Les sociologues peuvent-ils critiquer les sociologues?
Quand les chercheurs restent trop « en surface » .
Professeur émérite et ancien directeur du Centre de sociologie générale de l’Université libre de Bruxelles, Claude Javeau a fait paraître une vingtaine de livres, dont un roman universitaire (ou roman de campus) assez cocasse, intitulé Une vie illustre (2015), mais aussi un plaidoyer contre le sport télévisé intitulé Je hais le foot (2015).
Dans son avant-dernier livre traitant Des impostures sociologiques, il poursuit avec autant de verve et de férocité que dans ses écrits antérieurs et subséquents, déclarant d’entrée de jeu son programme ambitieux: « C’est pratiquement toute la sociologie courante (mainstream) que j’ai décidé de mettre dans mon collimateur. » Tout ce livre a le projet de dénoncer les chasses gardées, le « paroissialisme inhérent à la formulation des questionnements et à la chasse aux références », mais également de dénoncer la sociologie superficielle.
Cette critique audacieuse des universitaires et des sociologues œuvrant dans le privé risque de déranger. Mais Claude Javeau ne s’en formalise pas, conscient que ces chapelles (et parfois leurs
« gourous ») détiennent un pouvoir relativement limité (en termes de subventions et subsides, de présence sur des comités décisionnels, en allocations de nouveaux postes) sur leur territoire, tout en étant « investis de pouvoirs plus ou moins considérables, renforcés, en temps d’évaluation, de contrôle des accès à la distribution des moyens matériels (dont financiers, au premier rang) et à l’édition ».
Autrement dit, certains chercheurs en sciences sociales se croiraient à l’abri des idéologies et prétendraient plutôt recourir à des paradigmes pour légitimer le bien-fondé, la scientificité et la pseudo-neutralité de leurs recherches. En ce sens, Claude Javeau n’y va pas de main morte dans son avertissement en début de volume: « Ce sont ces déviations par rapport à un projet authentiquement scientifique que je taxerai d’impostures, quelles que soient la sincérité et l’ingénuité de ceux et celles que j’accuse de les commettre ».
Après avoir décrit quatre types de problèmes ou de détournements de la sociologie et des théories sociologiques comme autant de « portraits » correspondant à des dérives fréquentes ou à des problèmes mal posés, à des descriptions souvent superficielles qui manquent d’approfondissement, d’analyse et d’explications (dans les chapitres 2 à 5), la deuxième moitié de ces impostures sociologiques pose des diagnostics précis et identifie sept « plaies », c’est-à-dire des défauts récurrents de la sociologie telle qu’elle se fait de nos jours, le plus souvent dans des cabinets privés qui veulent répondre aux commandes des ministères et des décideurs.
Parmi les travers soulevés, on remarque l’invocation trop fréquente de la « scientificité » d’une recherche ou d’une corrélation, ou encore le recours aux tautologies lorsqu’un sociologue « se borne à décrire le monde ‘tel qu’il va’, sans chercher les causes de cet état de choses ». Poursuivant sa lancée, Claude Javeau dénonce également la tentation de jouer trop facilement à l’expert, qui s’accompagne trop souvent d’une confusion « entre problèmes sociaux et problèmes sociologiques ».
Enfin, il fustige « la sociologie institutionnelle » qui détermine ses objets de recherche en fonction des orientations dictées par quelques organismes subventionnaires, au gré des priorités d’une poignée de décideurs guidés par l’air du temps et les sujets à la mode. Tout ceci se déroule dans un contexte universitaire resserré où beaucoup d’enseignants ne peuvent donner des cours que sur leur sujet de spécialisation et, qui plus est, dans un environnement de méfiance inavouée envers toute forme d’interdisciplinarité: « en vase clos, sans, ou presque, de relations avec des enseignements apparentés par les objets, sinon les méthodes, à l’exemple de l’histoire, de la psychologie, ou encore de la géographie. » Et bien que ce livre dense se base principalement sur le cas belge, on devine que ce diagnostic pourra se vérifier ailleurs.
À première vue, on pourrait ne retenir que le constat pessimiste de l’auteur quant à la bureaucratisation et l’instrumentalisation de ce qu’il désigne sous l’étiquette de la sociologie courante (mainstream); cependant, le lecteur attentif pourra y voir au contraire un immense programme de travail et une sérieuse mise en garde sur les risques d’une sociologie superficielle qui serait exclusivement à la remorque de la demande immédiate émanant des bailleurs de fonds. Néanmoins, tout au long de son commentaire acéré, Claude Javeau émaille son propos de remarques justes, de conseils bienveillants, de précieuses références à des travaux fondamentaux de différents penseurs célébrés (comme Durkheim, C. W. Mills, Georges Balandier, Norbert Elias, Jean Duvignaux) ou méconnus qui vont parfois au-delà du cadre strict des sciences sociales.
Claude Javeau, Des impostures sociologiques, postface de Jean-Marie Brohm, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, collection « Altérité critique », 2014, 158 p. 9782356872944.
Postes vedettes
- Chaire de recherche du Canada, niveau 2 en génie électrique (Professeur(e))Polytechnique Québec
- Littératures - Professeur(e) (Littérature(s) d'expression française)Université de Moncton
- Médecine - Professeur(e) adjoint(e) (communication en sciences de la santé)Université d'Ottawa
- Medécine- Professeur.e et coordonnateur.rice du programme en santé mentaleUniversité de l’Ontario Français
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