La COVID-19 a-t-elle étouffé la créativité?
La pandémie a plutôt offert une rare occasion d’observer le pouvoir et l’importance de l’imagination.
En novembre 2022, soit à quelques semaines du lancement de son nouvel ouvrage sur la créativité, David Gauntlett ressentait un mélange de fébrilité et de peur. L’auteur, qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en innovation et leadership créatifs à l’Université métropolitaine de Toronto, s’était engagé à interpréter quelques-unes de ses compositions de musique électronique lors de l’événement.
Si la pandémie a été l’occasion pour lui de délaisser le « pianotage » pour « produire de la vraie musique », jouer devant un public ne faisait pas encore partie de ses talents. « Je me mets délibérément au défi, ce qui n’est pas agréable ou facile, mais c’est ce qui rend le projet intéressant », explique-t-il.
Selon lui, la créativité n’est pas l’apanage de quelques privilégié.e.s : elle est innée à tout le monde. Le lancement de son livre Creativity: Seven Keys to Unlock Your Creative Self a été un moyen de plus d’exercer sa créativité, en y interprétant de nouvelles pièces musicales créées pendant la pandémie.
La crise sanitaire a exigé de l’imagination et de l’innovation dans toutes sortes de milieux, en santé comme en éducation. Les villes ont dû repenser les espaces en fonction des impératifs de distanciation, tandis que des entreprises ont pris un virage à 180 degrés pour répondre aux demandes dans des sphères inhabituelles, comme celles de l’équipement de protection individuelle ou du désinfectant pour les mains. Au même moment, bien des gens ont adopté un passe-temps, comme la cuisine ou le jardinage, cherchant à exprimer leur créativité en ces temps incertains.
Or, quand votre profession requiert que vous fassiez preuve de créativité ou d’innovation, comme c’est généralement le cas pour les universitaires, la pandémie devient-elle bénédiction ou malédiction? La crise sanitaire a-t-elle étouffé ou stimulé la créativité? Selon les quelques personnes interrogées qui enseignent la créativité ou l’ont choisi comme objet de recherche, cette période a été génératrice à la fois de défis et d’avancées. Leurs réflexions illustrent ce qu’est la créativité et en quoi elle importe à l’heure post-pandémique.
Une occasion de réflexion et de reconversion
M. Gauntlett a commencé à écrire son ouvrage en 2019. Puis la pandémie a frappé. Bon nombre de personnes se sont retrouvées sous une avalanche de responsabilités familiales et professionnelles. Des recherches ont d’ailleurs démontré que beaucoup d’universitaires – particulièrement les parents de jeunes enfants – ont connu une baisse de productivité. Ça n’a pas été le cas de M. Gauntlett.
« Dans notre étude, presque tout le monde a constaté que la pandémie avait eu cette utilité – celle d’offrir l’occasion de réfléchir à ce que l’on fait, comment et pourquoi. »
Même si lui aussi devait jongler entre ses obligations parentales et professionnelles, il a trouvé un moyen d’accomplir ce qu’il n’aurait pas autrement réalisé, un résultat qu’il a fréquemment observé durant son projet de recherche intitulé « Reframing Creativity ». Dans le cadre de ce projet, M. Gauntlett se penchait sur la façon dont les professionnel.le.s du monde de la création – artistes, musicien.ne.s, designers, humoristes – se sont adapté.e.s à la pandémie de COVID-19, et ce, dans le but d’identifier ce qui pourrait être appris de leurs expériences.
Pour lui, faire quelque chose qui sortait de l’ordinaire (de la musique, dans son cas) a été un moyen d’oublier un instant les événements planétaires tout en s’ancrant dans le monde en y apportant quelque chose de nouveau. « Ce qu’il y a de plus beau dans la créativité, généralement, c’est le sentiment de créer quelque chose là où il n’y avait rien. »
Son projet a également révélé que la pandémie et ses bouleversements du quotidien ont parachuté les âmes créatives dans un tout autre espace mental. De nombreuses personnes ont pensé à ce qu’elles voulaient apporter au monde et ont examiné ce qu’elles faisaient de leur temps. « Dans notre étude, presque tout le monde a constaté que la pandémie avait eu cette utilité – celle d’offrir l’occasion de réfléchir à ce que l’on fait, comment et pourquoi. »
Encore et encore, cette introspection a poussé les individus à trouver une nouvelle façon de mettre leurs compétences à profit : pensons par exemple aux humoristes qui se tournent vers les entreprises et donnent des spectacles lors de fêtes de bureau en ligne ou aux photographes qui font des séances sur FaceTime ou Zoom. « Ce qui est le plus frappant, c’est la capacité des gens à se réinventer », observe M. Gauntlett.
