Des phénomènes paranormaux révélateurs
Plutôt que de démystifier les activités paranormales, des chercheurs de diverses disciplines étudient leur pouvoir attractif et ce qu’ils révèlent sur la nature humaine.
Shag Harbour, Nouvelle-Écosse, le 4 octobre 1967. Des lumières orangées se mettent à clignoter dans le ciel nocturne. Des témoins de ce village de pêcheurs affirmeront avoir vu un objet s’écraser dans l’eau. La recherche de survivants se met en branle, menée par les pêcheurs, puis par les autorités. Aucune épave n’est repérée, mais une écume jaunâtre flotte sur l’eau.
Ce curieux incident a été rapporté dans les journaux et a déclenché une enquête du gouvernement, avant de tomber dans l’oubli. Puis, au tournant du millénaire, des livres et des documentaires ont commencé à paraître sur l’« affaire Roswell du Canada » (en référence à l’incident survenu en 1947 à Roswell, au Nouveau-Mexique, que les conspirationnistes ont qualifié d’opération de dissimulation d’un ovni). L’histoire sert maintenant de mini-moteur économique : Shag Harbour compte un centre d’interprétation sur le sujet et accueille un festival annuel, durant lequel les passionnés d’ovnis se remémorent l’incident et discutent d’extraterrestres et de complicité du gouvernement.
Selon Noah Morritt, doctorant en folklore à l’Université Memorial, cette histoire n’est pas qu’un moment étrange de l’histoire du Canada, mais une mine de renseignements sur la nature humaine. M. Morritt étudie les politiques de la Guerre froide ainsi que l’évolution des récits d’apparitions d’ovnis et leur incidence sur les populations locales, particulièrement des baptistes croyants. « On y voit l’importance des traditions et la recherche de sens dans le monde dans lequel nous vivons », affirme-t-il.
M. Morritt fait partie d’un petit groupe de chercheurs qui examinent la réaction des gens devant les phénomènes paranormaux, soit les incidents inexplicables scientifiquement, comme l’apparition d’ovnis, les enlèvements par des extraterrestres ou les motifs tracés dans les champs. Ces chercheurs de plus en plus nombreux ne tentent généralement pas d’expliquer ces phénomènes ni de démontrer leur absurdité. Ils se penchent plutôt sur la façon dont les gens composent avec ce qu’ils ne comprennent pas.
Voilà une poursuite futile, non? Les universitaires « sérieux » pourraient même y voir une quête injustifiée, ce qui serait bien dommage selon Paul Kingsbury, professeur au département de géographie à l’Université Simon Fraser. Dans un article paru dans The Conversation Canada, il soutient qu’« en raison du scepticisme manifesté en sciences humaines à l’endroit des expériences et des phénomènes paranormaux, peu d’études critiques ont porté sur la réaction des gens devant l’inexplicable ».
Selon les chercheurs qui s’y intéressent, il serait fructueux d’examiner les phénomènes paranormaux sous un nouvel angle, sans porter de jugement. « Doit-on rejeter certaines expériences parce qu’elles sont étranges et extraordinaires? Je ne le crois pas. Nous devons nous interroger de façon sérieuse et critique », soutient M. Morritt. Cette démarche soulève des questions importantes sur la collectivité, les croyances, les traditions et le savoir. Écarter le surnaturel et l’inexplicable nous a empêchés de comprendre certains aspects fondamentaux de la nature humaine, poursuit-il.
Les universitaires ont commencé à se pencher sérieusement sur l’univers paranormal en Europe au XIXe siècle, lors de la fondation de la Society for Psychical Research, à Londres, en 1882. Cette organisation étudiait l’hypnose, les apparitions, les photos de fantômes et les séances de spiritisme. Elle a été dirigée par des penseurs respectés, dont le premier président Henry Sidgwick, nommé professeur à la prestigieuse chaire Knightbridge de philosophie morale à l’Université de Cambridge.
