7 leaders universitaires songent à l’avenir de l’enseignement supérieur au Canada

Tous ont souligné le rôle crucial que jouent les universités pour aider la société à relever les plus grands défis de notre époque, soit les changements climatiques, la désinformation ou la progression de l’intolérance.

25 septembre 2019

Comment les universités canadiennes évolueront-elles au cours des 20 prochaines années? Quels défis les guettent? Quelles possibilités s’offrent à elles? À l’occasion du 60e anniversaire d’Affaires universitaires, nous avons interrogé à ce sujet sept personnes représentant diverses facettes du milieu universitaire canadien. Elles nous ont confié leurs rêves d’universités représentatives du monde que les chercheurs tentent de comprendre, et leurs inquiétudes concernant leur financement. Elles nous ont parlé des étudiants, qui les inspirent et les instruisent, ainsi que des possibilités – et des risques – que présente l’évolution technologique rapide actuelle. Mais, surtout, toutes ont souligné le rôle crucial que jouent les universités pour aider la société à relever les plus grands défis de notre époque, qu’il s’agisse des changements climatiques, de la désinformation ou de la progression de l’intolérance.

Glen Jones, doyen de l’Ontario Institute for Studies in Education et professeur en enseignement supérieur à l’Université de Toronto

Il y a toujours eu une opposition entre l’autonomie des universités et la volonté légitime des gouvernements d’orienter l’enseignement supérieur. Cette volonté semble actuellement prévaloir, comme en témoignent entre autres la politisation des nominations gouvernementales au sein des conseils d’administration universitaires, les politiques sur la liberté d’expression imposées par les gouvernements et les menaces d’ingérence gouvernementale dans les négociations collectives. Je suis préoccupé par la partisanerie et l’idéologie qui s’installent et par l’influence qu’elles exercent sur les décisions des universités concernant leurs objectifs et les façons de les atteindre.

De plus, un fossé se creuse entre titulaires indépendants de postes bien rémunérés menant à la permanence, et contractuels ou chargés de cours aux postes précaires. Cette situation soulève diverses questions concernant la gouvernance universitaire, l’expérience étudiante et notre perception du milieu universitaire, où de plus en plus d’enseignants clés au premier cycle n’ont pas l’impression de faire partie de l’établissement qui les emploie.

Par ailleurs, les universités canadiennes ont une formidable occasion de contribuer à la mise en oeuvre des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation. Cette démarche multigénérationnelle exigera la création de partenariats entre les universités et les établissements d’enseignement supérieur autochtones autogérés. Comment pourrons-nous nous entraider? Il faudra aussi de nouveaux accords de gouvernance et mécanismes pour assurer l’expression du leadership et des voix autochtones dans les universités canadiennes. Comment amener les universités canadiennes à intégrer les principes de la réconciliation? En voie de transformation en établissement universitaire, le Collège du Yukon travaille déjà en ce sens.

Je me réjouis de l’internationalisation de l’éducation, des possibilités de création de liens et de partenariats internationaux, des nouvelles formes de mobilité pour les étudiants et les professeurs, et des nouveaux projets menés en collaboration avec des chercheurs du monde entier. Idéalement, tout ceci devrait améliorer les relations avec les pays du Sud. Profitant d’une perspective élargie, les universités seront un meilleur reflet de la société. Nous essayons toujours d’exploiter le formidable potentiel de l’université et je crois que l’internationalisation croissante de l’éducation les aidera à le concrétiser.

Ken Steele, stratège en enseignement supérieur et président d’Eduvation Inc.

À l’heure où la diversification de leur effectif étudiant se poursuit, les universités créent des programmes, des modes de prestation et des services aux étudiants de plus en plus personnalisés. La nature modulaire et interdisciplinaire des programmes d’études s’accentue, ce qui mènera à une reconnaissance de l’apprentissage plus axée sur les compétences acquises que sur les crédits obtenus. L’apprentissage par l’expérience deviendra systématique. Les étudiants pourront ainsi allier cours en classe, recherche communautaire, bénévolat et expériences en milieu de travail.

Confrontées à un manque de financement public, nombre d’universités se doteront d’autres sources de revenus grâce à des programmes visant à répondre aux besoins des employeurs et des professionnels en matière de formation de la main-d’oeuvre. Les nouvelles technologies permettent déjà aux établissements de mettre en commun leurs ressources, leurs professeurs, leurs programmes et leurs forces sans égard à leur situation géographique. Toutefois, les modèles actuels de financement et de budgétisation incitent plutôt à la concurrence qu’à la collaboration.

