La question de la diversité des points de vue dans les universités canadiennes
Afin de favoriser réellement le libre examen, on doit rejeter les allégations non vérifiées de crise.
Depuis l’Antiquité, les universités sont des lieux où l’activité savante confronte l’incertitude, faisant progresser le savoir par la réflexion critique plutôt que par la déférence à l’autorité. Des grands débats médiévaux aux discours des Lumières sur la raison publique, les universités ont eu pour mission de nourrir le courage intellectuel, les remises en question rigoureuses et l’étude des vérités complexes. Dans les démocraties modernes, les universités jouent encore ce rôle : elles enseignent la pensée critique, favorisent l’adoption d’approches diversifiées et préparent les personnes à devenir citoyennes de sociétés plurielles.
Dans le cadre de cette mission, les débats portant sur la « diversité des points de vue » – souvent présentés comme des différences idéologiques s’inscrivant dans un axe gauche-droite – doivent être mis en contexte.
Le terme a vu le jour au début des années 2000 dans le milieu de l’enseignement supérieur aux États-Unis, et il a été repris par des groupes conservateurs comme la Fondation Heritage et l’Institut American Enterprise. Ces groupes dénoncent l’hostilité à laquelle les personnes conservatrices feraient face, en s’appuyant sur des sondages sélectifs et des anecdotes. Cette soi-disant « crise » idéologique confond partisanerie et rigueur universitaire, présumant qu’une idéologie détermine le raisonnement et qu’une opinion équivaut à une expertise. La réalité est beaucoup plus nuancée.
Au Canada, des groupes de réflexion et de défense ainsi que des analystes s’appuient sur les conclusions états-uniennes pour dénoncer des problèmes similaires, affirmant que les campus ne tolèrent pas la dissidence, surtout les opinions conservatrices. Reprenant la rhétorique états-unienne de « guerre culturelle » – qui fait état de « rectitude politique », de « culture du bannissement » ou de l’« influence woke » – ces perspectives polarisent le débat, présentant tout désaccord comme une menace existentielle et amplifiant la partisanerie.
Guerres culturelles et perspectives importées
Dans Culture Wars: The Struggle to Define America, le sociologue James Davison Hunter décrit les conflits portant sur l’autorité morale et des valeurs contestées : la religion, l’éducation, la famille et la sexualité. Transposée dans le contexte canadien, la rhétorique de « guerres culturelles » présente les universités comme un lieu d’affrontement entre l’orthodoxie progressiste et la marginalité conservatrice. Le terme « culture du bannissement », maintenant bien implanté dans le vocabulaire politique, est couramment utilisé pour désigner l’opposition à une expression controversée, pourtant la reddition de comptes et les critiques légitimes qui en découlent donnent souvent lieu à des allégations de censure.
Cet emprunt rhétorique porte ombrage aux réalités distinctives du Canada en ce qui concerne les universités, la loi et la politique. Les universités canadiennes s’appuient sur des protections constitutionnelles, des structures de gouvernance et des systèmes de financement distincts, qui influencent les paramètres de l’expression et de la liberté universitaire. La question fondamentale, par conséquent, n’est pas de déterminer si la libre expression a de l’importance – elle en a indubitablement – mais plutôt d’établir des preuves crédibles attestant de l’existence d’une crise des points de vue dans le milieu canadien de l’enseignement supérieur.
Examen des preuves
Les universités canadiennes sont souvent présentées comme des champs de bataille idéologiques qui musellent le dialogue ouvert; or, les données empiriques brossent un portrait plus complexe. La seule étude d’envergure sur le sujet évaluée par les pairs demeure « The Political Attitudes of Canadian Professors », qui a été réalisée par M. Reza Nakhaie et Robert J. Brym. Publiée en 2011, elle a été menée auprès de plus de 3 000 membres du corps professoral. Elle révèle une tendance globale au centre gauche, les variations par professeures et professeurs révélant une préférence pour cette position dans l’ensemble, mais aussi une variation considérable des attitudes politiques selon la discipline et le rang : les affaires, le droit et le génie étant des domaines où les idéologies sont plus conservatrices, et les sciences humaines et sociales, plus libérales. Bon nombre de personnes se décrivant comme libérales se disaient aussi modérées, ce qui témoigne des limites d’une étiquette simpliste de gauche ou de droite. Surtout, l’étude ne proposait aucune preuve d’une exclusion systématique fondée sur l’idéologie. Les différences découlaient des spécialisations disciplinaires, des parcours scolaires et des trajectoires de carrière – et non d’un contrôle idéologique.
