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À mon avis

Pourquoi l’égalité entre les sexes n’efface-t-elle pas les ségrégations dans les filières scientifiques?

Plus nombreuses que les hommes dans l'enseignement supérieur, les femmes sont moins nombreuses à choisir les sciences.

par ELYÈS JOUINI, CLOTILDE NAPP, GEORGIA THEBAULT & THOMAS BREDA | 30 AOÛT 21

Aujourd’hui, les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans l’enseignement supérieur. Elles restent cependant fortement sous-représentées dans les filières qui mobilisent le plus les mathématiques. Cette sous-représentation contribue aux inégalités sur le marché du travail puisque les filières scientifiques mènent en moyenne à des emplois mieux rémunérés.

Elle est aussi susceptible de représenter une perte potentielle de talents dans des domaines à forte demande de compétences tels que l’informatique et l’IA. Enfin, on sait que les algorithmes et les technologies vont de plus en plus régir nos vies. Or ces algorithmes et technologies sont souvent le reflet de leurs concepteurs.

L’absence des femmes dans les filières d’études concernées pose alors un véritable problème éthique. Ainsi, si l’on n’y prend pas garde, un algorithme d’analyse d’image aura tendance à interpréter une photo de femme en blouse blanche comme étant celle d’une infirmière. Alors qu’un homme en blouse blanche sera identifié comme scientifique ou médecin. Non pas que l’algorithme soit sexiste, mais il n’analyse le présent qu’à l’aune du passé et reproduit donc les biais de ce passé sauf si on pense à corriger en amont ses modes d’apprentissage.

De nombreuses recherches tentent de mieux comprendre les causes de la ségrégation sexuée entre disciplines scolaires et métiers. Elles mettent en lumière le rôle des influences sociales, des éventuelles discriminations ou encore des différences de niveau scolaires, elles-mêmes étant façonnées par l’environnement socioculturel dans lequel les enfants grandissent et apprennent.

Dans un article récent publié dans PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States), nous nous sommes intéressés à un phénomène particulier connu sous le nom de « paradoxe de l’égalité des sexes » : la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques (et en particulier celles liées aux mathématiques telles que la physique, l’informatique ou l’ingénierie) est plus forte dans les pays les plus développés et les plus égalitaires.

Poids des stéréotypes

Le paradoxe s’observe même avec des indicateurs d’égalité de genre : les pays qui sont le plus parvenus à limiter les inégalités de genre, notamment en termes de représentation politique ou d’accès à des postes à responsabilités sont ceux dans lesquels les choix scolaires des filles et des garçons sont le plus « genrés ».

Certains auteurs, notamment les chercheurs Gijsbert Stoet et David Geary, voient dans le paradoxe une preuve de l’existence de différences d’intérêt fondamentales (comprendre innées) entre les filles et les garçons, qui seraient intrinsèquement enclins à effectuer des choix d’étude ou de métiers différents lorsqu’on en leur en laisse la liberté.

Dans les pays développés et égalitaires, les contraintes économiques pèseraient moins sur les choix scolaires et les filles se sentiraient plus libres d’exprimer leurs « vraies » préférences. La forte ségrégation dans ces pays serait donc la preuve que ces « vraies » préférences des filles sont très différentes de celles des garçons…

Dans notre étude, nous proposons une autre explication du paradoxe de l’égalité des sexes : les différences entre pays en termes d’identités de genre culturellement construites (stéréotypes). Pour cela, nous proposons une méthode pour tenter de mesurer les stéréotypes associant principalement les mathématiques aux hommes. Ces stéréotypes tels que nous les mesurons apparaissent nettement plus forts dans les pays développés et égalitaires, y compris les pays les plus réputés pour l’égalité entre les sexes, comme la Norvège, la Suède ou le Danemark.

Sans grande surprise, les stéréotypes associant les mathématiques aux hommes sont aussi fortement associés aux différences de choix scolaire entre filles et garçons : c’est dans les pays où ces stéréotypes sont les plus forts que relativement aux garçons les filles s’orientent le moins vers les filières mathématiques. Des analyses statistiques assez rudimentaires permettent finalement de montrer que les stéréotypes peuvent expliquer le paradoxe de l’égalité des sexes.

En effet, lorsqu’on tente d’expliquer les différences de choix scolaires entre filles et garçons dans un pays simultanément par notre mesure des stéréotypes de genre et les mesures de développement ou d’égalité, ce sont systématiquement les stéréotypes qui continuent de prédire les choix scolaires, tandis que la relation entre développement ou égalité et ségrégation scolaire disparaît complètement. Les stéréotypes de genre pourraient donc être la variable cachée qui explique le paradoxe.

Enquêtes PISA

Deux questions restent en suspens à ce stade. D’abord peut-on vraiment mesurer les stéréotypes et le fait-on correctement? Ensuite, si notre explication est valide, pourquoi donc y aurait-il plus de stéréotypes de genre concernant les maths dans les pays plus développés ou égalitaires?

