Défendre la liberté académique au quotidien
David Robinson, directeur général de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, livre ses réflexions sur la menace que fait peser le débat au sujet du conflit Israël-Hamas sur les principes fondamentaux de liberté académique.
L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU) représente des professeur.e.s, des bibliothécaires, des chercheurs et chercheuses ainsi que des membres du personnel dans 125 établissements au pays. Son directeur général David Robinson s’est récemment entretenu avec Affaires universitaires au sujet des débats entourant la liberté d’expression, qui ont enflammé les campus au pays, du besoin de réitérer l’importance de la liberté académique et de ce que les établissements peuvent faire pour défendre ce qu’il qualifie de « valeur sacrée ».
Affaires universitaires (AU) : La liberté d’expression sur le campus et la liberté académique soulèvent depuis toujours des débats dans les universités canadiennes. Mais depuis le 7 octobre, date qui a marqué la reprise du conflit à Gaza, ces principes ont été propulsés à l’avant-plan. Quelle est la différence entre les deux notions et en quoi sont-elles fragilisées à l’heure actuelle?
David Robinson : Toutes les libertés expressives sont particulièrement vulnérables en temps de conflits, de débats et de bouleversements sociaux. C’est ce que nous observons à l’heure actuelle. L’affrontement entre Israël et le Hamas polarise les établissements.
Il y a généralement un lien entre liberté d’expression et liberté académique, mais cette dernière notion est propre à la profession universitaire. Si tout le monde a droit à la liberté d’expression, la liberté académique est l’apanage de certaines personnes. Toutes les personnes peuvent s’exprimer sur un éventail de sujets dans les limites prescrites par la loi, alors que la liberté académique s’applique à une occupation et à un contexte donnés.
Il y a quatre éléments à la liberté académique, comme les quatre pattes d’une chaise. Premièrement, la liberté d’enseignement, de discussion en classe ainsi que du choix de la méthode pédagogique, du matériel et du mode d’évaluation. Deuxièmement, la liberté de recherche et d’acquisition de connaissances dans des domaines propices à des découvertes, sans ingérence extérieure. Troisièmement, la liberté d’offrir ses services à l’établissement, ce qui suppose aussi la capacité de critiquer l’établissement. Quatrièmement, la liberté de se livrer à des activités universitaires extra-muros, à émettre des commentaires ou à prendre la parole en tant que professeur.e dans la sphère publique. C’est généralement le maillon faible de la liberté universitaire, l’aspect le moins bien compris et le plus souvent menacé.
Pendant les années 1940 et 1950, en pleine Guerre froide, les universitaires étaient persécuté.e.s, renvoyé.e.s ou soumis.es à des mesures disciplinaires, non pas en raison des sujets abordés en classe, dans leurs travaux ou dans le cadre de leurs tâches administratives, mais à cause de leurs activités publiques et de leurs manifestations de solidarité pour certaines causes politiques. De nos jours, c’est ce qui retient beaucoup l’attention : des prises de parole publiques. La plupart des cas portés à mon attention implique des universitaires qui ont signé une pétition ou qui ont pris la parole dans une manifestation et exprimé leurs opinions.
AU : Du point de vue des établissements ou de l’administration, quelle est la limite? Quand l’établissement peut-il dire qu’un.e universitaire est allé.e trop loin?
M. Robinson: Il y a grosso modo deux limites. La première, c’est la loi. La liberté académique ne donne pas le droit d’enfreindre la loi en matière de discours haineux, de discrimination, de harcèlement et de diffamation. Si un.e universitaire enfreint la loi, la liberté académique ne lui offre pas de protection.
L’autre limite s’impose si la prise de position publique témoigne d’une incompétence professionnelle, d’une incapacité à assumer son emploi. C’est très rare. Je ne connais personnellement pas de cas où une prise de parole publique a prouvé l’incapacité d’une personne à effectuer son travail. Il faudrait un exemple extrême, comme un.e professeur.e de biologie qui dirait : « Je suis maintenant adepte du christianisme. Je crois que la Terre a été créée il y a 2 000 ans par un dieu miséricordieux et c’est ce que je vais dorénavant enseigner en classe. » Si la prise de position prouve directement l’incapacité à effectuer le travail, l’administration peut intervenir. Les universitaires ont sinon le droit, comme tout.e autre membre de la population, d’exprimer leur opinion et de participer au débat public; il est en fait souhaitable de le faire parce que cela enrichit le débat.
AU : Dans quelle mesure la liberté académique des professeur.e.s est-elle compromise en classe?
