelle-t-elle. Avec le concours de l’avocat des résidents, elle a adressé une lettre au juge, accompagnée du formulaire de garantie de confidentialité signé par les participants à son étude.

En janvier 2016, lors d’une audience dont Mme Maillé était absente, le juge a déclaré ces documents inadmissibles. « J’ai compris que la situation était très grave », indique Mme Maillé, qui a alors retiré son nom de la liste des témoins. En mars, pourtant, elle s’est vue signifier une ordonnance l’enjoignant à produire les données de son étude, sous peine d’outrage au tribunal. Elle a alors fait appel à un avocat bénévole avant de déposer, en juin dernier, une requête appelant le juge à revenir sur sa décision. Au moment d’écrire ces lignes, Mme Maillé et son avocat attendent toujours de rencontrer le juge.

L’affaire a commencé à faire du bruit l’été dernier, avec l’intervention du Fonds de recherche du Québec. À la fin d’octobre, Radio-Canada y a consacré un reportage. Chantal Pouliot, professeure en enseignement des sciences à l’Université Laval, connaissait Mme Maillé et a réagi à ce reportage.

« J’avais suivi son histoire depuis le début, raconte Mme Pouliot. Elle est bien seule dans cette galère. » Mme Pouliot a rédigé une lettre ouverte affirmant que les ordonnances comme celle signifiée à Mme Maillé risquaient de priver les chercheurs de participants à leurs études et de les forcer à n’aborder que des sujets sans risque. Cosignée par 200 personnes dans les jours qui ont suivi sa rédaction, la lettre ouverte est parue dans Le Devoir au début de novembre.

Dans une déclaration datée du 1er novembre, l’UQAM a indiqué avoir, dès qu’elle a eu vent de l’ordonnance du tribunal, recommandé à Mme Maillé de cesser d’agir comme expert et de retirer sa thèse des procédures afin de protéger la confidentialité de ses données de recherche, ce qu’elle a fait. L’UQAM a alors cru le dossier réglé. Ce n’est que le 19 octobre que l’Université a appris que la confidentialité des données de recherche de cette chercheuse était encore menacée. Selon la déclaration, c’est à la lumière de cette information que l’UQAM a pris la décision d’intervenir dans les procédures judiciaires.

Selon Ted Palys, professeur au département de criminologie de l’Université Simon Fraser et coauteur de l’ouvrage Protecting Research Confidentiality, ce type d’affaire est rare, mais inévitable du fait que les universitaires « se penchent sur les côtés sombres de notre monde et tentent de déterminer ce qui motive les gens ». En 1994, un coroner a assigné un étudiant à la maîtrise de l’Université Simon Fraser à comparaître dans le cadre d’une enquête en se basant sur les résultats de son étude consacrée au suicide assisté chez les personnes atteintes du VIH-sida. En 2012, un juge a émis un mandat visant la production des données d’une étude réalisée à l’Université d’Ottawa, consacrée aux services d’escortes masculines et à laquelle avait pris part Luka Magnotta, alors soupçonné de meurtre.

Dans ces deux affaires, les preuves ont été évaluées selon les critères dits de Wigmore. Ces critères de common law visent à établir le caractère privilégié ou non des communications, en attachant autant d’importance à la valeur d’une confidence qu’au préjudice découlant de la confidentialité. Les communications ont finalement été jugées privilégiées dans les deux dossiers, sans que les universités aient initialement apporté aucun soutien public ou financier.

La médiatisation grandissante de l’affaire Maillé engendre aujourd’hui des appels à l’éclaircissement des règles en matière de confidentialité. Elle suscite également des questions concernant le moment où et la manière dont les universités doivent soutenir les chercheurs. Selon les modifications apportées en 2014 à l’Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains, les universités doivent « donner aux chercheurs les moyens d’obtenir, au besoin, des conseils juridiques auprès d’une partie indépendante ».

Selon le directeur général de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, David Robinson, le juge a « commis une erreur » dans l’affaire Maillé. M. Robinson précise qu’il cherche en ce moment à dresser, avec l’aide de conseillers juridiques, une liste de points à vérifier pour aider les chercheurs à préserver leurs sources. M. Palys, pour sa part, se demande si le fait que Mme Maillé ait offert de divulguer le contenu de sa thèse devant le tribunal n’a pas incité la défense à souhaiter qu’elle le fasse.

Pour Mme Maillé, cette affaire demeure source de préoccupations sur les plans personnel et professionnel. Elle avoue être accaparée par ce dossier pendant des jours voire des semaines entières. En tant que chercheuse universitaire, elle redoute les conséquences pour les autres qu’aurait son abandon : « Les entreprises se sentiraient libres de réclamer des chercheurs la communication de leurs données de recherche. Et les chercheurs incapables de résister à la pression seraient alors tentés de les leur communiquer, pourvu qu’on les laisse ensuite tranquilles. »

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