Leadership et apprentissage : Suzanne Fortier fait le point
À la veille de son départ, la principale et vice-chancelière de l’Université McGill revient sur les leçons tirées de la COVID-19, la liberté académique, la diversité et l’avenir de l’enseignement supérieur dans un monde transformé par les technologies.
Lorsqu’elle a pris les rênes de l’Université McGill en 2013, Suzanne Fortier ne pouvait pas prévoir les bouleversements à venir. Après avoir dirigé l’établissement au pire de la pandémie (touchons du bois), elle a annoncé au début de 2022 qu’elle quitterait le 31 août la direction de l’une des universités les plus connues du pays.
Le destin a voulu qu’elle préside le Global University Leaders Forum du Forum économique mondial au moment où la pandémie a frappé. Entendre les têtes dirigeantes des plus grandes universités du monde s’exprimer sur la réponse à une crise sanitaire se déroulant sous leurs yeux fut une expérience des plus enrichissantes pour elle.
Lorsque nous avons discuté ce printemps, elle a notamment abordé ses recherches dans le domaine de l’intelligence artificielle, un élément qui rend ses réflexions sur l’avenir de l’éducation dans un monde remodelé par les technologies d’autant plus intéressantes.
Avant de vous présenter l’entrevue réalisée avec Mme Fortier, revenons d’abord sur quelques autres faits saillants de sa riche carrière. Avant d’accéder à son poste actuel, elle a assuré la présidence du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) durant sept ans. Cristallographe de formation, elle a fait son entrée à l’Université Queen’s en 1982. Après y avoir été professeure au Département de chimie et à la Faculté d’informatique, elle a assumé de hautes fonctions administratives au sein de cet établissement de 1995 à 2005.
Affaires universitaires : En janvier dernier, vous avez annoncé avoir pris la décision de quitter vos fonctions. Comment vous sentez-vous, maintenant que l’année universitaire tire à sa fin?
Suzanne Fortier : Quelque peu ambivalente, parce que j’adore l’Université McGill et que je quitte mon poste, mais pas l’établissement. Il va de soi que je ne ferai pas obstacle à la personne qui me succédera. Cela dit, j’aime beaucoup la vie de principale : tant de choses à découvrir, à apprendre, à écouter. Je m’en suis même fait un devoir, c’est-à-dire que j’assiste à beaucoup de cours, de conférences et de concerts. Vous comprendrez cependant que mon temps est limité, et que je dois donc faire du rattrapage le soir parce qu’il y a, bien sûr, du travail qui doit être fait.
AU : Trouvez-vous cela stimulant?
Mme Fortier : Oh que oui! Même en temps de pandémie. De mars 2020 à septembre 2021, les étudiants étaient rares sur le campus. Durant cette période, j’ai assisté à quelques cours en format virtuel, mais ce n’est pas pareil. J’ai aussi remarqué qu’en ligne, les gens étaient motivés au début de la pandémie, mais qu’au fil du temps, ils ont été de plus en plus nombreux à éteindre leur caméra. Entre un écran rempli de petits carrés noirs et un cours en personne, il y a un monde.
AU : Selon vous, en quoi la pandémie a-t-elle modifié l’approche pédagogique au niveau universitaire? Croyez-vous que certains de ces changements sont définitifs?
Mme Fortier : Il est intéressant de constater à quel point la pandémie nous a changés. D’entrée de jeu, disons que personne ne remet désormais en question la valeur du campus in situ, ce lieu de rencontre, ce carrefour qui insuffle du dynamisme à la vie universitaire. C’est crucial. L’idée du campus virtuel ne tient donc plus pour une partie de la population étudiante. On ne peut cependant pas mettre tous les étudiants dans le même panier. Pour les personnes qui sont ici et goûtent leurs premières expériences universitaires, c’est définitivement ce qu’elles devraient vivre. En revanche, les plateformes virtuelles sont idéales pour les travailleurs et les parents. D’ailleurs, pour des collectivités éloignées, il est assurément bienvenu d’avoir virtuellement accès à des cours de qualité. Nous avons appris que nous pouvions faire une place beaucoup plus grande aux gens vivant ces différentes réalités.
