« Une tradition ancienne et une technologie nouvelle ont convergé pour rendre possible un bienfait public sans précédent. »
L’Initiative de Budapest pour l’Accès Ouvert (2002), dont provient cet extrait, est souvent considérée comme ayant donné naissance au mouvement pour le libre accès. Mais dès l’apparition de cette « technologie nouvelle » (le Web), les précurseurs de ce mouvement avaient bien saisi sa capacité de remettre en question la tradition, plusieurs fois centenaire, de la publication scientifique imprimée, et de modifier radicalement la façon dont les résultats de recherche sont partagés, communiqués, évalués et utilisés.
Comme en d’autres domaines (musique, télévision), cette transformation, actuellement en cours, fait l’objet de débats parfois passionnés. Elle est le théâtre de stratégies, de négociations, d’alliances et de luttes entre groupes concernés, dont les objectifs, intérêts et pratiques variés favorisent divers scénarios, allant d’un simple réajustement à la réforme complète de la publication scientifique.
La vision portée par le mouvement pour le libre accès prône la reprise en charge par les chercheurs de l’essentiel du processus de publication avec, à la clé, l’amélioration du fonctionnement de la science, fruit d’une ouverture et d’un dynamisme accrus, ainsi que la réduction substantielle des coûts de cette publication, devenus prohibitifs.
Il est difficile de prédire l’issue de cette transformation. Une chose est sûre : dans un proche avenir, la recherche sera communiquée d’une manière bien différente de ce qu’on a connu jusqu’au tournant du millénaire. La question qui se pose est plutôt : dans quelle mesure cette transformation procurera-t-elle un « bienfait public »? Autrement dit, la publication scientifique remplira-t-elle de manière plus satisfaisante, à des coûts plus raisonnables, ses rôles essentiels de diffusion et d’assurance de qualité? La réponse dépendra du résultat des actions menées par les groupes concernés : éditeurs, bibliothécaires, organismes de financement de la recherche et, bien sûr, les chercheurs eux-mêmes.
Les éditeurs
Le monde de la publication scientifique, avec ses milliers d’éditeurs, est très varié. À un pôle, on retrouve des organismes universitaires et des associations disciplinaires très spécialisées, publiant une ou quelques revues et dont l’édition n’est pas la mission première. À l’autre, cinq géants – Elsevier, Springer/Nature, Wiley/Blackwell, Taylor & Francis, Sage – qui, au gré de fusions et d’acquisitions non étrangères à leur grande rentabilité, en sont venus à publier la majorité des articles, tous domaines confondus, occupant la part du lion d’un marché de plus de 10 milliards de dollars américains. Entre les deux, des éditeurs privés de moindre importance, ainsi que de grandes associations disciplinaires, dont certaines (ACS, IEEE) occupent une place dominante dans la publication des travaux de leur domaine.
Les éditeurs – les géants au premier chef – estiment qu’ils sont les mieux placés pour gérer la transformation de la publication scientifique. Ils ont d’ailleurs commencé à le faire. Ainsi, ils ont d’abord ignoré le mouvement pour le libre accès, qui avait débouché sur la création de revues en libre accès et de répertoires où les chercheurs rendent accessibles leurs manuscrits. Puis, lorsque des organismes de financement ont édicté des politiques de libre accès pour les recherches qu’ils soutiennent, ces éditeurs ont tenté, avec un certain succès, de s’y opposer (États-Unis) ou d’en influencer la teneur (Royaume-Uni). Plus récemment, changeant leur fusil d’épaule, ils ont carrément joint le mouvement, offrant ce mode de diffusion dans toutes leurs revues sous abonnement et créant eux aussi des revues en libre accès. D’une menace, le libre accès s’est transformé en une occasion de maintenir, voire d’accroître leur domination du marché – et leurs revenus. Ainsi, Elsevier, longtemps (avec l’ACS) un des plus fermes opposants au libre accès, offre maintenant plus de 500 revues diffusées sous ce mode.
Pour remplacer les revenus d’abonnement, les éditeurs ont recours soit à l’imposition aux auteurs de frais de traitement des articles – qui peuvent avoir accès à un financement à cette fin – soit à des ententes avec des organisations. Ces ententes sont conclues soit avec des organisations publiant une seule ou peu de revues, comme pour la plupart des nouvelles revues d’Elsevier, soit avec des organismes de financement nationaux, qui assument, pour l’ensemble des revues de l’éditeur, tant les coûts d’abonnement des bibliothèques universitaires que les frais de traitement encourus par les chercheurs. Ce dernier modèle a été employé essentiellement en Europe : Pays-Bas, Autriche, Royaume-Uni.
