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Inventer, innover et commercialiser : « du vieux vin dans des bouteilles neuves »

Recherche fondamentale, relève et bourses : le milieu universitaire réagit au lancement de la nouvelle Stratégie québécoise de recherche et d’innovation.
par SAMUEL SAUVAGEAU-AUDET
09 JUIN 22

Inventer, innover et commercialiser : « du vieux vin dans des bouteilles neuves »

Recherche fondamentale, relève et bourses : le milieu universitaire réagit au lancement de la nouvelle Stratégie québécoise de recherche et d’innovation.

par SAMUEL SAUVAGEAU-AUDET | 09 JUIN 22

De nombreux acteurs issus du monde politique, scientifique et entrepreneurial étaient rassemblés au centre-ville de Montréal le 19 mai dernier pour le lancement de la Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation (SQRI2), qui s’étalera sur une période de cinq ans à partir de cette année.

Ce document de 90 pages s’appuie sur trois concepts : inventer, innover et commercialiser. Le gouvernement met l’accent sur la création d’une « synergie » entre le secteur de la recherche et celui de l’industrie dans le but d’accroître la « productivité » des entreprises au Québec. De ce fait, le gouvernement prévoit de cibler des secteurs « d’avenir » qu’il considère comme « stratégiques » pour répondre à des « enjeux de société ». On parle ici du numérique (intelligence artificielle, TIC, cybersécurité), des technologies quantiques, de l’aérospatiale, des technologies vertes et du secteur de l’agriculture.

Pour aboutir à la deuxième mouture de cette stratégie, un long processus de consultation a été nécessaire. Au total, 7,5 milliards de dollars sont prévus pour la SQRI2, tous budgets confondus. En incluant les crédits de base et les sommes additionnelles, le montant octroyé aux Fonds de recherche du Québec a augmenté de 13 % par rapport à l’ancienne Stratégie. En budget additionnel, 205,3 millions de dollars seront investis pour « appuyer les initiatives » des Fonds de recherche, 100 millions de dollars seront déboursés pour les « talents » et 15 millions de dollars seront consacrés au développement de la « culture scientifique et de l’innovation », le tout sur cinq ans.

Jusqu’ici, le milieu scientifique universitaire a assez bien accueilli cette nouvelle stratégie de recherche et d’innovation. Dans une lettre collective, les chefs d’établissement du réseau l’Université du Québec saluent la SQRI2. Ils apprécient notamment l’investissement fait dans les « mécanismes de maillage » entre les universités et les différents secteurs. Pour l’Acfas, c’est plutôt l’attention portée à la relève, la recherche fondamentale et l’innovation sociale qui est digne d’intérêt.

Pour arriver à brosser un portrait de l’ampleur de certaines mesures contenues dans le document, Affaires universitaires s’est entretenu avec Christian Sarra-Bournet, directeur exécutif de l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke, Catherine Beaudry, professeure titulaire à Polytechnique Montréal, et Mahdi Khelfaoui, historien des sciences et professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Ceux-ci ont accepté de nous faire part de leurs lectures respectives de la SQRI2.

Les bourses ne suivent pas la courbe de l’inflation

Même s’ils se réjouissent de l’investissement supplémentaire octroyé à la relève et la culture scientifique, certains points resteraient, selon eux, à préciser.

M. Sarra-Bournet estime que l’investissement dédié à la relève reste « insuffisant » et n’aurait pas été pensé en fonction de l’évolution de l’inflation. Il met l’accent, entre autres, sur le gros « rattrapage » que le gouvernement doit faire en matière de bourse étudiante pour la recherche. « Nous aurions souhaité avoir plus de détails sur la manière dont seront utilisés ces 100 millions de dollars. Il serait plus qu’intéressant de réviser les montants des bourses pour faire face à l’inflation, au lieu de simplement créer de nouvelles bourses », avance-t-il d’un ton dubitatif. Il doute que la bonification du budget de base des Fonds de recherche fasse « bouger l’aiguille ».

Un élément qui a également capté l’attention de Mme Beaudry et de M. Khelfaoui, qui qualifient de « floue » la section de la SQRI2 sur les bourses. Selon ces deux universitaires, on ne sait toujours pas si le gouvernement augmentera le montant ou le nombre des bourses. Ils croient que le mystère doit être levé. « Nos étudiants ont vraiment des salaires de misère, surtout en sciences sociales. Il faut qu’on leur donne assez pour se nourrir et pour réussir. Les étudiants sont sous le seuil de la pauvreté », fait valoir Mme Beaudry.