AU : J’aimerais aussi vous entendre sur le Global University Leaders Forum. Comment s’est déroulée votre expérience à la présidence?
Mme Fortier : C’était formidable! En tant qu’universitaires, nous pouvons participer à de nombreux colloques, mais ceux-ci ne réunissent souvent que des gens de notre milieu. Le Forum économique mondial, c’est tout autre chose : on y retrouve des acteurs du secteur de l’investissement, de la filière industrielle, et aux réunions de Davos, il y a beaucoup de jeunes esprits aux idées novatrices, notamment sur le plan social. Le Forum attire aussi des universitaires. Bref, c’est une riche mosaïque.
Cette présidence était difficile à assumer sur certains plans, étant donné que je suis entrée en fonction juste avant la pandémie. En effet, nous nous sommes rencontrés en personne à Davos en janvier 2020 et très peu de temps après, le virus nous a frappé de plein fouet. Nous nous sommes ensuite réunis en ligne, beaucoup plus souvent que par le passé. À l’aube de la pandémie, le rythme était mensuel. C’était fantastique, parce que nos collègues de Hong Kong nous soutenaient. « Nous sommes passés par là. Voici ce à quoi vous devez vous attendre. Nous avons conçu des outils. Nous serions ravis de vous faire profiter de nos apprentissages », nous disaient-ils. Nous avions le sentiment d’appartenir à une communauté.
AU : Comment les notions d’inclusion et de diversité ont-elles évolué au fil de votre carrière?
Mme Fortier : À mes débuts, les universités employaient très peu de femmes scientifiques. En 1982, j’ai été la toute première à être embauchée par le Département de chimie de l’Université Queen’s. À ce moment, aucune physicienne n’était à l’emploi de l’Université et on ne comptait que quelques mathématiciennes. Après moi, l’établissement a engagé une première ingénieure. On dirait que je remonte à l’ère préhistorique, mais telle était la réalité au début des années 1980. Aujourd’hui, à l’Université McGill, il y a un nombre égal de femmes et d’hommes en début de carrière qui occupent des postes de professeur.e.s adjoint.e.s. Les choses ont donc beaucoup changé. On a vu une plus grande ouverture envers les autres minorités, dont les personnes autochtones, les personnes noires et les membres issus de la diversité sexuelle. À mon embauche, les universités étaient inhospitalières pour les personnes issues de la diversité, et si les progrès sont considérables, il reste beaucoup à accomplir. Je crois qu’il est juste de dire qu’on excluait certains groupes minoritaires parce qu’ils ne correspondaient pas aux conceptions stéréotypées du milieu universitaire. Les personnes concernées ont raison d’attendre avec frustration et impatience que les choses changent. Le plus difficile, c’est de savoir que le rythme sera probablement plus lent que certains ne l’espèrent. Il faut du temps pour créer un bassin, pour passer de minorité à normalité dans la représentation de ces groupes sur le campus, ou dans la société en général.
AU : On peut penser, par exemple, aux cibles en matière d’équité du Programme des chaires de recherche du Canada et aux moyens de les atteindre.
Mme Fortier : Effectivement. Si on revient sur ce que nous avons fait au CRSNG, je crois que les objectifs étaient bien pensés. Nous nous sommes toujours fiés au bassin de candidats éventuels. Par exemple, si 40 % des titulaires de doctorats et des boursiers postdoctoraux sont des femmes, on peut s’attendre à ce que 40 % des personnes embauchées à titre de professeur.e.s adjoint.e.s soient des femmes. Certains veulent pourtant reproduire la parité absolue qui s’observe dans la population générale. Vous comprendrez que cette cible est difficile à atteindre lorsque le bassin de talents ne comporte pas autant de femmes que d’hommes.
À mon avis, les objectifs fondés sur le bassin sont réalistes et atteignables, et probablement préférables aux autres. Les recruteurs trop ambitieux à cet égard ratent leurs cibles, car les candidates éventuelles ne sont tout simplement pas assez nombreuses.
