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À mon avis

L’éthique en recherche : minimiser les risques ou maximiser la bureaucratie?

La « dérive insidieuse de l’éthique » tend davantage à dissuader les chercheurs de réaliser des études qu’à protéger les participants.

par KAREN ROBSON & REANA MAIER | 15 OCT 18

En Amérique du Nord comme ailleurs, les chercheurs qui étudient des sujets humains connaissent très bien les protocoles d’évaluation éthique que les établissements d’enseignement supérieur ont instaurés dans le but légitime de protéger les participants aux projets de recherche.

Au Canada, la dimension éthique des projets relève des établissements qui emploient le personnel de recherche et où sont menés les travaux. La gestion des questions d’ordre éthique s’appuie sur l’Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains (EPTC), que les trois principaux organismes subventionnaires fédéraux ont publié pour la première fois en 1998. Selon l’EPTC, les projets de recherche universitaires mettant en cause des sujets humains doivent être approuvés par un comité d’éthique de la recherche (CER). L’EPTC établit également les principes que doivent respecter les demandes, sans toutefois fournir de procédure de demande ou d’évaluation normalisée. Les universités se sont à juste titre dotées de mesures conformes à l’EPTC pour minimiser les préjudices potentiels subis par les participants aux projets de recherche.

Toutefois, les exigences bureaucratiques de l’évaluation éthique au Canada se sont alourdies dans les dernières années, si bien que nous craignons que ce mécanisme d’examen raisonnable des risques n’empêche la réalisation de travaux de recherche. Nos nombreuses expériences auprès des CER de divers établissements postsecondaires nous en offrent de purs exemples. Le dernier en date est celui d’un projet pour lequel nous avons obtenu une subvention afin d’étudier le processus de transfert des étudiants entre le système universitaire et le système collégial en Ontario. Nous avions prévu de réaliser des entrevues qualitatives auprès de 15 à 20 étudiants, et nous savions très bien que notre université et l’organisme subventionnaire exigeraient que le projet soit évalué sur le plan éthique avant d’accorder le financement.

Nous avons donc procédé à l’évaluation éthique auprès de notre établissement et rempli le formulaire de 13 pages, dans lequel nous devions tout consigner, des coordonnées des chercheuses à nos plans de destruction des données. Nous nous devons de souligner que nous pouvions omettre certaines sections du formulaire, car notre projet était très simple; il ne prévoyait pas la participation de membres des Premières Nations, des Inuits et des Métis, ni de personnes mineures ou vulnérables, ne comportait aucune mesure de rechange au consentement et ne couvrait aucun sujet sensible ni activité illégale. Notre méthodologie ne comportait pas de mécanisme de duperie et ne reposait pas sur l’utilisation secondaire de données identificatoires (comme les dossiers de santé) ni sur la création ou la modification d’une base de données.

Néanmoins, notre dossier de demande faisait 26 pages avec l’annexe comprenant tous les documents justificatifs. Le CER n’a soulevé aucune objection fondamentale, mais a tout de même formulé une dizaine de suggestions et quelques réserves mineures. Après avoir apporté toutes les corrections nécessaires, nous avons soumis notre demande de nouveau. Puis, notre projet a été approuvé et nous pouvions finalement procéder à la collecte de données. Du moins, nous le pensions.

L’étape suivante consistait à recruter des participants. Nous avons informé nos proches et nos collègues de la tenue de l’étude et l’avons annoncée dans les médias sociaux, des modes de recrutement permis par notre attestation de conformité à l’éthique. Nous avons aussi communiqué avec huit collèges situés près de notre université et à Toronto. Nous leur avons fourni notre certificat d’attestation éthique et leur avons demandé de présenter notre projet à leurs étudiants. C’est ici que les choses se corsent. Un collège a accepté immédiatement d’installer des affiches de recrutement, mais tous les autres ont indiqué que nous devions nous soumettre à leur protocole d’évaluation éthique. Ils nous autorisaient donc à recruter des étudiants de leur établissement par l’entremise des médias sociaux dans le cadre de l’attestation de conformité à l’éthique soumise, mais ils nous obligeaient à repasser par une autre évaluation éthique complète pour nous aider à recruter des participants (pour installer une affiche ou envoyer un courriel, par exemple).