Les bibliothécaires
Les bibliothécaires universitaires sont dans une position difficile. Ils doivent répondre aux demandes des chercheurs qui souhaitent accéder aux revues, toujours plus nombreuses, dont ils estiment avoir besoin. En même temps, ils sont frappés de plein fouet par la hausse du coût des abonnements, bien supérieure à l’inflation depuis des décennies, et à un resserrement de leur financement.
Les bibliothécaires n’ont pas tardé à percevoir dans le libre accès une voie de solution. Ils en sont devenus de fervents promoteurs, souvent en lien avec le développement des répertoires institutionnels, dont ils sont responsables.
Ils sont également à l’origine d’une vague récente d’éliminations d’abonnements aux revues des grands éditeurs, par plusieurs universités nord-américaines, dont Montréal, Memorial et Calgary, ainsi que par des consortiums d’universités en Allemagne et à Taïwan. Le tollé appréhendé chez les chercheurs, qui en avait fait reculer certains, comme l’Université d’Ottawa, ne semble pas s’être manifesté de manière générale. Cela s’explique sans doute par l’existence de moyens alternatifs – certains légaux, d’autres pas – permettant d’obtenir gratuitement, de plus en plus facilement, une bonne partie des articles.
Ce phénomène prédit – et espéré – depuis longtemps par des promoteurs du libre accès confère aux bibliothèques un pouvoir de négociation accru leur permettant d’envisager d’importantes économies. Mais, plus encore, un tel mouvement concerté à l’échelle internationale pourrait forcer les éditeurs à renoncer au modèle des abonnements. Toutefois, cela ne semble pas en voie de se manifester, même si deux initiatives récentes, de portée limitée, suggèrent que la chose est possible : le collectif SCOAP3, en physique des hautes énergies, et l’Open Library of Humanites.
Les organismes de financement de la recherche
Un nombre croissant d’organismes de financement de la recherche imposent aux chercheurs financés de diffuser leurs articles en libre accès. Les politiques à cet égard se distinguent entre autres sur le plan du caractère plus ou moins coercitif de l’obligation, des moyens de diffusion privilégiés (revues ou répertoires) et du financement des frais de traitement.
Ces politiques y sont pour beaucoup dans la croissance du libre accès : environ la moitié des articles serait maintenant disponible sous ce mode. Mais leur effet sur la transformation de la publication est difficile à évaluer ou à prédire, compte tenu des approches très différentes adoptées à travers le monde.
En Europe, où se concentre la majorité des grands éditeurs scientifiques, ces politiques ont été élaborées sinon en étroite collaboration avec ceux-ci, du moins avec un grand souci pour la préservation de leurs acquis. On favorise en effet – en la finançant généreusement – la publication en libre accès dans des revues, ce qui ne peut que maintenir l’emprise des grands éditeurs et du modèle auteur-payeur, limitant ainsi la perspective d’une réduction des coûts.
Ailleurs, les politiques exigent la diffusion des manuscrits finaux (postpublications) dans des répertoires (Chine, Inde), ou placent celle-ci sur le même pied que la publication dans les revues (Canada, États-Unis), sans généralement prévoir de financement supplémentaire à cette fin. Le seul « avantage » que l’on consent aux éditeurs est le droit d’imposer un délai (embargo), d’une durée maximale prescrite, entre la parution dans la revue et la diffusion du manuscrit dans un répertoire. La politique de libre accès des trois grands organismes de financement canadiens illustre cette approche, qui ouvre la porte à divers modèles de financement et d’organisation de la publication.
Les chercheurs
Les chercheurs ont en principe la main haute sur la publication scientifique. Ils effectuent déjà une grande partie des tâches : rédaction et mise en forme des textes, évaluation et, souvent, coordination de celle-ci (comités de rédaction, direction de revue). Ils peuvent aussi diffuser eux-mêmes leurs articles sur leurs sites Web ou dans des répertoires, maintenant largement disponibles. Ils le font d’ailleurs de plus en plus, de leur propre initiative ou pour satisfaire les exigences des organismes qui les financent. Dans ce contexte, plusieurs n’hésitent pas à remettre en question le rôle des éditeurs, ou même la notion de revue.
Certains suggèrent que les « revues » (ou ce qui en tiendrait lieu) devraient s’en tenir à la gestion de l’évaluation par les pairs, se contentant d’évaluer, à la demande des chercheurs, les manuscrits (prépublications) que ceux-ci ont déposés dans des répertoires désignés, pour leur appliquer leur « sceau de qualité » en cas d’évaluation positive. On a récemment lancé quelques initiatives en ce sens, dont episciences. La mise en place, récente également, de plusieurs répertoires de prépublications dans diverses disciplines, inspirés d’arXiv, pourrait favoriser ce modèle.