Repenser les espaces créatifs
Pour beaucoup, les adaptations exigées par la pandémie sont maintenant bien ancrées. C’est le cas de Melanie Kloetzel, professeure de danse à l’École des arts créatifs et des arts de la scène de l’Université de Calgary et directrice-fondatrice de la compagnie de danse kloetzel&co.
Dans les débuts de la crise, pour diminuer les risques, l’un de ses cours s’est transporté à l’extérieur, et le trimestre s’est conclu par une représentation dans un stationnement abandonné. « L’expérience a été incroyable tant pour moi que pour les étudiant.e.s. Ça nous a rappelé qu’on peut se produire ailleurs que dans une salle », raconte-t-elle.
La professeure a donc continué à chercher des espaces extérieurs et en ligne, en dehors des scènes habituelles. Un collectif artistique dont elle fait partie a pour sa part traversé la pandémie en transférant ses activités en ligne. Ce changement a permis à TRAction, une initiative vouée à la justice climatique, de s’adresser à la population nationale par l’entremise de nouveaux projets comme la création d’une ressource en ligne de cartographie et une série sur les médias sociaux abordant les moyens de soigner la planète.
Si Mme Kloetzel est revenue en salle en janvier pour la première fois depuis mars 2020, elle compte bien continuer à interagir différemment avec l’espace. Son dernier spectacle en témoigne d’ailleurs puisque le public a été convié à une visite immersive de la salle.
« La salle de spectacle est en quelque sorte un lieu de contrôle. Nous contrôlons ce que le public regarde, la manière dont il s’assoit, etc. Mais une fois sur le terrain – et dans les médias sociaux –, il y a beaucoup d’inconnu. Le fait de renoncer un peu au contrôle est à la fois attirant et effrayant. »
Une habileté naturelle
À certains égards, la prédisposition pour la nouveauté et la résolution de problèmes qu’ont les personnes créatives leur a rendu la vie en pandémie moins difficile. « Pour faire preuve de créativité, il faut prendre des risques. Il arrive de se tromper, mais qui ne tente rien n’a rien », déclare Mary Blatherwick, professeure en enseignement artistique à l’Université du Nouveau-Brunswick et artiste visuelle.
Menant également des recherches sur la créativité, elle a fondé le Centre de la créativité de l’Atlantique et contribué au lancement du Réseau canadien de l’imagination et de la créativité en 2020. Ces deux organisations œuvrent à promouvoir la créativité transdisciplinaire comme outil d’innovation et à relever divers défis.
La pandémie a été un événement inhabituel et stressant sur le plan personnel, mais aussi un moment très prolifique sur le plan artistique, relate Mme Blatherwick. Cette dernière a passé beaucoup de temps dans un chalet quatre saisons en Nouvelle-Écosse, où elle a pris soin de deux membres de sa famille tout en travaillant à temps plein. Elle a pu profiter de bien du temps libre, et la vue panoramique de son chalet sur la mer, le ciel et la terre l’a menée à créer ce qui est devenu Limitless, une exposition de tableaux représentant le ciel.
« Les artistes ont parfois besoin d’une période de quiétude, observe-t-elle. Malgré tout le côté sombre de la pandémie, il s’agissait aussi d’une occasion de repartir à zéro, de ralentir et de faire un bilan de ce qu’on fait et ce pourquoi on le fait. »
Pour Mme Blatherwick, la créativité est une grande faculté trop souvent ignorée par la société; la majorité des systèmes scolaires s’intéressant plutôt à la conformité. L’enseignante observe que pour inspirer ses étudiant.e.s à faire de l’art, elle doit d’abord dissiper certaines craintes entretenues à l’égard de la créativité.