Cet obstacle nous décourageait, étant donné l’ampleur et la longueur de la démarche que nous avions déjà entreprise. C’est alors que nous avons découvert le Multi-College Ethics Research Board, dont tous ces collèges étaient membres et qui permettait de présenter une seule demande pour obtenir l’approbation de tous les établissements. En théorie. En effet, une fois notre demande soumise et approuvée (après les changements mineurs requis et une nouvelle soumission de la demande), nous avons reçu une lettre de recommandation. Il nous fallait envoyer à chacun des collèges un autre formulaire de demande accompagné de la lettre de recommandation s’appliquant à tous les établissements, du certificat d’attestation éthique de notre université et de tous les documents justificatifs.

Les collèges évalueraient ensuite séparément si nous répondions aux exigences et s’ils nous donneraient accès à leurs étudiants. Quatre établissements nous ont fourni une attestation, mais un autre nous demandait d’apporter des changements mineurs supplémentaires et de présenter de nouveau notre demande. Deux collèges refusaient tout simplement d’examiner notre dossier tant que la chercheuse principale (une professeure agrégée – et titulaire d’une chaire de recherche de l’Ontario) et la cochercheuse (une chercheuse postdoctorale) n’auraient pas suivi un tutoriel en ligne sur l’éthique en recherche et envoyé les certificats remis au terme de cette formation.

Il nous aura donc fallu attendre plus de cinq mois et soumettre neuf demandes (12, en comptant celles soumises de nouveau en fonction des commentaires des CER) pour obtenir les attestations de conformité à l’éthique requises et présenter nos documents de recrutement dans les collèges participants, et ce, pour réaliser des entrevues auprès de 15 à 20 adultes sur un sujet n’ayant rien de controversé.

Pour Kevin Haggerty, sociologue canadien, de telles situations illustrent la « dérive insidieuse de l’éthique », un phénomène qu’il explique ainsi : « La structure réglementaire et bureaucratique régissant l’éthique s’élargit et gagne de nouveaux groupes, champs de pratique et établissements, tout en alourdissant l’encadrement de pratiques censées être déjà conformes aux principes de l’éthique. » Depuis cette observation faite par M. Haggerty il y a près de 15 ans, la « dérive insidieuse » de l’éthique a fait place à un véritable dérapage selon nous.

Il est encore plus frustrant de constater que le phénomène ne s’est pas étendu hors du milieu universitaire. Nos travaux de recherche en éducation nous amènent à collaborer avec des conseils scolaires qui recueillent des données sur les élèves et qui réalisent même des sondages auprès d’eux. Pourtant, lorsque des tiers chercheurs veulent obtenir des données sur ces mêmes élèves, un protocole d’évaluation éthique leur est imposé – assurément par l’établissement d’enseignement supérieur auquel ils sont affiliés et bien souvent aussi par le conseil scolaire.

Bien entendu, nous ne nions pas le bien-fondé des protocoles d’évaluation éthique ni l’existence des CER. Nous croyons toutefois que cette dérive tend davantage à dissuader les chercheurs de réaliser des études qu’à protéger les participants. En raison du culte voué à la réglementation et à la bureaucratie en matière d’éthique et à la présupposition systématique que le pire scénario possible pourrait se produire, les chercheurs doivent payer de leur temps et de leurs ressources. Et pourquoi? Est-il prouvé que cette méticulosité extrême protège de façon optimale les participants ou empêche les pratiques contraires à l’éthique en recherche? Nous pourrions suivre l’exemple de nos collègues au sud de la frontière où, en 2017, la National Science Foundation a éliminé l’obligation de faire approuver les projets jugés « à faibles risques » par les CER institutionnels.

Karen Robson est professeure agrégée en sociologie à l’Université McMaster et titulaire de la chaire de recherche de l’Ontario sur la scolarisation et les jeunes à risque. Reana Maier est chercheuse postdoctorale en sociologie à l’Université McMaster et détient un doctorat en éducation de l’Université de Cambridge.

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  1. François Pichette / 18 octobre 2018 à 17:04

    Nul besoin de regarder au sud de la frontière en quête d’une solution. La lourdeur administrative (en paperasse et en délais) que ces collègues ontariens décrivent serait peu probable au Québec, où les projets multicentriques de ce type ne sont évalués que par un seul CER.

    Les universités québécoises sont signataires d’une entente inter-universitaire par laquelle ils s’engagent à reconnaître le certificat d’éthique déjà octroyé par une autre université signataire, du moment que le projet est jugé à risque minimal.

    François Pichette
    Professeur et Président de CÉR
    Université Téluq, Québec