Repenser le rôle des sciences humaines et sociales pour stimuler l’innovation et la productivité 

Les sciences humaines et sociales, en éclairant les dimensions sociales, culturelles et économiques de l'innovation, jouent un rôle clé dans la transformation des découvertes en solutions concrètes pour la société et les entreprises.

23 janvier 2025
Photo courtoisie de : Ted Hewitt

La solide capacité de recherche et les ressources du Canada sont essentielles pour relever les défis mondiaux, notamment les changements climatiques, la pénurie de logements et l’insécurité alimentaire. Pourtant, le Canada accuse un retard par rapport aux autres pays du G7 sur plusieurs indicateurs d’innovation et de productivité, avec des dépenses moindres en recherche et développement, en commercialisation et en protection de la propriété intellectuelle. Nous avons discuté avec Ted Hewitt, président du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, afin de comprendre comment la recherche en sciences sociales et humaines peut contribuer à résoudre ce paradoxe de l’innovation.

 Affaires universitaires: Les investissements dans la recherche et le développement sont largement axés sur la science et la technologie. Comment la recherche en sciences humaines peut-elle améliorer la productivité canadienne? 

Ted Hewitt: La science et la technologie sont essentielles au processus d’invention, en particulier pour les nouveaux produits et procédés sur lesquels nous comptons de plus en plus. Toutefois, l’innovation va bien au-delà de l’« invention ». Les nouveaux produits ou les nouvelles idées n’arrivent pas d’eux-mêmes sur le marché. C’est là que la recherche en sciences humaines joue un rôle essentiel, en tant que principal moteur de l’innovation. En aidant à déterminer la valeur des nouvelles technologies, en fournissant des renseignements sur les processus de production et le marketing, ainsi que sur les conditions sous-jacentes à l’acceptation sociale, la recherche en sciences humaines contribue à éliminer les obstacles et à créer des voies efficaces et profitables pour accélérer la réussite sur le marché et, ainsi, améliorer la productivité. C’est sans parler de la valeur fondamentale de la créativité au sein de notre main-d’œuvre, que les programmes en sciences humaines sont bien placés pour favoriser, et qui consiste en une priorité absolue pour les employeurs, selon l’enquête 2024 du Forum économique mondial (FEM) sur l’avenir des emplois. 

Au cours du dernier exercice financier seulement, le CRSH a investi plus de 102 millions de dollars dans le cadre de ce programme pour financer des projets de collaboration avec divers partenaires de l’industrie. L’un de ces projets a aidé une grande compagnie aérienne à trouver des moyens d’équilibrer la durabilité environnementale et le rendement financier dans l’industrie aéronautique. 

Un autre exemple est le partenariat dirigé par des chercheurs de l’Université d’Ottawa, en collaboration avec le Carrefour de l’innovation inclusive de cet établissement, auquel ont participé un éventail de partenaires importants du secteur tels que Microsoft et la Banque TD. On peut également consulter des exemples comme le nouveau projet dirigé par l’Université Dalhousie sur les régimes alimentaires durables, en partenariat avec l’industrie et la société civile, ainsi qu’un récent projet du Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada (FERAC) dirigé par l’Université Memorial sur le transport maritime propre dans l’Arctique. 

La recherche en sciences humaines est également essentielle à l’élaboration de nouvelles options stratégiques fondées sur des données probantes pour le gouvernement, les chefs d’entreprise et les décideurs qui cherchent à améliorer la productivité et l’innovation. Le partenariat 4POINT0 de Polytechnique Montréal en est un excellent exemple, réunissant le secteur privé, le gouvernement et le milieu universitaire pour mieux comprendre la dynamique de l’innovation au Canada. 

AU: Comment peut-on changer cette culture axée sur la réussite scolaire et les publications, qui freine la commercialisation des recherches, afin d’encourager les universitaires à transformer leurs découvertes en solutions concrètes? 

