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À mon avis

La recherche fondamentale, un luxe?

Nous ne pouvons appliquer un savoir que nous n’avons pas. Le savoir provient de la création et de la découverte.

par JULIA BOUGHNER | 11 JUIN 19

L’autre jour, je décrivais le programme de recherche en sciences naturelles financé par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) de mon labo à une amie qui est administratrice universitaire. Elle m’a répondu, à la blague, que c’était plutôt ésotérique. Selon les journées, je mise sur l’aspect amusant ou intellectuel de la recherche fondamentale, mais je digère mal le sous-entendu, subtil mais omniprésent, selon lequel mes travaux relèvent de la frivolité ou du luxe.

Ésotérique? Je veux bien, mais je ne peux me taire devant les perceptions de frivolité ou de luxe. En fait, il faut absolument dénoncer de tels assauts contre la recherche fondamentale.

Ces sous-entendus s’expliquent vraisemblablement par l’absence d’applications évidentes, prévisibles et rapides des résultats à des problèmes concrets. Ce qui signifie également que les nouvelles connaissances doivent, pour gagner leurs lettres de noblesse, se traduire en solutions.

Cependant, une application directe des résultats de recherche est plutôt rare. Il suffit de penser au dernier-né de la recherche libre, CRISPR. Issu de la curiosité scientifique (comment le système immunitaire d’une bactérie fonctionne-t-il?), il a provoqué une révolution des techniques d’édition génique. L’Internet, y compris le Web, en est un autre exemple : produit de la recherche fondamentale, il s’est métamorphosé en un gigantesque moteur socioculturel, pédagogique et économique.

La recherche non linéaire, imprévisible et dictée par la curiosité a une valeur inestimable. Les explorateurs et les inventeurs ont des motivations différentes, mais ils sont tous deux importants et complémentaires. Pourtant, les scientifiques qui se consacrent à la recherche axée sur la découverte semblent accepter le message, véhiculé par les instances politiques ou leur établissement, selon lequel la science fondamentale est un luxe. Pourquoi? Les intérêts de qui servons-nous ainsi, si ce ne sont pas les nôtres?

Avons-nous honte du fait que la recherche fondamentale ne correspond pas au modèle corporatif universitaire qui prévaut au Canada et ailleurs, et qui favorise les résultats rapidement applicables pour satisfaire des idéaux d’efficience et de réussite animés par le profit? Ou craignons-nous qu’en faisant la promotion de la recherche fondamentale, nous ne soyons pas en mesure d’attirer des subventions ou de démontrer un rendement sur investissement aux contribuables, en un seul cycle électoral? Ce ne sont que quelques-unes des raisons.

Nous, scientifiques, pouvons – et devons – trouver de meilleures façons de transmettre à nos concitoyens notre enthousiasme et notre foi en l’importance de nos travaux. Les ensembles de données sont certes très utiles pour démolir l’argument d’un collègue, mais la mise en récit et les liens émotionnels sont, plus que les preuves, nos meilleurs outils pour changer les opinions et les attitudes de nos voisins, amis et parents qui n’évoluent pas dans le milieu scientifique.

Et si la recherche fondamentale n’existait pas?

Imaginons un instant que la recherche fondamentale soit superflue. Quelles en seraient les conséquences?

Imaginez d’abord un monde où les nouvelles connaissances ne seraient pas synonymes de pouvoir. Un monde où nous avons tout compris et pouvons tout expliquer, et où il n’y a plus rien à apprendre. Imaginons, au contraire, que nous acceptions l’ordre des choses tel qu’il est en 2019, y compris les morts qui peuvent être évitées, les injustices sociales et la détérioration de l’environnement. Un monde où tout est statique : pas de déplacements de population, pas d’évolution microbienne, pas de changements climatiques.

Si je prends l’exemple des Prairies, d’où j’écris ces lignes, il faudrait aussi ignorer le fait que nous avons, en Saskatchewan, des aspirations et des problèmes qui nous sont propres… ou attendre sagement que quelqu’un, quelque part, trouve de nouvelles pistes pour répondre à nos besoins et à nos désirs. Puisque la géographie guide la curiosité des scientifiques (pensons à l’épique mission d’expédition du Beagle de Charles Darwin), il n’y aurait pas de science, de questions, ni de découvertes propres aux Prairies.

Considérons maintenant l’aspect économique de la question. La recherche fondamentale est souvent perçue comme un fardeau financier ou un caprice. Si les mesures du produit intérieur brut vous font vibrer, sachez que la valeur du PIB est fortement liée au nombre de publications et de brevets. Des études indiquent d’ailleurs que les pays à croissance élevée devraient davantage miser sur la recherche fondamentale pour améliorer leur capacité d’innovation et maintenir leur avantage concurrentiel.

À investissement égal, la recherche fondamentale produit une valeur élevée en générant de nouvelles connaissances qui dépassent largement le cadre d’un problème ciblé. Le milieu de la recherche fondamentale compte également parmi les secteurs d’emploi les plus stables et prévisibles, car il y aura toujours de nouvelles choses à découvrir et à expliquer. Pour y parvenir, il faut embaucher. Pour former ces nouveaux travailleurs, il faut des mentors. Pour appliquer les nouvelles connaissances, il faut confier à d’autres personnes encore le mandat d’imaginer, de concevoir et de mettre en œuvre des technologies, des solutions et des politiques. En faisant pression sur les explorateurs pour qu’ils deviennent des interprètes, ou l’inverse, les établissements gaspillent le talent, le temps et l’énergie de tous.

La décision d’appuyer la recherche fondamentale est aussi un choix philosophique. Elle en dit beaucoup sur nous. Un investissement durable en recherche fondamentale est une affirmation de nos priorités et de nos capacités. Il indique au reste du monde que nous sommes des leaders et des visionnaires qui contribuons à la compréhension collective de l’humanité. Il montre que nous sommes des citoyens du monde prêts à collaborer et à nouer des alliances.

Plus précisément, les investissements en recherche axée sur la découverte et entreprise par les chercheurs témoignent de l’engagement d’un gouvernement à protéger et à appuyer ses citoyens. En misant exclusivement sur les partenariats industriels et la recherche axée sur les profits, les gouvernements ferment les yeux sur d’éventuels conflits d’intérêts, comme c’est le cas lorsque des résultats de recherche sont effacés pour ne pas nuire aux résultats financiers d’une entreprise. Contrairement à la recherche ciblée, axée sur des priorités, la recherche indépendante entreprise par les chercheurs favorise le dynamisme de l’écosystème de recherche, au Canada et ailleurs.

Nous ne pouvons appliquer un savoir que nous n’avons pas. Le savoir provient de la création et de la découverte. La recherche fondamentale et la recherche appliquée forment les deux côtés d’une même médaille. En leur attribuant des politiques, des principes et des priorités distinctes, nous créons une fausse dichotomie. Nous ferons des avancées plus rapides si nous acceptons l’idée que ces deux types de recherche se nourrissent mutuellement, et soutenons la capacité de l’ésotérique à mener vers l’extraordinaire.

Julia Boughner est professeure agrégée d’anthropologie de l’évolution et du développement au collège de médecine de l’Université de la Saskatchewan.

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