Un constat qui fait écho au message de plus de 1 880 chercheurs et sociétés savantes du pays qui se sont récemment mobilisés pour réclamer une hausse des montants des bourses octroyées par le gouvernement fédéral et les trois Fonds de recherche du Québec. Dans la pétition qu’ils ont signée, ils mentionnent qu’au niveau fédéral la valeur des bourses n’a pas augmenté depuis 2003. Cette requête a jusqu’ici été ignorée par le gouvernement canadien.

La rhétorique de « l’innovation »

Selon M. Khelfaoui, la SQRI2 est comme « du vieux vin dans des bouteilles neuves ». Le rapprochement du monde de la recherche et de l’entreprise est central dans la nouvelle stratégie, et le document « ne s’en cache pas ». Mais cette vision utilitariste de la recherche et de l’innovation pour améliorer la productivité serait la même, ou presque, qu’il y a 35 ans.

L’historien des sciences rappelle qu’une politique équivalente avait été instaurée par le gouvernement libéral de Robert Bourassa lors du virage technologique des années 1980. D’après lui, « on ne fait que répéter les choses qui ont été faites par le passé ». Le fait de cibler les zones d’innovation est « similaire » à ce qui était fait il y a 10 ou 20 ans : c’est-à-dire investir dans les « grappes industriels » et les « systèmes régionaux d’innovation ».

Utiliser la recherche et l’innovation pour relever les défis de société, « voilà quelque chose qui ne change pas », selon M. Khelfaoui. La SQRI2 cible toujours le vieillissement de la population, la croissance démographique et le développement durable, « mais avec une sorte de mise à jour des enjeux, comme c’est le cas pour les changements climatiques », ajoute-t-il.

Pour M. Khelfaoui, l’élément de nouveauté de la Stratégie concerne la « rhétorique inhérente au concept d’innovation. Avant ce type de document, on parlait davantage d’innovation dite technologique dans les entreprises, et on comprenait ce que ça voulait dire, soit développer ou améliorer un produit ou un service dans le but de le commercialiser. Maintenant, on parle d’innovation durable, sociétale, sociale, sans trop les définir ». Selon lui, on a « saupoudré » le rapport avec ces termes pour « cocher la case de la dimension sociale et environnementale ».

De plus, le professeur de l’UQTR pointe la vision dépassée du concept « d’innovation », que l’on retrouve plusieurs fois dans le document : « La SQRI2 considère l’innovation comme une sorte de processus séquentiel, passant de l’idée au laboratoire, au développement d’un prototype pour ensuite passer par le processus de pré commercialisation pour aboutir, finalement, à l’injection de capitaux de risque », une vision très « linéaire » et « datée » de l’innovation, ajoute-t-il. L’historien des sciences évoque l’existence de plusieurs études qui « démontre » que « l’innovation est un processus beaucoup plus sinueux et lent, qui n’est pas séquencé et ordonné ». Il est « naïf » de croire qu’il faut seulement cinq ans pour « transposer » certaines idées en produit, ajoute-t-il.

« La SQRI2 considère l’innovation comme une sorte de processus séquentiel, passant de l’idée au laboratoire, au développement d’un prototype pour ensuite passer par le processus de pré commercialisation pour aboutir, finalement, à l’injection de capitaux de risque. »

500 nouveaux professeurs en génie et TIC

Sur papier, la Stratégie devrait permettre la création d’emplois dans le milieu universitaire, en investissant dans l’embauche de 500 professeurs dans les domaines du génie et des technologies de communication.

Pour Mme Beaudry, engager plus de professeurs dans les universités est une « bonne chose ». Toutefois, selon elle, compte tenu du « manque criant d’enseignants », il faudrait en engager davantage dans les autres secteurs. « C’est comme si on avait juste besoin d’ingénieurs et de TIC. Si on veut s’assurer de faire plus de recherches intersectorielles, il faut veiller à ce que les professeurs ne soient pas trop débordés. Le nombre d’étudiants augmente, mais pas l’inverse », ajoute-t-elle.

Le gouvernement prévoit justement d’augmenter à 9 000 le nombre d’étudiants universitaires au baccalauréat dans des domaines connexes tels qu’en science, technologie, ingénierie, mathématique (STIM) et en informatique, et ce, d’ici cinq ans. Au cours des cinq dernières années, la moyenne du nombre d’étudiants dans ces disciplines s’élève à 8 289.

