Daniel Jutras : « Le climat politique actuel est une menace réelle, mais aussi une chance de réaffirmer le rôle des universités »

Le recteur de l’Université de Montréal revient sur les effets concrets des pressions idéologiques venues des États-Unis, les défis que pose la liberté académique et la responsabilité sociale croissante des universités. Malgré les tensions, il entrevoit des raisons d’espérer.

11 juin 2025
Crédit photo: courtoisie de l’Université de Montréal

Alors que les universités américaines subissent des attaques politiques et idéologiques sans précédent, le Canada commence déjà à en ressentir les effets, particulièrement sur le plan du financement, des collaborations internationales et de la mobilité académique. Dans cet entretien, Daniel Jutras, recteur de l’Université de Montréal (UdeM), alerte sur les menaces réelles qui pèsent sur la liberté académique, y compris au Canada, tout en insistant sur l’importance de préserver un espace de débat rigoureux, ouvert et responsable. Il y voit aussi une occasion de repositionner le pays comme refuge pour une recherche libre, inclusive et citoyenne. À ses yeux, les universités ont un rôle accru à jouer dans le tissu social, et c’est dans les périodes de turbulence que peuvent émerger les percées scientifiques les plus inattendues.

Affaires universitaires : Vous suivez sans doute de près ce qui se passe aux États-Unis : les coupes dans la recherche, les pressions idéologiques… Est-ce que vous en ressentez déjà des effets concrets ici, à l’UdeM surtout, mais aussi plus largement au Québec, en raison de cette instabilité politique et idéologique ?

Daniel Jutras : Il y a des effets concrets directs en termes de financement. On l’a mentionné la semaine dernière. Ce ne sont pas des sommes énormes ici — on parle d’environ six millions de dollars par année, c’est l’évaluation qu’on fait — mais sur la durée, c’est un peu plus. C’est sûr que pour les chercheurs directement affectés, c’est très dérangeant. Il y a donc des impacts directs en termes de financement, notamment pour des équipes en santé qui dépendent du financement du National Institutes of Health.

Mais plus largement, on est porté à imaginer que les effets se font surtout sentir sur des projets qui abordent des enjeux « sensibles » pour l’administration Trump ; EDI, identité de genre, changement climatique. Mais ça va même au-delà. Il y a des projets en santé qui, à mes yeux, n’ont aucun lien avec ce cadre idéologique, et qui se voient pourtant privés de financement.

C’est, à mon sens, l’effet direct le plus significatif. Ce que nous disent aussi les chercheurs, c’est qu’au-delà de l’argent, il y a des perturbations dans le fonctionnement des équipes. Certains ont perdu le contact avec des collaborateurs américains avec qui ils travaillaient jusqu’à maintenant. Les déplacements sont devenus plus complexes. Tout le monde réfléchit à deux fois avant de voyager. Il y a donc moins de déplacements.

Bref, oui, je pense qu’on observe déjà beaucoup de perturbations mesurables. Et cela touche l’ensemble des universités de recherche au Canada. Il y a des chercheurs aux États-Unis, mais aussi ailleurs, qui commencent à discuter avec des universités canadiennes. Il y a un réalignement qui s’opère dans le marché du recrutement des chercheurs, à tous les niveaux — y compris au niveau senior.

AU : Vous avez aussi mentionné que ce contexte pouvait représenter une opportunité. Est-ce, selon vous, une vraie occasion de repositionner le Canada comme terre d’accueil pour une recherche libre, que ce soit pour les chercheurs américains ou ceux d’ailleurs ?

Daniel Jutras : Oui, j’en suis profondément convaincu. Il ne faut pas être naïf non plus, il faut rester réaliste. C’est un marché complexe. Il y a des chercheurs, notamment les plus expérimentés, qui vont attendre un peu. Ce sont des décisions qui changent une vie : il y a leur propre parcours, mais aussi celui de leur conjoint, conjointe, enfants… Donc certains vont probablement vouloir voir si la situation se stabilise, si elle évolue, si l’administration américaine revient sur certaines décisions ou si son attention se déplace vers d’autres enjeux.

Mais pour les chercheurs en début de carrière, pour les doctorants, les postdoctorants — qui sont très mobiles, pas encore installés — là, il y a une vraie opportunité. Pas seulement pour les expatriés. Des chercheurs aux États-Unis, en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud réfléchissent à leur avenir, et nous, au Canada, on peut se positionner pour les recruter.

Mais pour ça, il faut que le message soit clair, et pour l’instant, il ne l’est pas encore tout à fait. On parle d’ouverture, mais en même temps, il y a des restrictions sur l’entrée au pays, notamment avec les quotas sur les permis d’études. Ce sont des messages contradictoires.