Au cours des prochaines décennies, l’apprentissage automatique et l’intelligence artificielle supplanteront de plus en plus l’être humain pour les tâches techniques et spécialisées. L’être humain conservera toutefois des atouts : compétences sociales, créativité, réflexion stratégique, large éventail de compétences interdisciplinaires, contextuelles, éthiques et interculturelles, esprit d’entreprise – des compétences transmises grâce aux programmes interdisciplinaires et aux sciences humaines. Le défi consiste à préserver notre capacité à doter les étudiants de ces atouts, malgré l’obsession actuelle pour les programmes professionnels et axés sur la carrière.

Nous devons réfléchir aux moyens de transformer l’image des disciplines traditionnelles pour attirer les étudiants – carriéristes et autres. Les géants des technologies offrent déjà des manuels interactifs et réactifs « intelligents », des outils de tutorat basés sur l’intelligence artificielle et des plateformes en ligne visant l’acquisition de microtitres de compétences, qui attirent les étudiants au parcours non traditionnel. Si rien n’est fait, les établissements d’enseignement publics pourraient être dépassés.

De formidables développements sont attendus, mais nous devons être prêts à nous adapter. Je me demande dans quelle mesure les démarches éducatives qui se déroulent selon le rythme de chacun, présentent un aspect ludique et reposent sur les compétences poussent les étudiants à privilégier de nouveau l’apprentissage, plutôt que les notes et les crédits. L’importance attachée à l’apprentissage continu pourrait conduire les universités à offrir à leurs anciens étudiants une formule d’abonnement leur fournissant un accès illimité aux salles de classe, aux laboratoires et aux bibliothèques. Nous devons nous garder d’un attachement excessif aux traditions de nos disciplines respectives, sans quoi ces disciplines pourraient bien disparaître sous le coup des pressions venant de toutes parts.

Lyne Sauvageau, ancienne vice-présidente à l’enseignement et à la recherche de l’Université du Québec et présidente de l’Acfas

J’ai l’impression que les universités sont plus pertinentes que jamais. Le besoin de connaissances nouvelles dans le monde d’aujourd’hui m’apparaît extrêmement élevé, tout comme le besoin de mieux comprendre les phénomènes, tels que les changements climatiques, l’adaptation aux nouvelles technologies, l’analyse des grandes banques de données et la démocratie. On est devant une série d’enjeux pour lesquels les solutions ne sont pas données d’avance et les connaissances qu’on a actuellement ne sont pas suffisantes.

Il y a un grand défi en ce qui concerne la capacité des universités à former des gens qui vont avoir la souplesse ainsi que l’habileté d’adaptation et de renouvellement de leur pensée ou de leurs connaissances par eux-mêmes. On a à réfléchir à la façon dont on forme les étudiants. La formation à la recherche dès le premier cycle m’apparaît être une des voies à explorer. Elle devrait être intégrée beaucoup plus fortement dans les cursus universitaires de toutes les universités.

Mon inquiétude, c’est la compétition. Au Canada, on est en compétition à l’intérieur du pays, c’est une mauvaise stratégie. On n’est pas assez nombreux, nos besoins de connaissances sont trop grands et il faut mettre tout le monde qui a la capacité de faire de la recherche à profit. On devrait augmenter notre capacité à mobiliser les chercheurs autour de projets et d’idées assez largement répartis dans tous les domaines. Il faudrait encourager davantage de collaborations entre les universités. Pour moi, la richesse d’un système universitaire, c’est sa capacité de poursuivre simultanément un grand nombre d’idées différentes.

Il ne faut pas oublier qu’au Canada, on a une responsabilité particulière à l’égard des peuples autochtones, c’est-à-dire de faire émerger les connaissances issues des savoirs autochtones et leur donner une place dans notre capacité à concevoir et développer le monde. On a aussi une responsabilité particulière à l’égard de la science en français. Je pense que le Canada doit s’investir dans ces responsabilités.

Graham Gagnon, vice-recteur adjoint à la recherche à l’Université Dalhousie

Par des moyens encore inimaginables, l’intelligence artificielle et la réalité augmentée resserreront nos liens avec les étudiants et les partenaires de recherche, en plus de maximiser l’utilisation de données. Bien utilisés, ces nouveaux outils faciliteront la génération d’idées pour régler les problèmes les plus complexes de notre monde.

