Les universités face à une période politique charnière

En pleine élection fédérale, les universités canadiennes font face à un avenir incertain alors qu’elles évaluent le bilan contrasté du gouvernement libéral face aux menaces conservatrices

16 avril 2025
Graphique de : Remie Geoffroi

2025 est en train de devenir l’une des années les plus marquantes et décisives de l’histoire politique du Canada. Dans un contexte ponctué par des bouleversements internationaux et des défis internes, une série d’évènements redessinent le paysage politique canadien. Sur fond de menaces du président américain Donald Trump envers notre économie et notre souveraineté, Mark Carney a ravivé les perspectives libérales après ce qui semblait être une victoire assurée du chef conservateur Pierre Poilievre.

Au milieu de tout cela, les universités canadiennes se retrouvent dans l’incertitude totale. D’autant plus que les derniers mois n’ont pas été tendres avec la sphère universitaire, qui continue de subir les répercussions des plafonds de permis d’études accordés aux personnes étudiantes provenant de l’international. Les universités dépendent de plus en plus de cette population pour financer leurs programmes. Ces répercussions vont au-delà du simple aspect économique, mais touchent également la réputation du Canada en tant que destination privilégiée pour les études supérieures.

De plus, les universités font également face à la montée d’un discours conservateur qui remet en question les politiques d’équité, diversité et inclusion (EDI). Cependant, les partis semblent reléguer ces enjeux au second plan lors de la campagne électorale en cours. Alors que leur avenir semble plus incertain que jamais, le sort des universités sera-t-il discuté lors de cette élection, ou sera-t-il mis de côté du débat politique ?

Des mois décisifs pour l’EDI
Le contre-courant conservateur provenant du sud de nos frontières et de certaines provinces canadiennes se fait de plus en plus sentir dans les couloirs des administrations universitaires. Sont notamment remises en question les initiatives en matière d’EDI ainsi que certains types de financements. L’Université de l’Alberta a annoncé qu’elle délaisserait la dénomination EDI pour mettre en place un nouveau cadre privilégiant l’accès, la communauté et l’appartenance, répondant ainsi aux discours sceptiques envers les politiques d’EDI et les investissements universitaires perçus comme idéologiquement orientés.

Yves Gingras, professeur d’histoire et sociologie des sciences à l’Université du Québec à Montréal, est parmi les personnalités académiques les plus critiques des politiques d’EDI. Il estime que ces initiatives reposent sur des bases floues et servent avant tout une idéologie plutôt qu’un véritable objectif académique. « Les défenseurs de l’EDI sont des idéologues. Ils ne définissent jamais clairement ce que cela signifie », affirme-t-il. Et de considérer que ces politiques constituent une ingérence bureaucratique dans la recherche universitaire, qui, selon lui, devrait rester fondée uniquement sur l’excellence académique. Il s’interroge : « Si on me demandait en quoi mon travail sur la Renaissance sert les objectifs de développement durable, je trouverais cela absurde. Et maintenant, on veut y ajouter l’EDI. C’est quoi l’EDI dans ce contexte ? »

D’autres voix académiques y voient plutôt un élément essentiel du rôle démocratique des universités. Marc Spooner en fait partie. Le professeur à la Faculté de l’éducation de l’Université de Regina met en garde contre la montée des courants qui remettent en cause l’EDI. « C’est facile de dire qu’on n’aime pas l’EDI, souligne-t-il. Mais si vous devez expliquer ce que cela signifie – équité, diversité et inclusion –, il devient beaucoup plus difficile de le justifier. » Cette opposition est loin d’être anodine selon lui ; elle s’inscrit dans une tendance plus large du rejet des sciences sociales et humaines, et plus largement de la science elle-même. Sous Stephen Harper, rappelle M. Spooner, le gouvernement conservateur avait supprimé le formulaire long obligatoire du recensement, un outil crucial pour la recherche et la planification publiques. « Le fait qu’il ait été prêt à supprimer ce recensement montrait un vrai mépris pour les données, pour les preuves et pour la science en général. » Aujourd’hui, Pierre Poilievre suit le même chemin en évoquant l’idée de « gardiens de la liberté d’expression » pour surveiller les campus, une initiative que Marc Spooner juge dangereusement interventionniste.