Même si l’Institut quantique de Sherbrooke se trouve en plein cœur de l’une des zones d’innovation ciblées par le gouvernement, où industries, entrepreneurs et chercheurs collaborent pour innover en s’appuyant sur les forces propres à chaque région, un flou reste à éclaircir. À l’approche de la création d’un nouveau programme de baccalauréat en technologie quantique dans son université, M. Sarra-Bournet espère que son secteur bénéficiera de l’embauche d’enseignants. Selon lui, c’est le moment de former les « talents » et de « mettre en œuvre » les technologies quantiques, un secteur où les retombées peuvent prendre du temps avant de se matérialiser : « C’est un développement qui est extrêmement lent. Le retour sur investissement ne se fait pas en trois ans, ni en cinq ans. »

Selon M. Sarra-Bournet, l’Institut ne peut qu’être « heureux d’avoir un nouveau cadre, une idée de la direction que le gouvernement a décidé de prendre ». La SQRI2 « facilitera » le travail conjoint avec certains partenaires comme les Fonds de recherche du Québec en donnant plus de « clarté » aux investissements à venir, ajoute-t-il. De plus, à l’heure actuelle, le « défi partout sur la planète » en technologie quantique est « l’accès au talent », explique le directeur. Le fait d’investir dans le développement de ces « talents » au Québec, et surtout dans le secteur quantique, est « de la musique pour les oreilles de l’Institut ».

« C’est comme si on avait juste besoin d’ingénieurs et de TIC. Si on veut s’assurer de faire plus de recherches intersectorielles, il faut veiller à ce que les professeurs ne soient pas trop débordés. Le nombre d’étudiants augmente, mais pas l’inverse. »

La recherche fondamentale affectée?

La SQRI2 prévoit mettre en place des « mécanismes » pour que « les rendements financiers générés par les interventions de l’État dans la commercialisation des innovations soient réinvestis dans la recherche fondamentale et la relève : le cycle de l’innovation ». Pour ce faire, le gouvernement est catégorique quant à la finalité de la recherche : les « activités scientifiques devront se lier aux besoins de la société et du marché ».

D’après Mme Beaudry la mise en place de ces mécanismes devrait « créer un incitatif pour les universités de commercialiser davantage d’innovations issues de la recherche ». Toutefois, la question qu’elle se pose concerne la commercialisation des recherches universitaires. À son avis, cet élément constitue un problème pour la « liberté de recherche des chercheurs », surtout pour les personnes qui, à la base, travaillent dans des domaines où les technologies ne sont pas « commercialisables ».

« Quand je lis : “des activités scientifiques devront se lier aux besoins de la société et du marché “, je trouve ça très court terme comme vision. Il faut aussi maintenir la recherche fondamentale et anticiper les besoins futurs. Il va falloir être prudent de ce côté-là », soutient Mme Beaudry.

De son côté, M. Khelfaoui n’est pas inquiet quant à la pérennité de la recherche fondamentale dans les universités. Le budget additionnel injecté par la SQRI2 augmentera certainement le nombre de projets de recherches appliquées et de partenariats, mais « cela ne devrait pas empêcher les chercheurs de faire de la recherche fondamentale, au contraire », affirme-t-il.

Si M. Sarra-Bournet considère important de continuer à financer la recherche fondamentale et la recherche issue de la curiosité scientifique, c’est une question de « juste-milieu ». « Il y a un équilibre à trouver. On aurait pu recevoir plus en recherche fondamentale, mais d’autres problèmes liés à la productivité, à l’innovation et à la commercialisation ont été identifiés par le gouvernement. Je suis tout à fait à l’aise avec ça. » Il évoque aussi l’importance de financer la recherche basée sur la « curiosité scientifique », qui n’est pas liée à un retour sur investissement. C’est « essentiel » pour la société, selon le directeur exécutif de l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke.

M. Khelfaoui est impatient à l’idée de voir le type d’indicateur que le gouvernement va mettre en place. « Une des nouveautés du document est le baromètre de l’innovation. J’ai hâte de voir l’utilité de l’outil. Nous allons voir si celui-ci agit en vue d’actions concrètes ou s’il servira seulement à valider a posteriori les décisions qui ont été prises. »

Les trois chercheurs s’entendent pour dire qu’il est trop tôt pour connaître en détail certaines modalités d’application du document. Selon Mme Beaudry, la SQRI2 est une bonne « recette de gâteau » et il faudra attendre de pouvoir goûter le résultat final pour savoir si cette recette en vaut la peine.

Rédigé par
Samuel Sauvageau-Audet
Samuel Sauvageau-Audet est journaliste pigiste francophone pour Affaires universitaires.
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