« Il était alors possible d’explorer de façon professionnelle autant les questions sérieuses que surnaturelles », précise Christopher Keep, professeur agrégé d’anglais à l’Université Western. Fait intéressant comme le souligne M. Keep, « ce sont surtout des humanistes, et non des scientifiques, qui réalisaient les travaux sur les phénomènes paranormaux ». La Society for Psychical Research menait ses recherches en laboratoire et sur le terrain. On lui doit le terme télépathie, le premier algorithme pour déterminer la probabilité qu’un phénomène survienne par hasard et certaines des premières normes sur la production de rapports.
L’American Society for Psychical Research a été fondée à New York en 1885. Au Canada, dès les années 1920, Thomas Glendenning Hamilton, médecin respecté de Winnipeg, organisait des séances de Ouija et de spiritisme dans son laboratoire à domicile. Par ailleurs, en plus d’assumer ses éminentes fonctions de député provincial, il présentait fréquemment des exposés sur ses recherches personnelles.
À cette époque, ce champ de recherche était déjà au programme des universités américaines. « Les établissements de l’Ivy League s’intéressaient aux phénomènes inexpliqués », affirme Beth Robertson, chargée de cours au département d’histoire à l’Université Carleton. Dans les années 1930, Joseph Banks Rhine de l’Université Duke a créé le domaine de la parapsychologie, soit l’étude des phénomènes paranormaux et psychiques. Il défendait les méthodes scientifiques et mettait en doute la pertinence des sciences humaines dans ce domaine. Le fossé qui s’est creusé entre les disciplines est « l’oeuvre de Joseph Banks Rhine », indique Mme Robertson.
Au cours des décennies suivantes, les universités ont tantôt cherché des preuves des phénomènes paranormaux, tantôt abandonné ces travaux. Un groupe de l’Université du Colorado, financé par l’Armée de l’air américaine, a ainsi enquêté sur les apparitions d’ovnis de 1966 à 1968 sous la direction du physicien Edward Condon. (Des 12 618 ovnis signalés entre 1940 et 1969 dans le cadre du projet Blue Book, l’Armée de l’air a recensé 701 objets véritablement
« non identifiés ».)
Au milieu du XXe siècle, la recherche de preuves de phénomènes inexpliqués n’était toutefois plus bien vue dans les cercles universitaires. Les travaux de Joseph Banks Rhine sur la perception extrasensorielle n’ont pu être reproduits, ce qui a amené certains à remettre en cause leur validité. Aujourd’hui, les sociétés américaine et britannique de recherche sur les phénomènes psychiques sont des organisations privées sans affiliation universitaire. La parapsychologie demeure une discipline marginale qu’étudient quelques laboratoires, principalement américains et britanniques. La chasse aux ovnis, aux créatures étranges et aux fantômes est devenue l’affaire des détectives amateurs.
Ce n’est que récemment que les universitaires ont repris l’étude des phénomènes paranormaux, sous un angle bien différent. Ils ne cherchent plus à distinguer le vrai du faux, et explorent plutôt les croyances, les histoires et les expériences. Les récits d’entités et de magie font depuis longtemps partie de l’univers des chercheurs en anthropologie, en folklore, en religion et en littérature, et ils y ont plus que jamais la cote. Maintenant, les historiens, les géographes et les spécialistes d’autres domaines se mettent aussi de la partie.
Christopher Laursen, titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université de la Colombie-Britannique depuis 2016 et maintenant historien en religion, science et nature à l’Université de la Caroline du Nord à Wilmington, a recensé 25 monographies sur le sujet publiées entre 1968 et 2000 qui adoptaient une perspective axée sur les sciences humaines, notamment l’histoire. De 2000 à 2014, ce chiffre est passé à 50. M. Laursen croit qu’il a encore augmenté depuis, et ces chiffres ne tiennent pas compte des chapitres de livres.
La thèse de M. Laursen portait sur les poltergeists, et ses exposés traitent de la place du surnaturel dans le monde moderne. Les phénomènes inexpliqués « sont très révélateurs de notre nature, explique M. Laursen sur son site Web. Ils dévoilent les zones grises, où s’entrecroisent religion, science, culture et conscience. »
En 2017, Laura Thursby et Matthew Hayes de l’Université Trent ont tenu le congrès interdisciplinaire « UFOs, Aliens, and the Academy ». La rencontre entre M. Hayes, doctorant en études canadiennes, et Mme Thursby, étudiante aux cycles supérieurs en études culturelles, tient du hasard. Ils ont tous deux organisé le congrès « pour apprendre ce qui se fait dans ce domaine », indique M. Hayes. Beaucoup de chercheurs, dont un grand nombre eux aussi en début de carrière, voulaient y faire un exposé.
