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Plus besoin du dictionnaire de la novlangue de 1984 pour se rendre compte que notre époque est orwellienne. L’Oxford English Dictionary a récemment désigné post-truth (« post-vérité » en français) comme mot de l’année. Il désigne une ère où les faits objectifs influencent moins l’opinion publique que les affirmations qui font appel aux émotions et aux convictions personnelles.

On peut supposer que ce mot bien actuel reflète un fait social important : nos émotions prennent le pas sur notre intelligence dans le domaine des affaires publiques. Cette situation a sans aucun doute des répercussions négatives sur la société et plus particulièrement sur le sort et le rôle des universités.

Certes, la montée en puissance des provocateurs, l’attrait pour les algorithmes qui favorisent l’affirmation de soi sur le Web, l’échange de fausses nouvelles et la crise du journalisme sont autant de facteurs qui ont contribué à ternir la vérité. La commercialisation de l’université, l’absorption par le milieu universitaire des intellectuels de la sphère publique et l’accélération de la chaîne de montage universitaire n’ont pas non plus facilité les choses.

L’attrait exercé par les émotions qui court-circuitent notre capacité de rationaliser relève toutefois principalement du domaine de la propagande. Au-delà de la vérité, se cache-t-il un monde confus où la distraction, la tromperie et la corruption règnent librement? Si c’est le cas, la déclaration de l’Oxford English Dictionary devrait alarmer les démocrates, surtout ceux qui sont en quête de vérité dans le cadre de leur profession.

Après tout, comment les citoyens peuvent-ils faire des choix éclairés dans la sphère publique si les faits probants sont systématiquement dévalorisés en faveur des lubies et de passions personnelles? Une société qui accorde si peu d’importance à la réalité ne risque-t-elle pas de tomber dans la poigne autoritaire de démagogues charismatiques ou de se perdre dans le monde fantastique et anesthésiant d’Hollywood et de Madison Avenue? L’illusion que donne cette hyper-réalité de l’ère post-vérité n’est-elle qu’une étape vers un avenir post-démocratique? Ces questions sont peut-être de nature sémantique, mais leurs sous-entendus donnent froid dans le dos. Or, il y a pire encore.

L’annonce de l’Oxford English Dictionary suit de près celle du Merriam-Webster Dictionary, qui, en 2006, choisissait truthiness (vérité subjective fondée sur l’intuition) comme mot de l’année. Ce néologisme popularisé par l’humoriste américain Stephen Colbert dans son émission de fin de soirée, désigne la caractéristique d’un fait qui semble authentique même s’il ne l’est pas nécessairement.

Ce mot rappelle étrangement le mot de novlangue bellyfeel inventé par Orwell, qui désignait l’acceptation aveugle et enthousiaste d’une idée par pur instinct. Par sa satire, Orwell visait les propagandistes du stalinisme et du capitalisme du XXe siècle. Quant à Colbert, il utilisait truthiness pour se moquer de la préférence des animateurs de radio et des célébrités de Fox News de droite pour l’information qui « paraît juste » et soulève les passions au détriment des faits probants et de la raison.

Une fois encore, il est difficile de ne pas en conclure que le terme employé par Colbert doit aussi sa popularité à un fait social : nous nous fions de plus en plus à notre instinct, au détriment de la vérité. Il n’est guère surprenant que la pensée critique — sans cesse mise à l’épreuve par la culture de consommation impulsive, la machine à rêves d’Hollywood, les manœuvres de relations publiques et les campagnes de propagande de l’État et des entreprises — ait du mal à survivre.

Néanmoins, l’importance des nouveaux termes truthiness et post-truth ayant été confirmée, il est de plus en plus difficile d’écarter les réalités qu’ils désignent comme des phénomènes farfelus et ponctuels. Si l’on se fie au glissement manifeste du sens social de la vérité, la place qu’occupe la réalité dans la société semble au contraire progressivement minée. Alors que truthiness suggère au moins un semblant de vérité, post-truth déclare son obsolescence totale.

La multiplication des occurrences de truthiness nuit de plus en plus à la place de la vérité dans la langue et dans la société. Fait alarmant, cette transition rhétorique de truthiness à post-truth, qui triomphe actuellement, s’est faite en à peine une décennie.

Pas étonnant que la calotte glaciaire fonde et qu’une célébrité de la téléréalité ait été élue à la présidence des États-Unis. Le terme utilisé par Colbert faisait rire il y a encore dix ans; c’était avant la marée de fausses nouvelles qui a bouleversé nos facultés et nous a propulsés dans l’ère de la post-vérité. Nous savons désormais que notre préférence pour le sensationnalisme au détriment des faits authentiques et de la raison peut influencer les résultats d’une élection et le cours de l’histoire.

Pire encore, le grand projet des Lumières, celui d’accéder à la vérité, semble, comme les glaciers, fondre devant nos yeux. Serions-nous en train de régresser, après la longue lutte de l’humanité pour se libérer de l’ignorance et de la superstition? Serions-nous en train de retomber paresseusement dans la stupidité sociale d’un nouvel âge des ténèbres hautement technologique et axé sur le divertissement? Le défi encore plus grand à relever que la lutte contre la pollution de l’air pourrait-il concerner la pollution de notre environnement d’information nourrie par un flot incessant de publicités, de mensonges et de futilités?

Dans un monde de post-vérité, tout ce que l’on peut dire, c’est que cela semble vrai.

Mitch Diamantopoulos est professeur agrégé à l’école de journalisme de l’Université de Regina et éditeur de Thirty years of journalism and democracy : The Minifie Lectures, 1980-2010.

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