La philosophie aurait-elle le vent en poupe?
Ces derniers temps, l’effectif étudiant au sein des programmes et des cours de philosophie progresse. Aux yeux des jeunes, cette discipline apparaît comme un outil qui les aide à comprendre le monde et à le transformer.
Munema Moiz agite les mains avec frénésie. S’il est vrai que son geste attirerait sans mal l’attention dans un amphithéâtre, il ne semble pas aussi efficace par écrans interposés. Mais, qu’importe. Son enthousiasme, lui, transparaît.
Selon Rachel Barney, qui donne ce cours virtuel de troisième année, cette ardeur est loin de faire exception parmi ses étudiants, et ce, même en pleine pandémie. « Cet automne, j’ai donné un cours de première année sur la mort et l’immortalité dans le monde antique, et c’est sans doute le plus réussi de ma carrière – tous mes étudiants étaient pleinement investis », se réjouit cette titulaire de la Chaire de recherche du Canada en philosophie classique.
Cet exemple tiré du quotidien de la professeure à l’Université de Toronto n’est pas unique. Les départements de philosophie des autres universités ne sont pas en reste. De plus en plus d’étudiants au premier cycle choisissent en effet de s’atteler aux éternelles questions qui taraudent l’humanité : qu’est-ce que la vérité? Qu’est-ce que le bien? Sans oublier l’incontournable, pourquoi sommes-nous ici?
« Nous parvenons difficilement à répondre à la demande », témoigne Mme Barney.
Paul Fairfield, titulaire d’une chaire de premier cycle en philosophie à l’Université Queen’s, dresse un constat similaire, affirmant que cette « tendance est observée dans bon nombre d’universités ». Chris McTavish, coordonnateur des études au Département de philosophie de l’Université Athabasca, indique quant à lui que le nombre d’étudiants inscrits à des cours dans cette discipline a augmenté de 12 pour cent l’année dernière dans son établissement. « Le phénomène est sans doute en partie lié à la COVID-19, qui favorise l’enseignement à distance. Mais les effectifs dans les cours de philosophie sont en constante augmentation depuis quelques années déjà. »
L’Université de la Colombie-Britannique rapporte que l’effectif au sein de son programme de spécialisation a doublé depuis 2009. À l’Université de l’Alberta, le nombre d’étudiants qui font un baccalauréat spécialisé ou une majeure en philosophie a bondi de 65 à 80 entre les années 2014-2015 et 2019-2020. Du côté de l’Université McGill, même son de cloche : en incluant les programmes d’études conjoints, 219 étudiants au premier cycle suivaient une majeure en philosophie en 2014 comparativement à 254 en 2019.
Si cette envolée de l’effectif étudiant peut s’expliquer par des circonstances propres à chaque établissement, il n’en reste pas moins qu’une même tendance à la hausse est globalement observée. Statistique Canada fournit des données détaillées concernant les majeures dans les universités sur une période de neuf ans entre 2010-2011 et 2018-2019. On y constate que le nombre d’étudiants dans les universités canadiennes a augmenté d’environ 10 pour cent, passant de 1 234 140 à 1 360 263. Dans le même intervalle, le nombre d’étudiants en sciences humaines a chuté, passant de 209 949 à 169 989.
À première vue, les chiffres semblent indiquer la même baisse en philosophie. Statistique Canada indique en effet que le nombre d’inscriptions en philosophie et études religieuses, selon les termes de sa classification, est passé de 9 864 à 8 115. Mais quand on creuse, la réalité que l’on découvre est quelque peu différente. Dans la sous-catégorie « philosophie, logique et éthique » – qui représente grosso modo les départements actuels de philosophie –, les chiffres fléchissent d’abord légèrement, passant de 7 129 en 2010-2011 à 6 132 en 2017-2018, mais augmentent à 6 162 en 2018-2019. Néanmoins, c’est à l’échelle du baccalauréat que le constat est le plus flagrant. Si le nombre d’étudiants au premier cycle suivant une majeure en philosophie s’établit à 5 429 en début de période puis régresse, il connaît un net rebond en 2018-2019, grimpant de 4 656 l’année précédente à 4 723, soit une hausse de près de deux pour cent en un an. Bien que Statistique Canada ne fournisse pas de données plus récentes, les données officieuses laissent à penser que la tendance à la hausse se poursuit.
Cependant, cette hausse n’est pas commune à tous les établissements. Par exemple, l’Université de Montréal rapporte des chiffres stationnaires. Mais, « alors que d’autres programmes de sciences humaines ont vu leur effectif reculer, le nôtre est resté stable », nuance Peter Dietsch, directeur des études de premier cycle en philosophie. Autrement dit, la philosophie s’affranchit de la tendance générale. Elle a bien le vent en poupe.