Commençons par la première question. Pour mesurer les stéréotypes, nous utilisons les écarts de réponses entre filles et garçons à deux questions particulières de PISA 2012 : « bien réussir en mathématiques dépend entièrement de moi » et « mes parents pensent que les mathématiques sont importantes pour ma carrière ». Ces questions ne mentionnent pas explicitement le genre et les réponses ne sont donc pas biaisées par des préoccupations de conformisme social.

D’autre part, la mesure est obtenue en contrôlant par le niveau en mathématiques ce qui garantit que les écarts observés ne sont pas la conséquence de différences de niveau (évidemment susceptibles d’influencer l’attitude des élèves à l’égard des mathématiques).

Notre approche consiste donc à considérer que les différences systématiques de réponses aux deux questions ci-dessus entre filles et garçons ayant le même niveau en maths (et parfois aussi le même intérêt pour les maths dans des définitions alternatives) capturent l’influence des normes de genre environnantes.

Bien sûr, cela ne constitue pas une preuve et il n’existe d’ailleurs pas de méthode parfaitement validée pour capturer les « stéréotypes » qui demeurent un concept impossible à appréhender parfaitement d’un point de vue empirique.

N’en demeure pas moins vrai que c’est dans les pays développés ou égalitaires que, par rapport aux garçons, les filles vont accorder moins d’importance aux mathématiques que les garçons, ou moins considérer pouvoir réussir dans cette discipline, quand bien même elles ont le même niveau et le même intérêt déclaré qu’eux. C’est en ce sens que nous considérons qu’il y a plus de stéréotypes dans les pays développés ou égalitaires.

Idéologies de genre

Pour tenter d’expliquer l’émergence de ces « stéréotypes », qui peut sembler paradoxale, nous nous référons principalement à un large corpus de travaux en sociologie et en études de genre, initié notamment par Maria Charles et ses coautrices. Ces travaux insistent sur l’importance de distinguer différents types d’idéologies de genre.

Il s’agit notamment de distinguer les sociétés où dominerait l’idéologie de la « primauté masculine » selon laquelle l’homme serait supérieur à la femme de façon générale, et les sociétés où dominent des formes d’essentialisme de genre consistant à se représenter les femmes et les hommes comme fondamentalement différents sans nécessairement présupposer de hiérarchie entre eux.

Il semble que les pays ayant au cours de leur développement limité le mieux l’idéologie de la primauté masculine aient développé plus que les autres d’autres normes de genre essentialistes plus horizontales, telles que celles associant davantage les mathématiques aux hommes.

Une raison possible à cela est que les pays plus développés (ou égalitaires) ont également développé des valeurs plus émancipatrices, individualistes et progressistes qui accordent beaucoup d’importance à la réalisation de soi et à l’expression de soi.

Dans un contexte de forte liberté individuelle, les individus peuvent être amenés à se reposer sur des identités de groupe et notamment de genre pour développer leur identité propre et prendre leurs décisions.

Cela s’applique en particulier aux choix scolaires, qui dans les pays où ils sont moins déterminés par les contraintes économiques (la nécessité de choisir un métier rémunérateur pour pouvoir s’en sortir) peuvent devenir une expression directe du « vrai moi », laissant alors la place au développement de normes de genre concernant ces choix.

Ainsi, les pays qui ont le plus éliminé l’idéologie de la primauté masculine selon laquelle « les femmes ne seraient pas faites pour travailler en dehors de la maison ou avoir des postes à responsabilités » sont également les pays qui ont développé davantage de « normes essentialistes horizontales » concernant les compétences appropriées des femmes et des hommes.

Par ailleurs, en analysant les données PISA 2003 et 2012, nous constatons que les pays qui ont le plus progressé entre 2003 et 2012 en termes de PIB ont vu croître, plus que d’autres, les stéréotypes de genre concernant les mathématiques sur cette période.

Ces résultats amènent à conclure que la ségrégation entre les sexes dans les domaines d’études et les professions, ne diminuera pas d’elle-même à mesure que les sociétés deviennent plus développées et égalitaires. Non parce qu’elle découle de facteurs innés, mais parce qu’elle est le produit de nouvelles formes de différenciation sociale entre femmes et hommes qui ont remplacé l’idéologie de la primauté masculine. Des politiques appropriées semblent donc nécessaires pour induire le changement.

Elyès Jouini est professeur de mathématiques à l’Université Paris Dauphine – PSL, Clotilde Napp est directrice de Recherche CNRS à l’Université Paris Dauphine – PSL, Georgia Thebault est doctorante en économie à l’École des hautes études en sciences sociales, et Thomas Breda est chargé de recherche au CNRS et économiste à l’Institut des politiques publiques, membre associé de l’École d’économie de Paris.

Cet article a été publié à l’origine sur le site Web La Conversation. Lisez le texte original.

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