AU : On parlait beaucoup de wokisme et de liberté académique : ces thèmes faisaient régulièrement la une. Aujourd’hui, ce sont plutôt les attaques politiques et les pressions économiques qui préoccupent. Selon vous, quelles sont les véritables menaces qui pèsent sur la liberté académique actuellement ? Celles qu’on voit moins, peut-être, mais qui sont bien réelles.

Daniel Jutras : Je  pense que les menaces les plus importantes sont d’ordre politique. On le voit partout en Occident. On parle des États-Unis, mais on pourrait aussi évoquer ce qui s’est passé en Hongrie, au Venezuela, ou encore la montée de partis de droite un peu partout dans le monde.

On constate une forme d’alignement dans les discours : vous avez mentionné le wokisme — il y a effectivement un répertoire récurrent de sujets. On parle des « wokes », de l’EDI… En Floride, on a refusé la nomination de Santa Ono, qui ne deviendra donc pas président d’université, alors que sa nomination avait initialement été confirmée.

Dans le monde occidental, on entend des partis politiques et des commentateurs diaboliser les étudiants internationaux, les rendre responsables de tous les problèmes sociaux. On entend des critiques à l’encontre des administrations universitaires pour leur manière de gérer les débats sur les campus. On les accuse de ne pas protéger les étudiants contre l’antisémitisme, ou dans une moindre mesure, contre l’islamophobie. Des politiciens menacent aussi de lier le financement de la recherche à des critères idéologiques.

Alors bien sûr, il y a des variations d’intensité très importantes. Mais ces discours existent aussi ici, au Canada. À mon sens, ces pressions politiques sont une menace bien plus sérieuse que ce qu’on appelle le « wokisme ». D’ailleurs, je n’aime pas tellement ce terme. Je le trouve réducteur.

Oui, il existe des gens qui ont une perspective idéologique progressiste. Certains adoptent parfois des pratiques ou des tactiques de censure ou d’annulation, que je considère comme contraires à nos idéaux de liberté académique. Mais ça reste un phénomène marginal. Ce n’est pas mon quotidien, ici.

Ce qui m’inquiète davantage, ce sont les menaces qui émanent d’acteurs ayant le pouvoir de l’argent; des gouvernements, notamment, en lien avec la structure du financement des études et de la recherche au Canada. Cela, oui, c’est plus préoccupant.

AU : On a souvent l’impression que le Québec est relativement épargné. Il y a quelques tensions, oui, mais dans l’ensemble, on a l’impression d’un climat plus serein. Partagez-vous ce sentiment ? Et pensez-vous que cela peut durer ?

Daniel Jutras : Absolument. Dans les conversations que j’ai avec les acteurs politiques, je ne sens aucune volonté de restreindre les universités dans leur rôle social ou scientifique. Vous avez raison, il y a quelques points de vigilance – sur la gouvernance, par exemple – mais les échanges sont très directs, très naturels. Quand il y a des enjeux, ils sont communiqués clairement, dans les deux sens.

On n’est pas du tout, au Québec, dans un environnement comparable à celui des États-Unis. Cela dit, il faut rester vigilant. Il suffit parfois de peu de temps pour qu’un discours se transforme, qu’un glissement s’opère, et qu’on passe à des pratiques qui remettent en question la crédibilité des universités.

Ce qui est intéressant, et Affaires universitaires s’y est déjà intéressé, c’est que dans les sondages sur la crédibilité des universités – je parle ici de l’institution universitaire, pas des chercheurs – le Québec se classe toujours mieux que le reste du Canada. L’explication la plus crédible, selon moi, c’est le rapport coût-bénéfice. Dans les provinces anglophones, les frais de scolarité sont très élevés, ce qui pousse les gens à questionner la valeur de l’enseignement universitaire. Au Québec, où les droits de scolarité sont beaucoup plus bas, ce facteur joue moins.

AU : Vous avez affirmé qu’il fallait accepter les idées dérangeantes, voire farfelues, car c’est souvent là que naissent les vraies percées. Mais dans un contexte où les controverses prennent vite beaucoup de place, comment créer un environnement propice à l’émergence d’idées audacieuses, sans compromettre la rigueur scientifique ?

Daniel Jutras : C’est une question très difficile. Dès mon arrivée en poste, on a lancé une mission sur la liberté académique. C’était le bon moment. On a produit une déclaration, puis une politique sur la liberté universitaire, qui a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée universitaire.

Mais pour que ces valeurs vivent vraiment, il faut que les membres de la communauté universitaire s’y engagent activement. Et j’ai le sentiment qu’à l’UdeM, le débat est serein. Je n’entends pas de conflits, ni en classe, ni dans la manière dont la liberté d’expression s’exerce sur le campus. On est chanceux d’avoir un climat calme. Mais j’aimerais qu’il soit encore plus vivant.