Chronologie des investissements fédéraux dans la recherche

1982 : Fondation de l’Institut canadien de recherches avancées (CIFAR)
Bien que fondé en 1982, avant le mandat de Brian Mulroney, le CIFAR a bénéficié de soutiens fédéraux pour promouvoir la recherche interdisciplinaire de pointe au Canada.

2000 : Création du Programme des chaires de recherche du Canada
En 2000, le gouvernement de Jean Chrétien a lancé ce programme avec une enveloppe de 900 millions de dollars, visant à établir 2 000 chaires de recherche à l’horizon 2004-2005. Ce programme a pour objectif d’attirer et de retenir des chercheurs de renommée mondiale dans les universités canadiennes.

Au-delà de la seule question de l’EDI, notre interlocuteur voit dans ces attaques une menace plus large contre le rôle démocratique des universités. Il estime que les conservateurs ciblent notamment des domaines comme les études postcoloniales, les études de genre ou les programmes d’équité et de diversité. « S’attaquer à ces disciplines, c’est menacer notre coexistence pacifique et notre capacité à nous comprendre les uns les autres », affirme-t-il.

Il craint que le Canada suive l’exemple des États-Unis, où la politisation de l’enseignement supérieur a mené à des coupes budgétaires et à un contrôle accru des universités par un gouvernement de plus en plus autoritaire. « Nous avons vu la politisation des conseils d’administration des universités, poursuit le professeur. Les recteurs deviennent de plus en plus politisés, alors qu’il est crucial que les universités restent des institutions indépendantes. »

L’analyse de Alex Usher, président de Higher Education Strategy Associates, est plus nuancée. Contrairement à M. Spooner, il souligne que les critiques de l’EDI au Canada n’iront pas aussi loin que celles provenant des États-Unis. « Je sais que certaines personnes pensent que ce que Trump fait aux États-Unis va pousser la droite canadienne à adopter des politiques similaires, mais je pense que c’est tout à fait faux », soutient-il. Aux États-Unis, le débat sur l’EDI a évolué pour inclure un rejet des droits civiques, ce qui n’est pas le cas au Canada. De ce fait, les personnes opposantes à l’EDI de notre côté des frontières auront plus de mal à s’opposer de manière aussi radicale.

« Ce que Trump a fait, c’est éliminer toute présomption de bonne foi chez ceux qui s’opposent à l’EDI, précise-t-il. Aux États-Unis, il est très clair que beaucoup de ceux qui sont anti-EDI ne s’opposent pas seulement aux initiatives de diversité, ils s’opposent aux droits civiques. Il n’y a plus de présomption de bonne foi dans ces débats. »

En revanche, au Canada, M. Usher estime que les arguments contre l’EDI resteront plus modérés. Il souligne que certaines critiques, comme celles venant de l’Alberta, sont fondées sur un rejet plus subtil de la remise en question nationale, en particulier à propos des pensionnats autochtones.

Il relève un paradoxe intéressant dans la gestion de l’EDI au sein des universités dans cette province : « En Alberta, on a vu un gouvernement provincial qui a fait campagne ouvertement contre l’EDI, rappelle-t-il. C’est difficile pour une université de résister à ça. Je pense que l’Université de Calgary et l’Université de l’Alberta essaient de présenter cela comme un simple changement d’approche, sans donner l’impression d’une capitulation totale. » Et de reconnaître que, malgré des critiques valides de l’EDI, il y a des avantages à la diversité dans le recrutement. Cependant, il souligne que les initiatives d’inclusion peuvent parfois ralentir la prise de décision dans des établissements déjà perçus comme lents. « On peut être pour ou contre, mais c’est un compromis », juge-t-il.