Des sondages menés par des groupes de réflexion – qui rappellent les études réalisées aux États-Unis par des organismes comme la Fondation pour les droits individuels en éducation (FIRE) et l’Académie Heterodox – continuent d’influencer le discours public. Une récente étude de l’Institut Fraser soutient que les étudiantes et étudiants canadiens bénéficient d’une éducation unilatérale; fondée sur un sondage Léger mené auprès de 1 200 étudiantes et étudiants, elle révèle que le tiers des personnes participantes craignent des répercussions sur leurs notes si elles expriment une opinion controversée. Le rapport qui découle de cette étude, « Freedom of Speech Under Threat on University Campuses in Canada », prétend que la liberté d’expression est soumise à une pression grandissante sur les campus. Pourtant, la plupart des personnes répondantes attribuaient leur hésitation non pas à l’idéologie mais à leur incertitude à l’égard des normes en classe ou des réactions de leurs pairs. Ces résultats rendent donc compte d’un inconfort perçu, et non d’une suppression structurelle.
Un sondage similaire mené en 2022 par l’Institut Macdonald-Laurier sur l’état de la liberté d’expression sur les campus dévoile une forte tendance à l’autocensure chez les membres du corps professoral et de la population étudiante à l’idéologie conservatrice, ce qui porte à croire que l’homogénéité idéologique donne lieu à des classes unilatérales. Or, l’échantillon autosélectionné du sondage et sa formulation vague affaiblissent les allégations de préjugés systémiques. Ces résultats révèlent un inconfort, mais ne fournissent aucune preuve de répression. Ils font ressortir le besoin de mener de travaux de recherche contextuels plus approfondis portant sur les milieux propres aux disciplines, les dynamiques de pouvoir et la culture dans les établissements, plutôt que de conclure d’emblée à une crise.
Mise en garde empirique de HESA
Alex Usher a réalisé en 2022 une analyse de la diversité des points de vue pour Higher Education Strategy Associates (HESA), laquelle posait un regard critique sur ces études. M. Usher estime que le rapport de l’Institut Macdonald-Laurier est « très mauvais » et sa méthodologie, « terrible ». En passant en revue les données disponibles, M. Usher a constaté des contraintes perçues, mais aucune indication de répression généralisée ou d’uniformité idéologique. Il conclut à l’ouverture des campus canadiens, que l’on tienne compte de leur évolution historique ou de la situation dans le reste du monde.
M. Usher critique également la récupération irréfléchie des modèles états-uniens de la FIRE et de l’Académie Heterodox, qui déforment la réalité canadienne en négligeant les cultures universitaires locales, les systèmes gouvernementaux et les contextes sociaux. Il soutient que les expériences de l’expression sont influencées par le genre, la race, la classe et les identités politiques, ajoutant que des activités de recherche intersectionnelles brosseraient un portrait plus exact de la situation qu’une généralisation ou une polémique importée.
Le libre examen requiert de la vigilance, mais les données actuelles n’appuient pas les allégations de crises systémiques. Ces débats mettent plutôt en lumière la nécessité de mener des travaux de recherche transparents à la méthodologie rigoureuse qui porteraient sur l’expression universitaire, au-delà des disciplines et des identités.
Autocensure ou abstention?
La philosophe Shannon Dea offre un regard tranchant sur le sujet dans On Silence: Student Refrainment from Speech, publié en 2021. Se penchant sur un sondage réalisé par la FIRE et YouGov en 2018, qui est souvent cité pour prouver le phénomène d’autocensure, elle relève que 94 % des étudiantes et étudiants affirment être à l’aise de s’exprimer. Les cas d’abstention découleraient généralement d’une peur de se tromper, et non de faire l’objet de représailles.