M. Robinson : Il arrive souvent que des étudiant.e.s dénoncent la manière d’aborder un sujet en classe ou les mots qui ont été choisis. Les étudiant.e.s ont certainement le droit d’exprimer leurs préoccupations. Les établissements doivent toutefois établir une distinction claire entre ce qui est inapproprié et ce qui relève d’une opinion personnelle et ne constitue pas de la discrimination, du harcèlement ou un discours illégal.
AU : Les universités ont-elles établi des politiques sur le harcèlement et la discrimination vagues ou incohérentes? Si oui, comment les universitaires ont perçu ce message?
M. Robinson: Ce n’est pas tant qu’elles sont vagues, mais plutôt que leur interprétation a été mouvante. La loi définit ce qui constitue du harcèlement et de la discrimination. Quand une personne dit : « La discussion en classe m’a rendue mal à l’aise », la situation n’atteint pas ce degré de sévérité, selon moi. Or, bon nombre d’établissements se sont mis à présumer que si un.e étudiant.e était mal à l’aise, ils devaient mener une enquête pour déterminer si la situation était appropriée ou non. Voilà ce qui restreint de plus en plus les comportements appropriés. Dans le contexte actuel, des établissements qui se sont vite prononcés sur certains dossiers se retrouvent hantés par leur rapidité : pour des raisons légitimes, des étudiant.e.s de confession juive et musulmane disent maintenant se sentir mal à l’aise en classe. Que doit-on faire dans ce contexte? On pourrait être porté à croire que les établissements ont deux poids, deux mesures : alors qu’ils ont rapidement tranché certaines questions, ils sont moins prompts à agir dans le contexte actuel.
AU : Les administrations peinent à trouver une façon de réagir au conflit entre Israël et le Hamas. Pourquoi est-ce le cas?
M. Robinson : Ce conflit touche directement un grand nombre de personnes. Je connais des membres de l’ACPPU qui ont perdu des proches le 7 octobre. J’ai parlé à des collègues de l’Université Ben-Gurion, qui a temporairement été transformée en morgue. D’autres membres, qui ont de la famille et des ami.e.s à Gaza, ont aussi perdu des proches. Ce conflit entraîne des répercussions personnelles pour tant de gens. Dans un monde idéal, nous pourrions en parler de manière calme, posée et rationnelle. Mais le sujet fait mal, il soulève les passions et suscite la colère. Nous devons l’accepter et en prendre conscience, tout en définissant clairement les limites. Les universités auraient d’ailleurs intérêt à établir de manière plus explicite ce qui constitue de l’antisémitisme et de l’islamophobie, parce que les frontières se sont brouillées.
Certaines universités doivent par ailleurs faire face à une pression énorme exercée par des bailleurs de fonds et dans certains cas, par des gouvernements. Nous savons que des député.e.s du Parti libéral ont écrit une lettre pour interpeller les universités au sujet de l’antisémitisme sur les campus, et que des demandes de recours collectif ont été déposées. À l’heure actuelle, notre engagement envers la liberté académique et l’autonomie institutionnelle est donc véritablement mis à l’épreuve. J’espère que nos établissements se tiendront debout et feront ce qu’il se doit, c’est-à-dire défendre ces principes et définir les limites.
AU : Croyez-vous que les administrations ont intérêt à invoquer la neutralité universitaire?
M. Robinson : Cette question remonte au rapport Kalven préparé à l’Université de Chicago à la fin des années 1960; pour protéger la liberté académique et laisser la place au débat, on recommandait à l’établissement de ne pas prendre position sur le sujet de l’heure ou de rarement le faire. Des établissements aux États-Unis sont maintenant dans l’embarras parce qu’avant le 7 octobre, ils ont pris position sur divers sujets, comme le conflit armé opposant la Russie et l’Ukraine et le mouvement Black Lives Matter. On leur reproche soudainement un manque de cohérence. Au Canada, les établissements sont plus réticents à prendre position, bien que certains l’aient fait. Dans le cas qui nous intéresse, je crois qu’ils n’auraient aucun avantage à se prononcer, que ce soit en appui au gouvernement israélien, aux groupes de défense des droits en Palestine ou à quoi que ce soit entre les deux.
Les universités ont pour rôle de servir de tribune aux débats et aux conversations. La résolution d’un conflit passe forcément par la discussion et la recherche de solutions, et non par la prise d’une position ou d’une autre. Nous devons créer un espace où les gens se sentiront à l’aise de s’exprimer; dans un monde idéal, cette prise de position serait faite de manière civile, calme et posée. Or, nous ne vivons pas dans un monde idéal. Ces questions soulèvent les passions et les gens doivent avoir le droit de s’exprimer dans les limites prescrites par la loi. Voilà ce que les établissements doivent établir beaucoup plus clairement.