D’autres, plus radicaux, proposent carrément d’éliminer l’évaluation par les pairs, du moins telle qu’on la pratique actuellement. Maintes études et discussions en ont souligné les limites et les failles, dont témoigne l’ampleur prise ces derniers temps par le phénomène des rétractations. On suggère de la remplacer par une évaluation ouverte continue, menée par la communauté au sens large. Cette évaluation démarre dès que les manuscrits sont mis en ligne dans les répertoires évoqués plus haut, où l’on retrouvera aussi les commentaires et les évaluations. La valeur d’un article dépend alors de la qualité et de l’importance que lui reconnaît la communauté, ainsi que de l’usage qu’elle en fait. La notion de revue perd ainsi sa raison d’être, tant pour la diffusion que pour la validation des travaux.
D’autres, par contre, s’en tiennent à des solutions moins révolutionnaires, par exemple la transformation (flipping) des revues actuellement diffusées sous abonnement en revues en libre accès. Divers scénarios ont été envisagés ou expérimentés, dont la prise en charge d’une revue par son comité éditorial. Celui-ci peut alors opter pour un nouveau mode de production, par exemple un logiciel spécialisé comme Open Journal Systems, ou encore négocier avec l’éditeur, ou un concurrent, pour obtenir les services souhaités aux conditions les plus avantageuses. Cette stratégie a été appliquée récemment avec succès à quelques revues auparavant publiées par un des géants, dont Lingua (devenue Glossa) et Sociologie du travail.
Malgré l’intérêt de telles initiatives, menées par des groupes d’individus très mobilisés, l’espoir de voir les chercheurs devenir les acteurs premiers de la transformation de la publication se heurte à des obstacles majeurs. Le principal est que, pour la majorité des chercheurs, le rôle de la publication n’est pas tant d’assurer la plus large diffusion de leurs résultats, au meilleur coût, mais de contribuer à leur réputation et à leur dossier professionnel.
En effet, l’évaluation des chercheurs, surtout pour les décisions relatives à la carrière (embauche, permanence, promotion, financement), est généralement fondée moins sur une analyse des travaux et articles eux-mêmes – et de leur usage – que sur le « prestige » de la revue où ils sont parus, que l’on identifie à son facteur d’impact. On peut pourtant démontrer qu’il existe un lien très ténu entre le facteur d’impact d’une revue, déjà en soi une mesure imprécise et peu fiable, et la qualité d’un article qu’y s’y trouve – ou d’un chercheur qui y publie. Néanmoins, le facteur d’impact continue de régner en maître dans les discours comme dans les pratiques. Or, c’est sur la base de ce mythe tenace que repose en bonne partie la capacité des grands éditeurs de se maintenir en selle, et même d’accroître leur domination, en dépit des critiques sévères qu’ils essuient régulièrement.
Faire primer le bienfait public
Les grands éditeurs, qui disposent de moyens substantiels et d’une vaste expérience en négociation et en lobbying, ont résolu de prendre en main la transformation de la publication scientifique rendue possible, voire inévitable par l’apparition du Web. Les actions requises doivent donc être menées rapidement, si l’on veut que cette transformation ne devienne pas une « occasion ratée », mais amène le « bienfait public sans précédent » envisagé par les fondateurs du mouvement pour le libre accès.
Cela ne pourra se faire que si les groupes dont la mission inclut, ou devrait inclure, la recherche du « bienfait public » mettent cet objectif au premier plan, et si les chercheurs remettent en question l’utilisation du « prestige » des revues – et de leur facteur d’impact – comme mesure de la qualité des articles, et celle de leurs auteurs.
Marc Couture est professeur honoraire à l’Université TÉLUQ.
Libre accès. C’est, à la base, l’accès en ligne immédiat, universel, gratuit et permanent au texte intégral des documents. S’ajoute, de manière optionnelle ou nécessaire, selon les points de vue, l’octroi de permissions d’utilisation par le public. Celles-ci, qui peuvent être plus ou moins généreuses, touchent la distribution, la diffusion en ligne, la modification, l’exploitation commerciale.
Pré- et postpublications. Les chercheurs peuvent en général diffuser en libre accès dans un répertoire leur manuscrit (version de l’article qu’ils ont préparée). Celui-ci peut être soit une prépublication (preprint), c’est-à-dire la version soumise à la revue mais non encore évaluée, soit une postpublication (postprint), pour la version acceptée finale, telle que modifiée à la suite de l’évaluation.
arXiv. Répertoire de prépublications (hébergeant aussi les postpublications), créé en 1991, dédié en majeure partie à certaines spécialités de la physique, aux mathématiques et à l’informatique, qui regroupe 1,3 million de documents.