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Les témoignages recueillis par la Commission de vérité et réconciliation suscitent la controverse

De nombreux survivants croyaient que leurs témoignages confidentiels seraient détruits, et non archivés pour la postérité.

par MOIRA FARR | 07 OCT 15

Après des années passées à assembler des millions de documents et à entendre les témoignages des milliers d’Autochtones victimes de mauvais traitements dans les pensionnats indiens, la Commission de vérité et réconciliation (CVR) s’apprête à archiver, au Centre national de vérité et réconciliation (CNVR) de l’Université du Manitoba, les documents comportant pour la plupart des témoignages durs et déchirants. Le CNVR, dont l’ouverture au public est prévue cet automne, abritera un grand nombre d’archives historiques essentielles, témoignant d’un chapitre tragique et douloureux de l’histoire des Premières Nations et du Canada.

Une controverse a toutefois surgi autour de la conservation des témoignages des survivants, livrés sous couvert de confidentialité par ceux qui souhaitaient être indemnisés en raison des agressions subies. Beaucoup ont été choqués d’apprendre que les propos qu’ils ont livrés aux arbitres derrière des portes closes pourraient être préservés pour la postérité. L’an dernier, certains ont contesté la conservation de leurs témoignages devant un tribunal ontarien. Le juge Paul Perell a tranché : les documents issus du Processus d’évaluation indépendant pourront être conservés pendant 15 ans, mais les renseignements identificateurs qu’ils comportent devront être supprimés. Pour archiver les documents au-delà de cette période, il faudra obtenir le consentement des personnes qui ont livré les témoignages. Le juge Perell a ajouté que tout autre scénario équivaudrait à trahir la confiance des survivants et serait préjudiciable à la réconciliation.

Certains voient dans cette décision un compromis raisonnable, mais le CNVR en a fait appel. L’affaire devrait être entendue à la fin d’octobre. Le CNVR tient à préserver ces documents. Il estime être bien placé pour le faire en tant qu’organisation gérée par des Autochtones et mandatée par la CVR.

Ce dossier soulève des questions épineuses pour les archivistes et les historiens, qui doivent depuis longtemps se plier à des normes strictes en matière de respect de la vie privée et de consentement – des questions plus complexes que jamais à l’ère numérique. Les recherches effectuées par l’entremise du CNVR devront être approuvées par un comité d’éthique de l’Université du Manitoba.

Qu’en sera-t-il des documents contenant des témoignages oraux livrés sans que les parties sachent clairement ce qu’il en adviendrait ? Ceux qui ont comparu devant les arbitres dans le cadre du Processus d’évaluation indépendant ont été verbalement assurés que personne n’aurait jamais accès aux documents contenant leurs témoignages, mais on ne leur a pas précisé que les documents juridiques qu’ils avaient signés comportaient une annexe spécifiant que seul un bibliothécaire ou un archiviste pourrait détruire ces documents. « La préservation est inhérente au processus, mais les personnes ont-elles été dûment informées? », se demande le directeur du CNVR, Ry Moran, ajoutant qu’on ne peut à la rigueur parler que d’un vague consentement tacite.

Les opinions sur la manière de résoudre ce dilemme sont partagées, aussi bien chez les Autochtones que chez les non-Autochtones. L’Assemblée des Premières Nations a défendu le droit à la vie privée des personnes qui croyaient que leurs témoignages resteraient totalement confidentiels. Elle est favorable à la destruction des documents. En revanche, d’autres intervenants qui ont témoigné devant la CVR, de même que des gens comme M. Moran, soutiennent que ces documents représentent l’Histoire orale – « les voix de 40 000 personnes », précise M. Moran – et doivent donc être préservés afin que la période des pensionnats indiens puisse être bien comprise, maintenant et pendant longtemps.

Moran, qui est Métis, se désole de l’information erronée et génératrice d’angoisse qui circule au sujet de l’accès aux documents archivés. « Les promesses faites aux survivants doivent être honorées », dit-il, attirant l’attention sur les nombreux protocoles de confidentialité déjà en place du sein du CNVR, où le contrôle des dossiers par les Autochtones sera garanti. Ces protocoles de confidentialité sont clairement énoncés sur le site Web du CNVR. Un cercle des aînés devra être consulté pour toute recherche portant sur les documents les plus sensibles. Les dossiers médicaux et financiers ne seront pas accessibles. Les noms et les autres renseignements identificateurs seront supprimés, possiblement au moyen d’un nouveau logiciel conçu pour les supprimer automatiquement. « Des entreprises se spécialisent dans ce genre de travail, assure M. Moran. Ils suppriment les renseignements identificateurs tout en préservant les éléments significatifs sur le plan statistique, pour que les chercheurs puissent comprendre les parcours et les tendances. »

Les garanties offertes ne parviennent toutefois pas à convaincre certains universitaires. « J’aimerais savoir qui est chargé de supprimer les données », lance Don McCaskill, depuis longtemps professeur d’études autochtones à l’Université Trent. Selon lui, il serait compréhensible que les Autochtones ne fassent pas con-fiance à un organisme gouvernemental pour la conservation de documents aussi sensibles et personnels. Il craint que le CNVR ait tendance à privilégier les intérêts des chercheurs et à sous-estimer les conséquences potentielles des violations de confidentialité. Il estime également qu’il sera difficile d’adopter une démarche au cas par cas, et convient avec M. Moran que les protocoles auraient dû être fixés plus clairement dès le départ. « Je souhaiterais que le droit des personnes à la confidentialité prime, si elles n’ont pas été dûment consultées. »

Chercheuse universitaire, professeure agrégée et experte en méthodologies de recherche et en jurisprudence à la Allard School of Law de l’Université de la Colombie-Britannique, Emma Cunliffe dit avoir « l’intuition que ces documents doivent être préservés ». Elle se demande si la perception du droit contractuel sur la base de laquelle le juge Perell a analysé les documents, puis tranché en faveur de leur destruction, était la plus judicieuse qui soit dans ce cas précis. Mme Cunliffe estime toutefois que certaines craintes des participants au processus sont fondées. « Je suis parfaitement consciente du fait que les processus judiciaires n’ont pas toujours été anodins pour les membres des Premières Nations. Ils ont le droit de poser des questions difficiles. »

Mme Cunliffe souligne en outre que la relation entre chercheurs universitaires et Autochtones a de tout temps été placée sous le signe de l’incompréhension et de la trahison. « Peut-être faudrait-il mettre en place un processus de ré-conciliation avec les universités », dit-elle. À l’instar de M. McCaskill, elle soutient qu’il faut « avant tout veiller à ne pas causer de préjudice additionnel aux participants ».

M. Moran, les commissaires de la CVR et l’Université du Manitoba ne sont pas en désaccord avec Mme Cunliffe. Ils veulent toutefois être en mesure d’honorer leur mandat de sauvegarde de la vérité dans le cadre du processus de vérité et de réconciliation. « Rien au Canada ne reflète plus fidèlement les témoignages des survivants que les documents qu’abrite le CNVR », affirme M. Moran. En appel, les avocats du CNVR en-tendent soutenir que la préservation respectueuse de ces documents sera plus bénéfique que leur destruction, pourvu qu’elle soit régie par des protocoles de confidentialité adéquats et repose sur le consentement éclairé des personnes dont les pénibles expériences sont au cœur du dilemme. « Discutons de ce qu’il est possible de faire plutôt que de jouer sur les peurs des gens », conclut M. Moran.

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