AU : On a débattu dans l’enseignement supérieur de la manière de définir l’antisémitisme et de la définition à entériner. L’Université de Toronto, par exemple, a choisi de ne pas adopter de définition. Croyez-vous que cela a créé de la confusion dans le contexte actuel?
M. Robinson : Quand on s’abstient de définir une réalité, on laisse libre cours à l’interprétation, ce qui entraîne un manque de cohérence. Le problème est attribuable en partie à l’application inégale de la définition de l’antisémitisme, de l’islamophobie et du racisme. On en discute ouvertement, et c’est très sain, mais nous devons clairement définir les limites prescrites par la loi. Le Code des droits de la personne de l’Ontario définit sans équivoque ce qui constitue du harcèlement ou de la discrimination. Voilà ce que nous devrions suivre. Des universitaires, de confession juive et musulmane, me disent : « Je ne veux plus côtoyer mes collègues en raison de leur antisémitisme » ou « de leur islamophobie », et je dois leur expliquer que ce n’est pas parce qu’une personne a été offensée qu’une limite juridique a été franchie.
Cela explique la situation actuelle : il est beaucoup plus facile de vilipender une personne en raison de sa position que de comprendre si cette position outrepasse la limite. S’agit-il d’un comportement permis ou interdit par la loi?
AU : Prenons quelques exemples précis de professeur.e.s qui ont été plongé.e.s dans l’embarras depuis le 7 octobre. Une professeure de l’Université York a été accusée d’avoir vandalisé une librairie à Toronto. Elle a été suspendue sans solde, ce qui a poussé des professeur.e.s, des étudiant.e.s et des membres du personnel à débrayer pour manifester leur appui. Croyez-vous que l’établissement a bien réagi?
M. Robinson : Je crois que l’Université a mal géré le dossier. La professeure n’aurait pas dû être suspendue. À moins que l’on puisse montrer un lien direct entre les activités publiques d’une personne et ce qui pourrait se produire en classe, ou l’existence d’une menace réelle ou perçue, il n’est pas justifié de la suspendre. L’Université n’a pas démontré que la suspension était justifiée dans ce cas.
Il arrive que des professeur.e.s soient accusé.e.s d’agression sexuelle ou de harcèlement sexuel et qu’on leur permette de fréquenter encore le campus dans des conditions très restrictives; j’ai donc été surpris que le vandalisme devienne soudainement un motif de suspension. Je comprends pourquoi certaines personnes parlent de deux poids, deux mesures. Je ne suis donc pas du tout surpris de la réaction de bien des professeur.e.s et de leur décision de débrayer. Nous travaillons avec l’association de professeur.e.s qui a déposé un grief au sujet de la suspension et nous l’appuierons tout au long du processus.
AU : Dans un autre cas, un chargé de cours à l’Université de Montréal a été suspendu à la suite d’une violente altercation qui a suivi un rassemblement à l’Université Concordia. Une vidéo le montrant qui lançait supposément des insultes a circulé en ligne. L’Université a-t-elle bien réagi, selon vous?
M. Robinson : Dans ce cas, il y a eu une altercation directe avec des étudiant.e.s. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la manière dont l’Université a traité la situation, mais je crois qu’une suspension peut être justifiée dans l’attente d’une enquête en bonne et due forme, parce qu’il y a eu des agressions physiques impliquant des étudiant.e.s, au contraire de l’incident à l’Université York.
AU : Le troisième exemple est peut-être plus complexe parce qu’il a eu lieu en ligne. Un médecin résident de l’Université d’Ottawa a été suspendu en raison d’une publication sur les médias sociaux qui a été considérée comme antisémite. À quel point est-ce inhabituel qu’un.e universitaire soit réprimandé.e pour un geste posé en ligne?
M. Robinson : Malheureusement, ce n’est pas si inhabituel. C’est assez fréquent que des professeur.e.s se mettent l’administration de l’Université ou le grand public à dos en raison de publications sur les médias sociaux. On le sait, les médias sociaux ne sont pas propices aux échanges posés et rationnels. Ils sont par leur nature même polarisants.
Le résident n’étant pas membre de l’association de professeur.e.s, il n’est pas protégé par sa convention collective, mais il y aurait lieu de vérifier si la publication contenait des propos interdits par la loi ou si elle démontrait l’incompétence professionnelle de son auteur.