Ted Hewit: Les chercheurs universitaires au Canada sont parmi les meilleurs au monde. Et de nombreux chercheurs sont devenus des experts dans la mobilisation des connaissances qu’ils produisent pour le bien commun. Certains d’entre eux sont devenus des entrepreneurs de premier plan, tandis que d’autres se sont concentrés sur le travail en partenariat avec des entreprises existantes. La dernière fois que Statistique Canada l’a mesurée, en 2008, la valeur des recherches sous contrat que les universités mènent avec l’industrie au Canada et dans le monde était d’environ 1 milliard de dollars, ce qui démontre une valeur réelle pour les partenaires du secteur privé. 

En même temps, de nombreux chercheurs se concentrent principalement sur la création de nouvelles connaissances et s’emploient à élaborer des concepts et des idées qui vont au-delà des conceptions actuelles. Il s’agit de leur passion. Ces chercheurs ont également un rôle crucial à jouer dans l’innovation, car certains des travaux hautement spécialisés qu’ils effectuent aujourd’hui pourraient un jour aider à transformer leurs disciplines ou leurs collectivités, voire la planète entière. Il suffit de tenir compte de l’histoire du développement de l’intelligence artificielle pour comprendre l’importance de la recherche motivée par la curiosité. 

Voici une idée nouvelle qui pourrait nous permettre de combler l’écart entre ces deux tendances au service de l’innovation. Au lieu d’essayer de transformer les chercheurs motivés par la curiosité en innovateurs et en entrepreneurs de produits – un rôle que beaucoup ne souhaitent probablement pas et ne sont peut-être pas outillés pour assumer –, nous devrions peut-être les encourager à faire exactement ce qu’ils font le mieux : mettre au point de nouvelles connaissances et idées. Il faudra alors travailler par d’autres moyens et avec d’autres acteurs du système d’innovation pour découvrir la valeur réelle du travail effectué dans les bureaux et les laboratoires universitaires et l’utiliser, dans la mesure du possible, au service de la société. Cependant, cela nécessite des façons complètement nouvelles de penser à la meilleure façon de maximiser les découvertes novatrices. 

AU: Que devraient faire les administrations pour encourager ces résultats tangibles? 

Ted Hewitt: Pour appuyer ce modèle, les administrations sont essentielles, principalement par l’intermédiaire de leurs bureaux de transfert de la technologie. Les bureaux de transfert de la technologie ont besoin des connaissances et des ressources nécessaires pour jouer un rôle beaucoup plus direct en travaillant aux côtés des chercheurs afin de déceler les technologies et les idées prometteuses en temps réel à mesure qu’elles évoluent, puis d’agir comme intermédiaires en vue de leur application. Cela contraste avec le fait d’attendre que les chercheurs portent les découvertes à l’attention du bureau de transfert de la technologie, puis de les aider à progresser dans le processus complexe de la commercialisation. L’approche de « surveillance des découvertes » existe déjà, en fait, dans plusieurs laboratoires et établissements au Québec et ailleurs. 

Dans le cas de la recherche en sciences humaines, plus précisément, les administrateurs peuvent contribuer à sensibiliser les entreprises aux possibilités de collaboration qui existent actuellement avec les chercheurs, et à tirer parti des programmes gouvernementaux et du financement de ce secteur par l’intermédiaire de la recherche sous contrat et de l’octroi de licences. De cette manière, les établissements contribuent à la promotion de la valeur des sciences humaines pour trouver des solutions qui répondent aux besoins uniques des entreprises canadiennes. Des efforts doivent également être déployés pour mobiliser ces connaissances et les mettre entre les mains des dirigeants et des décideurs.  

AU: Comment surmonter les obstacles liés au financement limité et aux processus lourds des bureaux de transfert de technologie afin de faciliter la commercialisation des recherches universitaires au Canada? 

Ted Hewitt: À l’heure actuelle, notre compréhension et nos attentes à l’égard des répercussions de la recherche universitaire visent fortement à montrer quantitativement la valeur de celle-ci par des revenus en redevances ou le nombre d’entreprises en démarrage. Dans les deux cas, les processus peuvent être lourds, coûteux et chronophages, et dépendent de la participation active d’inventeurs universitaires. De plus, le plus souvent, de telles tentatives de commercialisation n’aboutissent pas aux résultats financiers escomptés. 

