Une vision nuancée et plus large de la diversité métisse s’impose

Un groupe de chercheurs conteste la teneur d’un récent article consacré aux notions d’« auto-autochtonisation » et de « déplacement identitaire ».

Intitulé « Des chercheurs exposent le phénomène grandissant d’auto-autochtonisation » (Affaires universitaires, 1er avril 2020), l’article définit l’auto-autochtonisation comme « la soudaine revendication d’une identité autochtone en invoquant des liens ténus ». Revenant sur les travaux des sociologues Darryl Leroux et Chris Andersen, il relie ce concept d’auto-autochtonisation aux accusations de « déplacement identitaire » (race-shifting en anglais).

Bien qu’évocatrices, ces notions d’« auto-autochtonisation » et de « déplacement identitaire » sont problématiques. Elles ne tiennent compte ni de la diversité métisse ni de la renaissance culturelle en cours au Canada. Les travaux de Maximilian C. Forte (Who is an Indian? Race, Place, and the Politics of Indigeneity in the Americas, Presses de l’Université de Toronto, 2013) montrent qu’on observe une résurgence des identités autochtones dans tous les pays bâtis sur un héritage colonial. Ce phénomène se traduit principalement par l’augmentation du nombre de personnes qui s’identifient comme Autochtones. Ici comme ailleurs, il est facile d’exploiter cette augmentation pour discréditer les communautés et les personnes de descendance métisse, en qualifiant ces dernières d’Acadiens et (ou) de Canadiens français opportunistes qui cherchent à exploiter la petite goutte de pur « sang indien » qui coule en eux.

Suggérer que le fait d’être Métis ou membre non inscrit des Premières Nations n’est qu’une question de « degré de sang » rappelle la pire rhétorique raciale et essentialiste du xixe siècle.  La compréhension des multiples aspects de cette résurgence culturelle et de la transmission des identités métisses exige la conduite d’analyses approfondies à l’échelle locale. Pour paraphraser l’anthropologue américain Clifford Geertz, il faut étudier les villages, les bateaux de pêche et les lignes de trappage pour comprendre comment la résurgence métisse peut s’inscrire dans un processus plus élargi.

Pour y parvenir, il faut d’abord tenir compte du fait que les peuples métis ont initialement formé une diaspora répartie le long des routes terrestres et maritimes de la fourrure, où des voyageurs majoritairement canadiens-français et écossais travaillaient pour les compagnies de traite et devenaient occasionnellement des « hommes libres », vivant avec leurs épouses autochtones. À l’instar de la diaspora canadienne-française, les cultures métisses n’ont pas émergé à partir d’un unique point géographique d’ethnogenèse. Ce fait est souligné par des chercheurs comme Gerhard Ens et Joe Sawchuk (From New Peoples to New Nations, Presses de l’Université de Toronto, 2015), qui ont mis au jour de multiples points d’ethnogenèse métisse à l’échelle du continent.

Nous convenons toutefois que les tentatives d’auto-identification dans un but frauduleux devraient être condamnées. Mais nous devons prendre garde à ne pas associer le critère de l’ethnicité à celui de comportements problématiques venant de certaines personnes, métisses ou non. Il serait en effet dangereux de verser dans les préjugés, les sophismes génétiques et les généralisations abusives. Les individus, les familles et les communautés peuvent se transformer, évoluer et réapparaître à mesure qu’ils affrontent les conséquences persistantes du colonialisme et luttent pour survivre dans un contexte social de plus en plus hostile aux expressions des cultures autochtones.

Par crainte d’être déportés, certains Métis du Montana se sont identifiés comme Canadiens français pour éviter d’être expulsés de chez eux, tandis que d’autres sont parvenus à être acceptés par des Premières Nations et à intégrer des réserves (Martha Harroun Foster, We Know Who We Are, Presses de l’Université de l’Oklahoma, 2016). Divers cas historiques, comme celui du Métis de l’Ouest Johnny Grant qui s’était identifié comme Blanc, Métis et même membre des Premières Nations, témoignent aussi de la malléabilité de l’auto-identification dans un contexte colonial, hier comme aujourd’hui.

Diverses identités métisses

Suivant differentes experiences, il est donc normal de constater au Canada l’expression de diverses identités métisses. D’ailleurs, cette préoccupation pour la protection de la diversité des identités métisses a été exprimée par la Cour Suprême dans la décision Daniels en 2016, une préoccupation que l’on retrouve également dans l’intervention du Conseil général des établissements métis du nord de l’Alberta réfutant « l’existence d’une voix collective unique s’exprimant au nom des Métis du Canada ».

Nous croyons donc devoir résister à ces doctrines essentialisantes qui s’attaquent aux « déplacements identitaires » des familles métisses afin d’attester de leur authenticité. Il faut se souvenir que la Couronne tenta d’utiliser ce même type de rhétorique afin de nier les droits de la communauté métisse de Sault-Sainte-Marie lors du procès Powley. Comme MM. Leroux et Andersen, la Couronne évoqua alors des ancêtres trop lointains, diverses identifications, un trop « faible degré de sang indien » et le fait que les Powley n’étaient pas des Métis de la rivière Rouge descendants de chasseurs de bisons. La Cour Suprême du Canada a, à juste titre, rejeté ces arguments. Sans un travail ethnologique sérieux, il est en effet dangereux de sombrer dans des procès d’intention à l’endroit des Métis et Indiens sans-statut qui sont présentement en quête de reconnaissance.