Je m’occupe de deux ou trois dossiers impliquant des professeur.e.s de médecine qui ont signé une pétition réclamant un cessez-le-feu. Leur université veut maintenant les écarter de tout comité d’admission en raison de leur biais, entraînant ainsi une situation de conflit d’intérêts. C’est selon moi très spéculatif et il en découle de réels problèmes.
AU : Redoutez-vous que le fait que des professeur.e.s soient suspendu.e.s pour des choses dites et faites à titre personnel, en ligne ou en personne, puisse favoriser l’autocensure?
M. Robinson : Oui, cela me préoccupe. Bon nombre de membres me disent : « Je vais cesser de prendre la parole », et c’est déplorable parce qu’il y a tant de gens qui pourraient faire avancer ce débat et bien d’autres. Le climat leur semble maintenant trop toxique et ces personnes préfèrent se taire. Il y a donc une certaine autocensure et pour y mettre fin, les universités devront prouver qu’elles défendront de manière proactive la liberté académique.
AU : Vous avez parlé d’autonomie institutionnelle. En quoi est-elle liée à la liberté académique et croyez-vous qu’elle soit elle aussi menacée?
M. Robinson : Cela me préoccupe de plus en plus. Des incidents troublants sont récemment survenus au Canada, en particulier en Ontario. Jill Dunlop, ministre des Collèges et Universités, a pris la parole devant l’Assemblée législative ontarienne, où elle se savait protégée de toute action en diffamation, et a nommé des professeur.e.s et des étudiant.e.s, les accusant d’être antisémites et priant les universités de prendre des mesures contre ces personnes. J’ai dû remonter aux années 1940 pour trouver un autre exemple d’un membre d’une assemblée législative au Canada qui a porté des accusations contre un.e professeur.e. George Drew, alors chef de l’opposition en Ontario, avait accusé Leopold Infeld de l’Université de Toronto d’être un espion communiste. Les accusations étaient complètement fausses, mais elles ont suffi à détruire la carrière du professeur.
Quand la sphère politique exerce une influence sur les universités, cela peut créer un dangereux précédent : l’ingérence directe des gouvernements dans les affaires des établissements. La principale menace pèse sur la liberté académique, mais aussi sur la capacité des établissements à établir leurs propres politiques et lignes directrices. La gouvernance des universités repose sur un groupe d’universitaires, qui détient le pouvoir décisionnel, et non sur des représentant.e.s du gouvernement. La liberté académique ne peut pas bien se porter si l’autonomie institutionnelle n’est pas au rendez-vous.
AU : Y a-t-il d’autres endroits où l’autonomie institutionnelle est menacée?
M. Robinson: Aux États-Unis, la droite a certainement saisi l’occasion de véhiculer ses idéologies. Prenons par exemple le gouverneur Ron DeSantis, qui se fait soudainement le défenseur de la liberté académique et le protecteur des étudiant.e.s sur les campus, tout en interdisant l’enseignement de la théorie critique de la race et en retirant le financement des programmes d’équité, de diversité et d’inclusion. Au Canada, les gouvernements de l’Alberta et de l’Ontario imposent aux universités des politiques en matière de liberté d’expression. Ce sont ces mêmes gouvernements qui tentent désormais de faire taire les discours qui leur déplaisent. Un tel degré d’hypocrisie est parfois difficile à supporter.
La même situation se produit en Hongrie et en Turquie, où des gouvernements autoritaires se mêlent de plus en plus des affaires des universités. C’est une tendance qui m’inquiète considérablement et qui inquiète aussi, je l’espère, la direction des universités.
AU : Espérez-vous que le portrait de la situation aura un peu changé d’ici un an?
M. Robinson : Mon médecin l’espère certainement, en tout cas. Les temps sont très stressants pour tout le monde [à l’ACPPU], nous avons beaucoup de dossiers difficiles à régler. J’espère que dans un an nous aurons clarifié et mieux compris ce qu’est et ce que n’est pas la liberté académique, ainsi que les responsabilités que doivent assumer les établissements pour la protéger. Nos membres nous disent préférer se taire parce qu’elles et ils ont l’impression que leur établissement ne les défendra plus. C’est regrettable. D’ici l’an prochain, j’espère voir la direction des établissements s’engager de nouveau à protéger la liberté académique et réitérer son importance.
Note de la rédaction : À la suite de la publication, l’Université York a répondu à Affaires universitaires par la déclaration suivante : « Par souci de confidentialité, l’Université ne fera aucun commentaire sur la situation ou les circonstances en question. Nous vous assurons que l’Université a noué un dialogue avec la professeure et les représentant.e.s de son syndicat à ce sujet. »
Cet entretien a été revu et condensé par souci de clarté.
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