Un bilan contrasté : les universités sous l’ère Trudeau
Les politiques d’EDI suscitent aujourd’hui de vifs débats car elles font partie des transformations qu’ont connues les universités sous le gouvernement Trudeau. En près de dix ans, le Parti libéral a affiché un soutien marqué à la recherche scientifique et à l’enseignement supérieur, notamment par l’augmentation des budgets des conseils subventionnaires et par la création du poste de conseiller scientifique en chef. Mais ces avancées ont été accompagnées de décisions plus controversées, comme les plafonds des permis d’études accordés aux personnes étudiantes provenant de l’international. Alors que le pays se prépare à tourner la page sur l’ère Trudeau, quel héritage laisse-t-il au secteur universitaire ?

2008 : Lancement du Programme des chaires d’excellence en recherche du Canada
Le gouvernement conservateur de Stephen Harper met en place ce programme visant à attirer des chercheuses et chercheurs de calibre mondial au Canada, en offrant un financement substantiel pour des projets de recherche novateurs.

2017 : Création du poste de conseiller scientifique en chef du Canada
Le gouvernement libéral de Justin Trudeau crée ce poste pour fournir des conseils scientifiques indépendants au gouvernement et promouvoir l’intégration des sciences dans l’élaboration des politiques publiques.

M. Usher souligne que si le gouvernement a annoncé des investissements significatifs en recherche, une grande partie de ces fonds reste hypothétique, puisque 88 % de l’augmentation promise ne se concrétiserait qu’après les élections.

« Peut-être que ça arrivera, je ne l’exclus pas », nuance-t-il. Mais il réitère que tout dépendra du prochain gouvernement : le maintien des libéraux pourrait permettre le déblocage des fonds, tandis qu’une victoire conservatrice pourrait remettre ces engagements en question. Selon lui, cet enjeu symbolise bien l’héritage du Parti libéral dans le domaine universitaire : des idées novatrices, mais un manque de constance dans leur mise en œuvre.

Ce défaut de suivi ne concerne pas uniquement la recherche. En 2019, Ottawa avait annoncé un plan ambitieux pour encourager la formation continue grâce à des incitatifs fiscaux. Pourtant, « ils l’ont complètement oublié », souligne M. Usher. Aucune évaluation, aucun ajustement, aucune mention dans les budgets ultérieurs.

L’improvisation semble aussi avoir marqué la gestion du dossier des étudiantes et étudiants internationaux. Il reconnaît que les abus de certains établissements privés ont forcé le gouvernement à réagir. « A-t-il réagi intelligemment ? demande-t-il. Disons un B-. » Il critique notamment une approche précipitée et mal planifiée, où les décisions semblaient prises « en griffonnant des notes sur des serviettes de cocktail ». Selon lui, plus les universités exprimaient leur inquiétude, plus le gouvernement se convainquait d’être sur la bonne voie.

M. Spooner souligne pour sa part que le gouvernement Trudeau a apporté des améliorations notables pour les universités, en envoyant un message fort concernant l’importance de la science, de l’expertise et de l’érudition universitaire, des valeurs cruciales pour le développement de la société canadienne.

Il pointe cependant certains aspects de la gestion du gouvernement, notamment en ce qui concerne les étudiantes et étudiants internationaux, et estime que le Canada a présenté ces personnes non pas comme un atout, mais comme un problème : « En réduisant le financement dans ce domaine, le gouvernement a envoyé le message que ces jeunes esprits, porteurs de nouvelles idées et perspectives, n’étaient pas les bienvenus », déplore-t-il.

Une approche qui témoigne d’une réponse trop rapide et mal orientée face à des enjeux complexes, sans collaboration suffisante avec le secteur postsecondaire. Bien que des progrès aient été réalisés, la gestion de ces enjeux n’a pas toujours été à la hauteur des attentes, et l’absence de dialogue avec les établissements a réduit les impacts positifs possibles.

Le sociologue politique et professeur à l’Université McGill, Daniel Béland, souligne que l’évaluation du bilan de Justin Trudeau dépend largement de la période considérée. Selon lui, « si l’on regarde la période de 2015 à aujourd’hui, c’est une longue période, marquée par des décisions importantes, mais si l’on se concentre uniquement sur les années récentes, depuis 2021, la situation est différente ».