AU : Parlons à présent de la liberté académique, un enjeu d’envergure, notamment au Québec. La Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire oblige les universités à se doter d’une politique en la matière. Que conseilleriez-vous aux autres administrateur.trice.s qui devront s’attaquer à la question dans les mois à venir?
Mme Fortier : Ces jours-ci, la liberté académique fait couler beaucoup d’encre parce que nous y adhérons tous. Elle est essentielle à l’avancement des connaissances et à la mise en place d’un contexte où l’on peut vraiment sortir des sentiers battus pour s’aventurer vers l’inconnu. Je crois qu’il faut se demander dans quelle mesure une intervention bureaucratique externe est nécessaire pour y arriver. Je peux vous dire que de nombreuses universités réfléchissent à la question et se dotent de processus internes pour protéger la liberté académique. Est-il préférable de se voir imposer un modèle par l’État? Ou bien vaut-il mieux que le modèle émane du milieu? Dans la mesure où un ensemble commun de principes et de normes est établi, il me paraît sans doute préférable de laisser les établissements s’occuper du reste au lieu d’appliquer un modèle universel.
Le plus étrange, c’est que la notion de liberté académique est née d’une volonté de protéger les personnes dont les travaux tranchaient parfois avec les positions du gouvernement en place. Si l’on considère l’intention de départ, il est un peu incongru que l’État s’immisce dans cet enjeu.
AU : En tant qu’experte en intelligence artificielle, quel regard portez-vous sur les effets transformateurs que pourraient avoir les technologies sur le marché du travail et, de ce fait, sur le fonctionnement des universités?
Mme Fortier : Tout le monde est à même de constater que, de manière générale, les technologies modifient la nature du travail. Partout autour de nous, des technologies – algorithmes, intelligence artificielle, robots, capteurs – changent nos façons de travailler et les compétences à acquérir. C’est l’un des sujets sur lesquels je me suis penchée au sein du Forum économique mondial. J’ai coprésidé le Forum mondial sur l’avenir de l’éducation et l’avenir du travail. J’ai donc beaucoup échangé sur le sujet avec des gens de partout dans le monde et provenant de divers secteurs.
À l’issue de notre travail, nous avons défini quatre ensembles de compétences qui doivent être partie intégrante de tout parcours pédagogique dès le jour un. Le premier a trait à la créativité et à l’innovation. Le deuxième se rapporte à la littéracie numérique, qui consiste non seulement à savoir utiliser les technologies, mais aussi à comprendre leurs effets sur nos vies et nos interactions. Il est primordial de se familiariser avec les perturbations qu’engendrent les technologies et d’apprendre à les réserver aux initiatives qui profitent à la société. Le troisième ensemble concerne les compétences civiques, soit le sentiment d’appartenir à une société et à une communauté mondiale. Quant au quatrième et dernier ensemble, il regroupe les compétences intrapersonnelles et interpersonnelles, très importantes, parce que la collaboration est au cœur de nos vies. Les compétences interpersonnelles prennent en bonne partie appui sur les compétences intrapersonnelles, comme l’aptitude à porter un regard objectif sur soi, son apport potentiel, ses forces et ses faiblesses.
De toute évidence, les technologies changent nos vies, mais n’oublions pas que l’être humain excelle pour ce qui est d’apprendre, de s’adapter et d’ajouter des cordes à son arc. Comme pédagogues, nous devons stimuler ces aptitudes, ne pas négliger ce dont la population étudiante a besoin pour développer ses compétences dans toutes ces sphères, et de vivre toutes sortes d’expériences formatrices sur nos campus.
Je dis toujours que l’acquis le plus précieux des études universitaires est la confiance dans sa faculté d’apprendre. Si on a cette confiance, qu’on n’a pas peur de s’aventurer en terrain peu connu, qu’on se dit « je suis capable, j’ai de la facilité à apprendre », on est bien outillé pour notre vie personnelle et professionnelle. C’est le genre de chose que nous devons cultiver chez nos étudiant.e.s : la confiance en leurs capacités d’apprentissage.
Cette entrevue a été condensée et modifiée par souci de clarté.
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