Portrait du porteur d’eau et « homme de corvée » Andrew Budge, portant des seaux d’eau accroché à un joug sur ses épaules au camp forestier de M. Kearney. La famille Budge demeure toujours dans la région de Maniwaki.

Tout cela pour dire que de puissants acteurs s’intéressent à la reconnaissance ou à la négation des peuples métis au Canada. Citons entre autres les autorités gouvernementales, les organisations métisses, ainsi que les militants et les universitaires qui nient toute possibilité de diversité métisse dans les communautés des provinces de l’Est du Canada. Face à une telle pression, un certain nombre de chercheurs ont opté pour l’étude des documents d’archives, la collecte de la tradition orale, l’établissement d’analyses comparatives et la conduite de solides travaux ethnographiques pour mieux cerner l’hétérogénéité métisse à l’échelle du pays. Parmi eux figurent John C. Kennedy, Denis Gagnon, Bonita Lawrence, Annette Chrétien, Stephen Augustine, Victor Lytwyn et David McNab.

Les Métis de l’Outaouais

Nos propres travaux s’inscrivent dans ce même sillon. Ils portent plus précisément sur les descendants des Métis de l’Outaouais, ceux-là même qui, aux côtés des Métis de l’Ouest, ont activement milité pour l’inclusion des Métis dans la Loi constitutionnelle de 1982. Notre récente publication sur les Métis de la région outaouaise, à cheval sur l’Ouest québécois et la vallée de l’Outaouais, comporte une analyse détaillée des documents d’archives et des sources historiques. Parue en 2019 aux Presses de l’Université Laval sous le titre Les Bois-Brûlés de l’Outaouais. Une étude ethnoculturelle des Métis de la Gatineau, elle est aussi offerte en anglais aux Presses de la UBC sous le titre Bois-Brûlés: The Untold Story of the Métis of Western Québec. Nos travaux nous ont permis de rendre compte en détail de la manière dont, pendant près de deux siècles, les « hommes libres » et les femmes autochtones participant au commerce de la fourrure ont formé des familles, ainsi que du rôle pivot joué par leurs descendants métis.

Ces derniers ont été qualifiés de Bois-Brûlés, de Métis et de « sang mêlé » par les prêtres et les bureaucrates, ainsi que par les Anichinabés qui se sont même plaints de leurs actes auprès du ministère des Affaires indiennes en 1874. L’évocation des descendants de cette communauté initiale en tant que Métis a longtemps persisté au xxe siècle. Dans les années 1960, les descendants de ces Métis établis dans l’Ouest québécois sont devenus beaucoup plus actifs sur la scène politique et se sont structurés pour voir leurs droits reconnus.

Nos travaux de recherche en cours dans la région de Mattawa/Témiscamingue, située dans la haute vallée de l’Outaouais, viennent en outre appuyer les conclusions de la Nation métisse de l’Ontario ainsi que des gouvernements ontarien et canadien concernant la manière dont ces Métis historiques ont d’abord constitué un réseau régional et changeant dans cette région.

Nos travaux généalogiques confirment que les Métis de la région outaouaise s’apparentent directement aux familles métisses historiques de l’Est et de l’Ouest, parmi lesquelles les Paul, McPherson, David et Taylor. On aurait donc tort d’insinuer que ces familles n’ont pas d’héritage ou de culture autochtone, ainsi que de croire qu’une personne ne peut légitimement être considérée comme métisse que si elle descend d’une famille de la rivière Rouge ou des Territoires du Nord-Ouest.

Aussi suggérons-nous que le statut de l’identité métisse ne doit pas dépendre de définitions tautologiques selon lesquelles seuls les « Métis de l’Ouest » sont des Métis puisque ces derniers n’ont existé que dans l’Ouest; des tautologies qui se veulent davantage le fruit d’une idéologie néo-nationaliste depuis 1983. Il est au contraire essentiel d’être ouvert à la possibilité de la diversité des Métis et de définir ces derniers de manière conceptuelle, en se fondant sur des critères clairs pour déterminer si une communauté est métisse ou non, peu importe sa situation géographique. L’importance de ce travail exige que l’on s’éloigne d’une politique et d’un langage porteurs d’exclusion, de jugements d’intention et de « race-shifting », pour revenir à des examens respectueux et attentifs des données probantes visant à cerner les diverses expressions de la diversité métisse au Canada.

Michel Bouchard est professeur d’anthropologie à l’Université du Nord de la Colombie-Britannique; Sébastien Malette est professeur agrégé de droit et d’études juridiques à l’Université Carleton; Guillaume Marcotte est chercheur indépendant; Siomonn Pulla est professeur agrégé au Collège d’études interdisciplinaires de l’Université Royal Roads.

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