Le potentiel est immense, mais les universités devront absolument se doter de politiques et de procédures claires afin que leurs activités soient rigoureuses et sans danger pour les collectivités qu’elles servent. L’excellente réputation des universités canadiennes en matière de recherche tient à l’ouverture, à l’honnêteté et à la transparence qui caractérisent leurs activités dans ce domaine. L’université de l’avenir devra acquérir une nouvelle compréhension de la transparence et de l’ouverture appliquées au traitement et à la gestion de données, surtout dans un contexte où les revues savantes prédatrices, les fausses conférences et d’autres pratiques discutables se multiplient.

Je me réjouis de voir les laboratoires devenir des milieux de travail inclusifs. Cette réalité semble évidente, mais elle exige une volonté. Dans un groupe de travail inclusif, les questions abordées sont exhaustives et il y a place à la conception expérimentale. Les problèmes sont ainsi mieux résolus et les échanges sont respectueux dès le départ.

La collaboration internationale représente le mécanisme le plus prometteur pour relever les défis de demain, comme l’atteinte des objectifs de développement durable de l’Organisation des Nations Unies, la recherche dans l’Arctique ou l’exploration spatiale. Du fait de leur tradition particulière en matière de collaboration, les universités canadiennes sont bien placées pour intégrer et diriger des partenariats internationaux complexes.

Je crains toutefois que, par excès de confiance, les universités adoptent une attitude laxiste par rapport au risque. Une stratégie fondée sur la minimisation du risque peut sembler judicieuse à court terme, mais elle pourrait finir par nuire à notre mission ultime : instaurer des environnements respectueux, où les étudiants trouvent l’inspiration de proposer des idées audacieuses, où les chercheurs abordent des problèmes qu’ils sont les seuls à pouvoir traiter et où les discussions ardues se déroulent dans le respect de chacun. Ce n’est pas le moment de relâcher notre vigilance.

Malinda Smith, professeure en sciences politiques à l’Université de l’Alberta

À l’instar de la société canadienne dans son ensemble, les universités du pays connaissent une transformation sociale profonde qui alimente une certaine anxiété liée à l’immigration et à la diversité. Cette transformation met en lumière une complexité et des défis qui n’iront qu’en s’accentuant, mais elle est aussi porteuse de possibilités qui vont bien au-delà du message du slogan « la diversité est notre force ». Plutôt que de traiter la superdiversité bourgeonnante du Canada comme un problème exigeant une solution, les universités devraient saisir avec enthousiasme les possibilités qu’offre la diversité de générer de nouveaux points de vue, de renforcer la réflexion critique, d’alimenter la créativité et de stimuler l’innovation.

Ce n’est, hélas, pas encore le cas; les défis mis en lumière par la diversité des points de vue ne font souvent l’objet que d’un débat simpliste et polarisé, qui oppose les principes de la liberté d’expression et de la liberté universitaire aux objectifs d’équité, d’inclusion et de justice sociale. Ce débat montre que nous n’avons pas suffisamment réfléchi à ce qu’exigent la diversité et la complexité. On observe en parallèle un formidable contraste entre la diversité des étudiants et la relative homogénéité des professeurs et des administrateurs, à savoir ceux qui prennent les décisions et déterminent l’orientation et les priorités de l’enseignement supérieur.

Cette situation se répercute sur la pédagogie et la conception des cours. Ce n’est pas nouveau, mais la superdiversité et les besoins de décolonisation des classes ajoutent à la complexité. Il faut offrir aux étudiants davantage d’occasions d’échanger des idées fondées sur leurs propres expériences et points de vue. Les professeurs et les assistants à l’enseignement doivent aussi acquérir de nouvelles aptitudes et définir des stratégies pour faciliter et gérer la décolonisation de l’apprentissage. Ils n’y parviendront qu’avec le soutien financier nécessaire pour être visionnaire et créatif.

Je suis ravie de voir les nouvelles générations d’étudiants bousculer mes certitudes, influencer ma réflexion. Ces jeunes ont une vision différente de la collectivité, de notre avenir sur le plan écologique, des conséquences de l’intelligence artificielle sur la vie sociale. Ils sont polyglottes, à l’aise dans différentes cultures et désireux de trouver des solutions aux défis du XXIe siècle. Ces atouts les aideront à être encore plus novateurs que les générations précédentes. Les nouvelles générations sont en mesure d’interpeller le monde, car elles en font partie. Elles incarnent la transformation dont nous avons besoin, sur tous les plans.