Nous avons ainsi une occasion de réfléchir différemment à la façon dont nous mesurons et rapportons les répercussions. Certes, il y a des exemples de découvertes qui sont, en effet, mieux protégées par le brevetage et mieux exploitées commercialement de la manière habituelle. Mais, dans les cas où la valeur commerciale au départ peut être moins évidente, les établissements pourraient encourager les transferts à faible coût ou sans frais de la propriété intellectuelle directement aux utilisateurs finaux au service du développement communautaire. De tels transferts pourraient être considérés comme des contributions communautaires à part entière et pourraient entraîner d’autres retours pour les établissements et les collectivités. 

Penser différemment pourrait également signifier faire plus d’efforts pour reconnaître, promouvoir et mesurer les contributions qualitatives de la recherche universitaire à la pratique communautaire, aux services sociaux, aux politiques gouvernementales, à la santé et au bien-être, pour ne nommer que quelques domaines touchés. Cela aiderait à démontrer la valeur de la recherche en sciences humaines et pourrait également jouer un rôle important dans l’élaboration des mesures des répercussions nécessaires pour démontrer pleinement la valeur réelle de la recherche universitaire dans son ensemble pour la communauté universitaire, les régions et le Canada en général.  

AU: Comment les universités canadiennes qui n’ont peut-être pas de liens solides avec le secteur privé peuvent-elles créer des possibilités de collaboration en recherche et développement, de financement par l’industrie et de mentorat de la part d’entrepreneurs chevronnés? 

Les universités sont profondément ancrées dans leurs collectivités, et il existe déjà des exemples de collaborations, comme les incubateurs d’entreprises hébergés dans des établissements postsecondaires (Creative Destruction Lab, Centre d’innovation et d’entrepreneuriat District 3, le MT Lab, etc.). L’établissement de relations est un travail difficile, mais il peut conduire à d’excellents gains en créant un véritable échange – un cercle vertueux – dans lequel les universités et les universitaires acquièrent une meilleure compréhension des problèmes du monde réel, et les entreprises et les collectivités bénéficient d’une réflexion créative et approfondie. 

AU: Souhaitez-vous ajouter autre chose? 

Ted Hewitt: Les répercussions des sciences humaines dépassent largement la valeur financière quantifiable d’une invention. Au fil du temps, les renseignements provenant des sciences humaines imprègnent la pensée, le comportement et la culture du public et peuvent avoir des répercussions incommensurables sur la qualité de vie. Les rajustements des taux d’intérêt effectués par la Banque du Canada en sont un exemple, qui sont fondés sur la théorie économique et qui ont une application pratique immédiate et une incidence réelle. La confiance est nécessaire pour prendre de telles décisions. Les sciences humaines apportent la rigueur nécessaire à de tels processus. 

Les sciences humaines constituent un terrain fertile pour la prise de décisions éclairées. Expliquer les aspects relationnels et humains de l’économie et de l’entrepreneuriat constitue le domaine des chercheurs en sciences humaines. Les sciences humaines peuvent aider les décideurs politiques et les entrepreneurs à comprendre et à influencer les contextes sociaux et culturels, ainsi que les cadres législatifs et réglementaires, dans lesquels les entreprises exercent leurs activités. De telles recherches constituent un bien public qui ne peut s’épanouir qu’avec un investissement et un soutien appropriés. Leur portée et leurs répercussions, quant à elles, ne peuvent être étendues qu’en déployant les efforts suffisants pour diffuser les conclusions aux décideurs. Au Canada, nous disposons d’un vaste bassin de talents en sciences sociales et humaines et de solides établissements d’enseignement postsecondaire. Il s’agit simplement d’exploiter ce talent et de mobiliser efficacement les connaissances pour relever les défis auxquels la société doit faire face, aujourd’hui et à l’avenir. 

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