L’autrice fait la distinction entre l’autocensure, qui implique une pression externe, et l’abstention d’expression, que l’on pourrait associer à une humilité intellectuelle, à du respect ou à de l’introspection. Ce que bien des critiques appellent de l’autocensure pourrait plutôt être conçu comme une « abstention vertueuse » essentielle au dialogue constructif et à une approche universitaire responsable. Le caractère sain des échanges ne dépend pas que du flux de la parole, mais aussi de conditions propices à une expression réfléchie des idées (et au silence), dans un climat exempt de crainte ou de domination.
Même sans coercition directe, l’expression sera influencée par de subtiles pressions culturelles. Les universités doivent donc favoriser un climat où l’on évite les phénomènes d’obéissance par anticipation, et où l’on encourage l’utilisation de données probantes comme moteur de réflexion. Le milieu intellectuel compose depuis longtemps avec ces pressions. Lorsque les universitaires subissent la tyrannie ou la répression politique, leur parole se fait plus contenue pour assurer leur sécurité, leur réputation et leur subsistance. À l’époque de la Grèce antique, le procès de Socrate avait semé la peur, tempérant les dissidences. Dans le milieu universitaire médiéval, les théologiens comme Thomas d’Aquin inscrivaient leurs analyses dans l’orthodoxie doctrinale pour éviter la censure de l’Église. Aux États-Unis, à l’ère du maccarthysme, les universitaires dites et dits « subversifs » se voyaient les mains liées. Chaque époque réitère le besoin de défendre le libre examen.
Voir plus loin que l’idéologie : l’évolution des savoirs par la diversité
Au bout du compte, le débat entourant la diversité des points de vue soulève une question de fond : comment la diversité peut-elle mieux servir l’évolution des connaissances et les découvertes? Les voix qui revendiquent l’équilibre idéologique négligent que l’évolution des savoirs repose sur la diversité épistémique, cognitive et disciplinaire, notamment sur la multiplicité des méthodologies, les traditions d’analyse et les cadres qui permettent de mettre à l’épreuve et de faire croître les connaissances.
La diversité disciplinaire alimente l’écologie intellectuelle dans les universités. Chaque domaine a son langage, ses normes pour la démonstration des faits et ses modes de raisonnement. En réduisant la diversité universitaire à une simple question idéologique, on risque de confondre savoir et opinion. La liberté universitaire ne repose pas sur une parité idéologique, mais sur une analyse rigoureuse et un engagement en matière d’intégrité intellectuelle.
Le défi à relever n’est donc pas celui d’une construction forcée de l’équilibre idéologique, mais celui de la mise en place de contextes propices à la diversité de la réflexion et de l’analyse. Le désaccord, lorsqu’il s’appuie sur des faits et qu’il est empreint de respect mutuel, fait progresser les connaissances collectives. Les universités s’épanouissent non pas quand elles reflètent des fractures partisanes, mais lorsqu’elles alimentent la raison, la curiosité et l’imagination nécessaires pour créer des ponts.
Afin de favoriser réellement le libre examen, on doit rejeter les allégations non vérifiées de crise. On pourra ainsi se concentrer sur l’essentiel, soit cultiver l’ouverture intellectuelle. Lorsque, dans le discours public, on troque les faits pour des images de guerre culturelle, on nuit au bon épanouissement des idées et de la société. La vraie diversité intellectuelle s’appuie sur une approche universitaire rigoureuse, plurielle et adaptée au contexte : c’est ce qui alimente les découvertes, l’innovation et la vitalité démocratique.
Postes vedettes
- Aménagement - Professeure adjointe / agrégée ou professeur adjoint / agrégé (design d’intérieur)Université de Montréal
- Génie - Professeures ou professeurs (génie électrique, systèmes embarqués)École de technologie supérieure
- Sciences de la terre et de l'environnement - Professeure adjointe ou professeur adjoint (hydrogéologie ou hydrologie)Université d'Ottawa
- Sociologie - Professeure ou professeur (méthodologie quantitative)Université Laval
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