« Pour faire preuve de créativité, il faut prendre des risques. Il arrive de se tromper, mais qui ne tente rien n’a rien »
« Tout le monde a peur de mal faire, remarque-t-elle. Je pense qu’on ignore la part de créativité que chacun.e porte en soi. On pense qu’on doit s’appeler Mozart ou de Vinci pour être une personne créative, mais en fait, on l’est tout le temps. [La créativité] est une faculté humaine qui devrait être globalement mieux reconnue. »
Pour Cheryl Thompson, professeure adjointe en interprétation à l’École créative de l’Université métropolitaine de Toronto, la créativité, par essence, allie l’art du récit et la capacité à résoudre des problèmes.
« Ce n’est qu’une fois qu’on abandonne notre idée de ce qu’est une personne créative qu’on peut commencer à en être une. On comprend alors que ça n’a rien d’une identité ou d’un chapeau à porter. Chacun.e est une personne créative, explique-t-elle. Il faut juste savoir comment tirer parti de sa singularité pour résoudre un problème qui nous touche. »
Mme Thompson dirige aussi le Laboratoire de créativité noire, un nouveau laboratoire de recherche à l’Université métropolitaine de Toronto. Selon elle, la pandémie a fait comprendre que la capacité de s’adapter et de changer de trajectoire peut être avantageuse pour les personnes œuvrant dans le milieu créatif. « Je pense que les gens se sont aperçus qu’il fallait désormais un peu plus s’attarder à la transférabilité des compétences », expose-t-elle.
D’ailleurs, il peut s’avérer utile d’élargir ses horizons, une attitude qui rejoint le travail que Mme Thompson effectue dans le cadre de son projet intitulé « Mapping Ontario’s Black Archives: Building an Inventory Through Storytelling ». Celle-ci s’intéresse aux questions structurelles dans les archives, plus particulièrement à la manière dont on catalogue et répertorie les contributions des personnes noires et leurs histoires. L’idée est de mettre de l’avant la diversité des récits ainsi que leur lien dans l’espace et le lieu.
Le projet se trouve enrichi du fait que Mme Thompson combine les perspectives d’artistes, d’archivistes ainsi que de chercheurs et chercheuses. « C’est un projet qui est très créatif : il résout un problème d’une manière inédite qui aurait échappé autant à l’archiviste qu’à l’artiste. »
Créer des communautés
Au fil de la pandémie, certaines personnes ont découvert qu’un exutoire créatif pouvait les aider à assimiler le contexte inhabituel et leurs émotions. Marianne Cloutier, commissaire de la Chaire McConnell-Université de Montréal en recherche-création sur la réappropriation de la maternité, a coordonné le projet « La grossesse en confinement », qui consistait à demander aux personnes enceintes du Québec de partager un dessin, un collage, un tableau ou une autre création illustrant leur expérience de la maternité pendant la pandémie. Les participantes téléversaient des photos de leur œuvre dans un groupe Facebook privé, photos qui donneront aussi naissance à un livre.
« Le projet a engendré de magnifiques créations, raconte Mme Cloutier. C’est aussi devenu pour les participantes un espace de soutien. En discutant, elles se rendaient compte qu’elles vivaient les mêmes choses. Elles disaient : “Je suis heureuse que tu en aies parlé.” »
Tandis que se formaient de nouvelles communautés, d’autres s’éteignaient. Le fait d’être coupé de sa sphère universitaire en mars 2020 a été un grand choc pour Pramodh Senarath Yapa, étudiant au doctorat en physique théorique de la matière condensée à l’Université de l’Alberta. Se sont soudainement interrompus colloques hebdomadaires, visites dans les bureaux et traditionnelle soirée karaoké hebdomadaire entre professeur.e.s et étudiant.e.s aux cycles supérieurs.