Rummana Khan Hemani, vice-provost et vice-rectrice adjointe aux affaires étudiantes et internationales par intérim, et registraire à l’Université Simon Fraser

Je me réjouis de voir que les universités ne sont plus seulement perçues comme des lieux de préparation des étudiants au « monde réel », mais aussi comme des lieux qui en font partie. Gare toutefois à l’autosatisfaction. Bien qu’elles ne veuillent pas être perçues comme des entreprises, les universités ont en bonne partie besoin des mêmes outils et infrastructures que celles-ci pour réussir. Leur effectif étudiant, leur personnel et leur corps professoral sont de plus en plus diversifiés, et le contexte dans lequel elles évoluent change sans cesse. Les universités doivent donc veiller à gagner en souplesse, ce qui est tout naturel dans le secteur privé, mais pas forcément dans l’enseignement supérieur.

D’après moi, les étudiants de demain rechercheront des universités qui savent s’adapter et qui proposent des formules de cours véritablement souples, des programmes menant à des microtitres de compétences, de l’apprentissage continu et de l’éducation expérientielle. Les étudiants de demain proviendront d’horizons plus diversifiés que ceux d’aujourd’hui. Ils souhaiteront donc bénéficier de services encore plus nombreux et personnalisés qu’actuellement; des services qui devront s’adapter. J’imagine par exemple sans peine que le recours à l’intelligence artificielle pour les conseillers devienne la norme.

Les universités devront veiller à demeurer utiles et à démontrer clairement ce qu’elles peuvent apporter. Elles ne devront pas seulement correspondre à ce que veulent les gens, mais cerner ce dont les étudiants ont besoin et le leur offrir. Cela n’ira pas sans défis. Nombre d’universités ont du mal à fournir aux étudiants l’éventail de services qu’ils attendent, particulièrement en santé mentale. Pour y parvenir, elles doivent absolument s’interroger sur ce que peut être – et devrait être – leur rôle. Elles doivent aussi continuer à répondre aux besoins des populations sous-représentées en facilitant leur parcours universitaire et en leur proposant des espaces et des programmes adaptés à leur réalité.

Compte tenu de la qualité de l’expérience qu’elles offrent, les universités canadiennes ont aujourd’hui plus que jamais l’occasion de se démarquer sur la scène internationale. Il leur faut promouvoir avec vigueur l’image de marque du Canada en matière d’enseignement supérieur. Les universités doivent aussi offrir aux étudiants étrangers une expérience de grande qualité, tout en veillant à ce qu’étudiants, membres du personnel et professeurs, canadiens et étrangers, apprennent les uns des autres.

Vianne Timmons, rectrice et vice-chancelière à l’Université de Regina

Malgré l’inévitable avènement de nouvelles technologies et l’évolution des besoins sociétaux d’ici 20 ans, les universités canadiennes continueront à former des diplômés de grande valeur, novateurs et ingénieux. En leur qualité de bastions de la libre-pensée et de la curiosité intellectuelle, elles contribueront toujours autant au progrès social, mais devront être accessibles, inclusives, représentatives et non « élitistes ». Elles devront prouver leur valeur en formant la prochaine génération de chefs de file capables de relever les défis, et en abordant les enjeux sociétaux prioritaires par des travaux de recherche pertinents.

Les universités doivent refléter non pas le monde où nous vivons, mais celui où nous souhaitons vivre. Elles peuvent y parvenir en jouant un rôle de premier plan pour relever les défis liés, par exemple, aux changements climatiques, aux problèmes d’accès à l’eau potable, à la désinformation ou au racisme. Les universités peuvent aussi, comme on l’attend d’elles, en faire davantage pour favoriser l’équité, la diversité et l’inclusion, ainsi que pour répondre aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.

Les universités doivent veiller à ce que leurs diplômés soient prêts à intégrer le monde du travail. Elles y parviendront à condition d’innover et de suivre l’évolution des besoins. Les entreprises, les partenaires internationaux et les bailleurs de fonds souhaitent de plus en plus offrir des possibilités d’apprentissage par l’expérience. À nous d’en profiter!

La viabilité économique des universités canadiennes me préoccupe. Comme beaucoup d’autres, mon établissement fait face à une demande croissante de ressources en raison de l’augmentation et de l’évolution de son effectif étudiant, et pour répondre à la demande de services nouveaux ou renforcés – en santé mentale, par exemple. Dans ces conditions, comment faire en sorte que l’éducation postsecondaire demeure accessible?

Les universités axées sur les arts libéraux forment de solides penseurs aptes à cerner et à résoudre les problèmes, à communiquer des solutions et à élaborer des politiques. Les étudiants d’aujourd’hui ont un grand potentiel. Je crois beaucoup en leur avenir, qui est aussi le nôtre.

Avec la collaboration de Pascale Castonguay.

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