Pourquoi?
Alors, pourquoi de plus en plus d’étudiants au premier cycle choisissent-ils de passer quatre années à étudier cette discipline universitaire exigeante, souvent frustrante, mais parfois incroyablement gratifiante? « Je n’en ai pas la moindre idée », s’étonne le responsable d’un programme de philosophie de premier cycle, qui préfère garder l’anonymat.
« Et on ne se distingue pas vraiment non plus par notre esprit d’initiative », renchérit Paul Bartha, philosophe à l’Université de la Colombie-Britannique et superviseur du programme d’études de premier cycle dans cette discipline. En 2017, il a rédigé un rapport qui faisait déjà état d’une hausse de l’effectif dans sa spécialité. Il explique que son département mène quelques campagnes de recrutement et mise davantage sur l’interdisciplinarité. En outre, il ajoute que de nombreux cours de philosophie sont proposés dans d’autres disciplines, ce qui inspire des vocations et incite certains étudiants à changer de majeure ou à ajouter une mineure. Mais l’opération séduction s’arrête là.
C’est tout le contraire à l’Université de Calgary qui fait une promotion active auprès des étudiants. Lors de ses cours d’introduction, elle encourage notamment les plus enthousiastes à choisir la discipline en majeure. Selon David Dick, directeur des études de premier cycle au sein du Département de philosophie, « une grande attention est portée à la façon de présenter les cours d’introduction ». En effet, en plus des chargés de cours, il précise que « le titulaire d’une chaire de recherche du Canada de niveau 1 intervient régulièrement dans le cadre de ces séances d’introduction ». La stratégie semble en tout cas efficace sur le plan du recrutement.
Une base solide pour faire carrière
Si la méthode utilisée par l’Université de Calgary permet d’attirer plus facilement les étudiants, elle n’explique pas leur engouement pour cette discipline. C’est en discutant avec des étudiants d’un peu partout au pays que des motivations plus nettes se dessinent.
Parmi les spécialités des sciences humaines, et même parmi toutes les disciplines universitaires, la philosophie semble être la plus en phase avec les préoccupations, apparemment irréconciliables, de la jeunesse actuelle : un désir de sécurité matérielle – fortement contrarié durant les deux dernières décennies – et une anxiété profonde quant à l’avenir de notre monde.
Paradoxal, mais comme l’explique M. Bartha, « [la philosophie est] une discipline extrêmement polymorphe ».
Pour certains, il peut paraître singulier d’envisager la philosophie comme formation professionnelle. Ce n’est pas le cas pour M. Dick. « Il existe de nombreuses données sur les salaires des diplômés en philosophie en milieu de carrière. Elles montrent qu’ils gagnent plus que tous les autres diplômés en sciences humaines, sauf les diplômés en économie, et même plus que les diplômés en administration, si l’on fait exception de la finance. » De nombreux étudiants de l’Université de Calgary, plus particulièrement ceux qui envisagent des études de droit, y voient donc une base solide pour bâtir leur carrière.
Amanda Cha, présidente sortante de Philosophia, l’association des étudiants au premier cycle en philosophie, entrera à la Faculté de droit l’année prochaine. Elle estime que cette formation a constitué pour elle une excellente préparation. « J’ai acquis des compétences en rédaction et appris à exprimer clairement mes idées », affirme-t-elle. John Magbanua, étudiant à l’Université de Toronto, confirme : « À l’école secondaire, j’avais du mal à m’exprimer et à structurer mes pensées, mais la philosophie m’a appris à le faire. » De son côté, Isaac Hicks, président de l’association des étudiants au premier cycle en philosophie de l’Université de la Colombie-Britannique, prévoit de s’engager dans l’armée après sa quatrième année. Il deviendra ainsi l’héritier d’une longue lignée de guerriers-philosophes, qui remonte à Alexandre le Grand. Plus prosaïquement, d’autres projettent de faire des études supérieures en philosophie. Mais M. Hicks voit une autre bonne raison d’étudier cette discipline : « La philosophie, c’est passionnant! »
Passionnante certes, la philosophie va en profondeur. « La conception [qu’ont les étudiants] du pouvoir de la philosophie est intéressante », estime M. Bartha.
Selon Blythe Black, étudiante de quatrième année à l’Université Queen’s et coprésidente du conseil étudiant du Département de philosophie, les jeunes éprouvent tellement de frustration et d’émotions diverses qu’ils ne savent ni comment réagir ni comment surmonter leur détresse. « Face aux changements climatiques et à toutes les horreurs qui se déroulent dans le monde, on est forcément démuni. La philosophie procure un espace collectif où s’interroger et où approfondir ses pensées, en vue de peut-être trouver une réponse. »
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