L’utilité insoupçonnée des mèmes

Comment j’ai transformé une tendance du Web en un outil d’enseignement.

21 juillet 2025

Lors d’une séance d’enseignement tutoriel à l’automne dernier, dans le cadre d’un cours sur la culture traditionnelle et populaire, j’ai projeté un mème en plein écran — la fameuse série de Supa Hot Fire, célèbre pour ses battles de rap parodiques. Le but? expliquer la généalogie parfois obscure de la culture orale et de la performance et leur évolution. L’ambiance a changé du tout au tout : on voit des personnes éclater de rire, se pencher en avant, et même chercher leur téléphone pour immortaliser la scène et la partager avec leurs connaissances. En tant qu’auxiliaire à l’enseignement face à des étudiantes et étudiants de premier cycle en 2025, j’ai vite compris que pour capter leur attention, il faut aller à leur rencontre là où ils se trouvent : sur Internet, sensibles aux codes culturels et adeptes des emojis.

Pour les personnes qui n’ont pas d’enfants ou ne passent pas beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, les mèmes  sont de courtes vidéos ou images légendées, souvent humoristiques, largement partagées sur Internet et vues par des millions de personnes à travers le monde. Mon projet de recherche doctorale explore justement comment les mèmes peuvent servir d’outils à créer du sens à travers les cultures. Cependant, les utiliser en classe montre qu’ils sont bien plus que de simples objets d’étude : ce sont des ponts visuels ludiques qui rendent l’inconnu plus accessible. Ils aident même parfois à réduire le fossé gênant entre les auxiliaires à l’enseignement et les personnes étudiantes, transformant cette distance en une véritable connexion.

Il faut dire que quand on est au premier cycle, on vient avec bien plus qu’un sac à dos; on porte souvent des attentes façonnées par des cultures numériques en perpétuel mouvement. Étant un auxiliaire à l’enseignement millénial travaillant avec des étudiantes et étudiants de la génération Z, je peux dire que j’ai rencontré les mêmes difficultés que mes enseignantes et enseignants du secondaire : un clivage d’autorité invisible, une réticence à s’exprimer, et un écart générationnel majeur que les heures au bureau ne peuvent réduire. C’est dans ces silences gênants qui s’installent parfois après mes questions que j’ai pris pleinement conscience de ces difficultés. 

Alors, que peut-on faire en tant qu’auxiliaire à l’enseignement? Comme on le dit sur Internet : les problèmes modernes exigent des solutions modernes. Eh oui! on parle des mèmes! Une étude (en anglais seulement) a souligné la façon dont les mèmes exploitent la double programmation en associant images et éléments verbaux pour favoriser la mémorisation et la compréhension. Les cours de premier cycle regorgent souvent de concepts abstraits difficiles à assimiler. Mais, en utilisant les mèmes, on crée des ponts d’interprétation qui poussent les étudiantes et étudiants à s’approprier les idées dans leur propre vocabulaire, rendant l’apprentissage plus accessible.  

Ce qui m’a surpris lorsque j’ai présenté la vidéo de rap de Supa Hot Fire pour expliquer la performance orale, ce n’était pas tant les rires ou tous les téléphones immortalisant l’instant, mais ce qui s’est passé ensuite.

Le mème de Supa Hot Fire parodie les règles des battles de rap des années 2000 : le rappeur Supa Hot Fire (nom de scène de l’humoriste et musicien DeShawn Raw) interprète de manière exagérée des improvisations rap face à des adversaires, ce qui produit souvent un effet comique. Le mème encore frais dans les esprits, j’ai saisi l’occasion pour ramener la discussion aux caractéristiques des performances orales traditionnelles déjà étudiées : En quoi Supa Hot Fire illustre-t-il les caractéristiques de la culture orale? Quelles similarités peut-on observer entre les battles de rap et les formes traditionnelles de performance orale? Tout d’un coup, ce qui semblait être un concept abstrait devenait soudainement bien concret.

Les étudiantes et étudiants ont relevé le rythme et l’exagération dans la performance de Supa, y voyant un écho aux traditions du conte oral des griots d’Afrique de l’Ouest, et des poètes de slam, un mouvement né à Chicago dans les années 80. Une personne a même dit que les personnes derrière Supa participaient elles aussi à une forme de performance en acclamant le rappeur avec autant d’exagération, une observation que je n’avais pas anticipée! 

Ce moment a mis en lumière le potentiel des mèmes non seulement pour attirer l’attention, mais aussi pour créer des passerelles entre les concepts. Dans ce cas précis, le mème a servi de repère culturel, offrant un point de référence familier pour aborder un concept méconnu. Ce processus a lancé un travail collectif d’interprétation, transférant le pouvoir aux étudiantes et étudiants. Il a aussi nourri un véritable échange : en m’appuyant sur leurs réactions, j’ai monté une mini-leçon s’appuyant sur les rapprochements possibles entre les mèmes et de plus anciennes formes de performance orale.

Ce n’est pas le mème qui a transmis le savoir — mais c’est lui qui l’a ancré dans la mémoire.

La recherche a prouvé que les mèmes ne sont pas que de simples distractions visuelles. Selon une étude récente parue dans ScienceDirect (en anglais seulement), la création de mèmes autour des concepts abordés dans un cours de sciences judiciaires a permis aux étudiantes et étudiants d’approfondir leur compréhension et de mieux retenir l’information.

Plus important même, les mèmes jouent le rôle de ponts culturels : ils rapprochent les enseignantes et enseignants de leurs élèves tout en valorisant leur mode d’expression. Un rire partagé ou un moment de reconnaissance suffisent parfois à aplanir la distance hiérarchique, et à faire participer tout le monde à la création de sens. Les mèmes favorisent un cadre d’apprentissage décontracté et collaboratif, un élément fort apprécié des étudiantes et étudiants connectés d’aujourd’hui.

Mon expérience personnelle m’a appris qu’adopter la culture numérique de la population étudiante ne signifie pas appauvrir le contenu, mais plutôt repenser la manière de l’enseigner. Parfois, un mème bien choisi et présenté au bon moment éveille davantage la curiosité qu’une dizaine de diapositives PowerPoint.

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