La popularité renouvelée de ce sujet est liée à des facteurs sociaux, selon M. Kingsbury. « Les chercheurs s’inspirent de la culture populaire », souligne-t-il. Le recul de la religion a mené au « retour du monde enchanté en occident », sous la forme du yoga, du bouddhisme, des cristaux et du nouvel âge. Les récits fantastiques sont omniprésents dans la culture populaire; pensons aux histoires d’Harry Potter, Le Chardon et le Tartan ou Le Trône de fer. Ailleurs dans le monde, des gens se convertissent à de nouveaux mouvements religieux non orthodoxes.
« Les gens se tournent vers la spiritualité pour comprendre le monde et la place qu’ils y occupent », affirme Kathryn Denning, professeure agrégée au département d’anthropologie à l’Université York, qui écrit sur l’éthique et la recherche de formes d’intelligence extraterrestre. Elle souligne toutefois des contradictions : les gens sont avides de quêtes spirituelles comme dans l’ouvrage Mange, prie, aime, mais rejettent totalement les histoires de lieux hantés ou d’enlèvements. Cette dichotomie intéressante peut alimenter bien des travaux de recherche.
Les écrits de M. Keep portent sur la fin du XIXe siècle et le lien entre les technologies naissantes et la progression des recherches psychiques. « La machine à écrire et le télégraphe ont démontré qu’il était possible de communiquer avec des gens se trouvant très loin. Le monde ne se réduisait plus à la simple réalité », affirme-t-il en parlant de l’ère victorienne. Les séances de spiritisme étaient en vogue, et les personnages menaçants, comme les vampires et les loups-garous, occupaient une grande place dans la littérature (Bram Stoker a publié Dracula en 1897).
La mode de certains phénomènes paranormaux est cyclique. « À une époque, les médiums communiquant avec des entités étaient très populaires », souligne Mme Robertson, qui s’intéresse aux années 1920 et 1930 et au rôle central joué par les médiums (en majorité des femmes) dans la recherche sur les phénomènes paranormaux, sans que leur contribution ait été soulignée.
Pour sa part, M. Hayes s’est tourné vers les ressources de Bibliothèque et Archives Canada, à Ottawa, pour connaître la réaction du gouvernement canadien aux quelque 3 500 à 4 000 signalements d’ovnis entre 1950 et 1990. « J’ai pu constater que le gouvernement préférerait ne pas avoir à gérer les apparitions d’ovnis, soutient-il. Ces phénomènes sont consignés et tombent ensuite dans l’oubli. Dans tous les cas, le gouvernement conclut qu’il s’agit d’incidents absurdes. » Ce déni total alimente probablement les théories conspirationnistes.
Comme les ovnis proviennent d’un « autre monde », les chercheurs se concentrent aujourd’hui sur ce qui se passe « sur Terre ». M. Kingsbury achève une étude quadriennale financée par une subvention Savoir du Conseil de recherches en sciences humaines, sur les gens qui étudient les phénomènes surnaturels. Il a ainsi suivi une dizaine d’enquêtes sur des apparitions de fantômes, assisté à des conférences sur les ovnis et les créatures étranges et examiné des motifs tracés dans les champs de la campagne anglaise. Il s’intéresse aux intervenants de ce milieu, à ce qui les y attire et aux modes d’échange des données.
Beaucoup de participants aux conférences poursuivent un seul objectif, souvent « intangible », comme un fantôme. M. Kingsbury voit dans les moules d’empreintes géantes et autres objets semblables « la parfaite illustration d’une quête inatteignable ».