Pour celui qui est également directeur de l’Institut d’études canadiennes de l’Université McGill, une des clés de l’analyse réside dans la structure de l’enseignement supérieur canadien, où les universités relèvent principalement des provinces. Il rappelle que le gouvernement fédéral apporte un soutien financier, notamment en matière de recherche, mais qu’il contrôle aussi des politiques fédérales influençant l’éducation, comme l’immigration. Il fait référence à l’augmentation du nombre de la population étudiante internationale juste après la pandémie, suivie d’une inversion de cette tendance, avec des réductions de l’immigration, en particulier des personnes étudiantes.

Il s’interroge sur les motivations de cette politique : « Était-ce une décision motivée par des raisons purement politiques, en prévision des élections, ou bien était-ce un mélange des deux ? » Il évoque également l’utilisation de l’immigration comme bouc émissaire pour la crise du logement, tout en précisant que le facteur principal demeure le manque de construction de nouveaux logements. À cet égard, il note que « les étudiants internationaux, ne votant pas et étant présents de manière temporaire, ont été des cibles faciles ».

Il reconnaît cependant que des problèmes existaient, en particulier avec des collèges privés en Ontario, où la motivation financière était prédominante. « Toutefois, la mesure prise punit aussi les universités publiques, ce qui leur pose de sérieux problèmes financiers », souligne-t-il. Il se demande si cette décision n’aurait pas été prise de toute façon par un gouvernement conservateur, compte tenu des positions similaires déjà exprimées par les membres du parti. Selon lui, le bilan du gouvernement Trudeau est donc variable et dépend de la perspective adoptée.

Le 23 mars, alors qu’il s’exprimait devant les journalistes pour annoncer la dissolution du parlement et le début de la campagne électorale, Mark Carney a confirmé que s’il est élu, son gouvernement maintiendrait tous les quotas sur l’immigration, y compris le cap sur les permis d’études des personnes provenant de l’international, jusqu’à ce que la crise du logement soit résolue.

Élections : les universités reléguées au second plan

M. Béland exprime des préoccupations quant à l’avenir des universités. Selon lui, les enjeux liés à la recherche et au financement des universités ne seront probablement pas au cœur des discussions, d’autant plus que des questions internationales, comme la situation aux États-Unis avec Trump, risquent de dominer les discussions.

Il pointe également l’ingérence croissante des gouvernements provinciaux dans le secteur académique, notamment en Alberta et au Québec, où les politiques d’EDI sont de plus en plus remises en cause. Il cite l’exemple de la première ministre de l’Alberta Danielle Smith, qui porte selon lui « une influence idéologique similaire à celle du Parti républicain américain ». Il croit que cela pourrait entraîner une surveillance accrue des contenus académiques, les gouvernements de droite cherchant à limiter ce qu’ils perçoivent comme une influence « militante et excessive » de la gauche dans les universités.

Dans ce contexte, M. Béland recommande que les universités s’organisent et fassent du lobbying pour défendre leur indépendance et protéger leurs valeurs académiques face à ces pressions politiques croissantes.

L’enseignement supérieur, bien qu’indispensable, n’est de toute évidence pas une priorité politique. Pour M. Béland, les prises de décision politiques manquent d’intérêt pour le milieu universitaire, surtout depuis que le gouvernement Trudeau a adopté sa position controversée sur les personnes étudiantes internationales. Même si les libéraux ont accru le soutien financier aux universités, ils ont normalisé une approche plus politique de l’éducation. « Les universités et les professeurs s’en préoccupent certainement, mais ce n’est pas un enjeu prioritaire », dit-il.

Dans le climat économique et géopolitique actuel, les universités devront lutter pour faire valoir leur importance, malgré leur contribution essentielle à la démocratie et à la société. Plus que jamais, il est crucial de résister aux tentatives de les affaiblir et de réaffirmer leur rôle dans cette élection.

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