Je souhaiterais que la communauté universitaire s’engage plus fortement dans des discussions sur les grands enjeux sociaux, même controversés, et qu’on le fasse avec le plus de liberté possible. Mon rôle, c’est de rappeler ça, de créer les conditions pour que mes collègues et les étudiants se sentent interpellés par cette responsabilité que nous avons de faire progresser les savoirs.

Il faut aussi rappeler que la liberté académique – la liberté de faire de la recherche, d’enseigner, de diffuser ses résultats – ce n’est pas exactement la même chose que la liberté d’expression. Elle s’exerce dans un cadre d’expertise, en tant que membre de la communauté universitaire. Cela exige une attitude particulière, à la fois cognitive, éthique et déontologique.

Il faut être prêt à remettre ses propres idées en question, être rigoureux dans sa méthode, intègre dans ses résultats, capable de démontrer comment on est arrivé à telle ou telle conclusion. C’est tout cela qui fonde l’exercice responsable de la liberté académique, et qui contribue à créer le climat dont vous parlez. Quand on s’exprime avec ouverture et humilité, le climat devient propice à l’avancement du savoir.

AU : Il y a un an, les universités canadiennes ont été mises à l’épreuve avec les campements propalestiniens, notamment sur la question de la liberté d’expression. L’UdeM n’a pas été en première ligne, mais pensez-vous que des leçons ont été tirées ?

Daniel Jutras : Sans doute. Comme vous le soulignez, ici, on n’a pas vécu de situation vraiment conflictuelle. Mais je pense que plusieurs universités canadiennes ont tiré des conclusions, notamment sur la notion de réserve institutionnelle. On débat encore, dans beaucoup d’universités, de l’idée que les titulaires de fonctions comme la mienne, ou d’autres responsables universitaires, devraient faire preuve de prudence dans leur prise de parole publique.

J’ai l’impression qu’on verra moins de prises de position officielles sur des enjeux géopolitiques. Mais cela ne répondra pas forcément aux attentes de ceux qui, l’an dernier, souhaitaient que les universités prennent position. Ce n’est pas étonnant : les universités ont un capital culturel significatif. Quand elles s’engagent sur une cause, cela a un effet important.

À mon avis, la principale leçon que vont tirer beaucoup d’universités, c’est justement cela : être plus prudentes. Ici, on a sans doute évité le conflit parce qu’on a pris les bonnes décisions en amont. On a su instaurer un climat de conversation serein.

AU : Malgré les tensions et les défis, plusieurs voix appellent à réinventer l’université. C’est un thème qui revient souvent dans mes entretiens avec des chercheurs. Est-ce que vous voyez, malgré tout, des signes d’espoir ou de renouveau ? Des tendances positives qui vous inspirent ?

Daniel Jutras : Depuis que je suis en poste, on a traversé la pandémie, puis l’émergence de l’intelligence artificielle, qui a déjà transformé l’enseignement et la recherche. On vit un contexte géopolitique sans précédent. Et la transition climatique devient de plus en plus visible. Bref, il se passe énormément de choses autour de nous.

Un des effets de cette période mouvementée – je n’irais pas jusqu’à dire chaotique -, c’est que les universités réfléchissent de plus en plus à leur responsabilité sociale. Pas seulement en matière d’enseignement ou de recherche, mais aussi en matière de service à la communauté.

La responsabilité citoyenne des universités est devenue un élément central. Ce n’est pas nouveau, mais j’ai l’impression que les attentes du public à notre égard sont désormais beaucoup plus élevées. Et ça se reflète dans les plans stratégiques, les énoncés de mission de nombreuses universités.

Geneviève O’Meara (porte-parole de l’UdeM, présente dans l’entretien) : Et les effets concrets sont visibles. La semaine dernière, on a annoncé une percée majeure de Sainte-Justine : un enfant atteint d’une maladie orpheline a été sauvé grâce à une nouvelle approche. Sur les réseaux sociaux, cette nouvelle a littéralement fait exploser les compteurs. Les gens disaient : « Il nous faut plus d’annonces comme ça ! » C’est positif. Mais c’est aussi l’occasion d’expliquer que de telles percées sont rendues possibles grâce à la recherche fondamentale, menée dans nos universités.

Daniel Jutras : Geneviève a raison. Le contexte actuel, notamment ce qui se passe aux États-Unis avec les attaques de l’administration Trump contre les universités, crée un moment particulier. C’est rare qu’on parle autant des universités dans l’espace public.

Ces derniers temps, je croise des gens – pas seulement dans mon cercle professionnel, mais dans mon entourage plus large – qui me posent des questions : « Comment ça va dans les universités ? Que pensez-vous de Trump ? Quelle est votre responsabilité dans ce contexte ? »

Chaque fois, ce sont des occasions de rappeler le rôle fondamental des universités dans la société canadienne et québécoise. Et franchement, je n’avais pas vu ça au cours des cinq dernières années. Il faut saisir cette occasion. Et je sens que mes collègues, qu’ils soient recteurs ou professeurs, le font.