« Collectivement, on imagine les physicien.ne.s dans leur sous-sol, occupé.e.s à écrire des équations sur un tableau noir. C’est parfois vrai, mais ce qui nous nourrit vraiment, c’est d’avoir un contact avec les nôtres, parler… C’est après qu’on peut s’isoler et peaufiner nos idées », explique-t-il.
Loin d’avoir embrassé la monotonie généralement associé à son champs d’étude, M. Senarath Yapa connaît bien la créativité : il a remporté l’édition 2018 de Dance Your PhD. Pour les fins du concours, sa thèse a pris la forme d’une minicomédie musicale sur la supraconductivité dansée en swing. C’est là qu’il a constaté que plusieurs physicien.ne.s avaient su avant lui combiner l’art et des concepts scientifiques. « La créativité est au cœur de beaucoup de choses en science. »
Même si la crise sanitaire a été synonyme de temps en solo, il a vite compris que « bien des solutions originales existent pour retrouver cette connexion à l’autre qui est si importante en recherche ».
C’est dans cet esprit qu’il a aidé en 2020 à transposer une conférence de physique dans Virbela, un monde virtuel immersif qu’on appelle aujourd’hui le métavers. M. Senarath Yapa a aussi trouvé le moyen d’entrer en contact avec un ami et collègue d’une façon inédite : par le hip-pop via lequel ils se sont expliqué leurs recherches respectives. Leur vidéo a remporté la deuxième place d’un concours artistique sur le thème quantique. « C’était une période vraiment particulière, où les gens étaient prêts à essayer de nouvelles choses juste pour retrouver un esprit de communauté », raconte-t-il.
Un nouveau sentiment de découverte
En février 2020, Laura Loewen donnait en duo la toute première conférence collaborative de piano au Canada. Quelques semaines plus tard, c’était le confinement. Comme d’autres interprètes, elle a vu disparaître le monde qu’elle connaissait. « [Pendant la conférence], on parlait beaucoup du pouvoir de la musique face aux traumatismes. C’était particulier, parce que deux semaines plus tard, le monde allait se confiner et nous allions avoir besoin de la musique. »
Pour Mme Loewen, la pandémie a été à la fois éreintante et une grande source de création. Outre son travail de professeure agrégée en piano collaboratif et d’accompagnatrice vocale, elle est devenue doyenne associée des programmes de premier cycle à la Faculté de musique Desautels de l’Université du Manitoba. Pour elle, la pandémie a représenté sa plus longue pause de piano depuis ses débuts à l’âge de trois ans.
« Je n’ai pas beaucoup joué, surtout la première année, parce que j’étais très occupée dans mon rôle de gestionnaire, mais aussi parce que je n’avais pas vraiment de raison de m’exercer », explique-t-elle. Quand elle s’est remise au clavier, après plus ou moins neuf mois, elle craignait d’avoir perdu la main ou l’amour de la musique. Mais il n’en était rien. Sa virtuosité était inchangée, tout comme son envie de jouer : « Cet esprit de découverte et de curiosité, je l’avais toujours, mais je l’avais perdu de vue sans le savoir. C’était incroyable. » Comme pour d’autres, la pandémie lui a offert une rare occasion de respirer, de réfléchir et de constater que le tumulte, la suractivité et le stress du quotidien n’avaient rien de soutenable.
Dans cet espace ouvert, les gens se sont retrouvés devant une occasion inédite d’embrasser le pouvoir de l’imagination. Au-delà des nombreux défis, la pandémie a aussi été synonyme de renaissance créative. Elle a transformé la population – on écoute des pièces de musique électronique, on participe à des prestations de danse immersive, on regarde de vastes tableaux, on entre en contact d’une nouvelle façon et on résout de vieux problèmes d’une manière novatrice. Mme Loewen a constaté à la suite de l’expérience de la pandémie et de ses traumatismes sous-jacents ce qu’elle décrit comme le caractère dépouillé de la musique produite autant par elle-même que par ses collègues et ses étudiant.e.s. Elle n’avait jusqu’ici jamais vu une telle profondeur être explorée dans la démarche musicale. « Je pense que la COVID-19 a brisé le cœur de tout le monde, et on entend une musique encore plus belle qu’avant. »
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