Impossible de généraliser toutefois : les congrès permettent aux victimes d’esprits maléfiques ou d’enlèvements, qui subissent le jugement de leurs proches, de raconter leurs histoires, mais ils attirent aussi des sceptiques, qui s’empressent de rétablir les faits. Certaines histoires d’ovnis sont démenties par des documents officiels (à Roswell, l’Armée a déclaré ultérieurement qu’il s’agissait d’une sonde de surveillance). Par contre, des gens affirmant avoir créé des motifs dans les champs ont été traités de menteurs lors d’interrogatoires approfondis.
Mme Thursby a effectué de la recherche théorique et historique, en plus de travaux sur le terrain lors du festival annuel sur les ovnis à Roswell. Elle voit des liens entre l’histoire du puritanisme au pays, les procès des sorcières de Salem, la popularité croissante de la radio et les chasseurs d’ovnis actuels. « Les conspirations servent de trame de fond et sont toujours plus intéressantes que les explications officielles », indiquet-elle. Le slogan officieux du congrès, « Faites vos propres recherches », illustre pleinement la méfiance qui règne depuis des générations. De plus, elle allie les fausses nouvelles d’aujourd’hui à la peur de l’étranger, qu’il habite une autre planète ou un autre pays (des t-shirts vendus au festival représentaient des visages de Mexicains et le mot anglais alien, qui signifie à la fois extraterrestre et étranger).
Les chercheurs de toutes les disciplines qui étudient ce milieu doivent démontrer continuellement le bien-fondé de leurs travaux. Lorsque Mme Thursby et M. Hayes ont organisé leur congrès à l’Université Trent, des professeurs craignaient que la réputation du département en souffre. « Ils étaient réticents et appréhendaient une assistance
d’hurluberlus », indique le chercheur. Lors d’une conférence universitaire en Europe, les participants venus assister à un exposé de Mme Thursby sur les passionnés d’ovnis étaient outrés d’apprendre qu’elle croyait ces gens sains d’esprit.
Les travaux de ces chercheurs heurtent souvent les croyances de leurs confrères, ce qui donne lieu à des hypothèses sur leurs propres croyances. « On me demande souvent si je crois aux fantômes, affirme M. Kingsbury. Il s’agit plutôt d’une question d’intérêt. » M. Morritt affirme n’avoir aucune certitude – une position agréable, mais qu’il doit toujours défendre.
Pour mettre à l’essai l’étanchéité des frontières du milieu universitaire, M. Kingsbury s’aventure et présente un exposé avec un chercheur d’un autre milieu, à une conférence profane sur les ovnis. Il reconnaît bien la structure de ces événements, qui offrent des séances en petits groupes et des exposés, comme toute conférence universitaire. Bien des chercheurs amateurs appliquent des protocoles de recherche rigoureux, que leurs pairs attaquent ensuite.
« La science sérieuse et l’étude des phénomènes paranormaux visent toutes deux à comprendre le monde », indique Mme Robertson. En écartant les travaux des amateurs, soutient-elle, le milieu universitaire pourrait se priver de données cruciales.
M. Morritt est du même avis. « Ils font évoluer les choses et nous devancent sur bien des plans. » Bien des découvertes nous attendent encore à la frontière entre l’inconnu et la réalité humaine, précise-t-il. « Il s’agit d’un vaste champ d’études. »
Les ovnis existent pourtant!
Don Donderi, professeur agrégé en psychologie à la retraite, a étudié la perception visuelle et la mémoire à l’Université McGill. Dès les années 1960, il se penche sur la crédibilité des récits d’apparition d’ovnis et d’enlèvements par des extraterrestres, dont il fera le sujet de trois articles évalués par les pairs. Dans son livre UFOs, ETs and Alien Abductions paru en 2013, M. Donderi affirme que des extraterrestres ont bel et bien visité la Terre et enlevé des gens, ce que nient la plupart de ses pairs. Il soutient que si ses travaux n’ont pas été plus largement acceptés, particulièrement dans le milieu universitaire, c’est en raison d’une dissonance cognitive. « Les gens se protègent de ce qui les bouscule », affirme-t-il. Les profanes sont plus ouverts à ces idées. « Le milieu universitaire est très conservateur », conclut-il.
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