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Capacitisme à l’université

Les universitaires en situation de handicap doivent souvent avoir recours à des ententes individuelles pour obtenir les adaptations nécessaires afin d’exercer leur travail. Le manque de reconnaissance officielle les laissant sans protection, plusieurs n’estiment pas être les bienvenu.e.s dans le milieu.
par JOHN LOEPPKY
26 AVRIL 23

Capacitisme à l’université

Les universitaires en situation de handicap doivent souvent avoir recours à des ententes individuelles pour obtenir les adaptations nécessaires afin d’exercer leur travail. Le manque de reconnaissance officielle les laissant sans protection, plusieurs n’estiment pas être les bienvenu.e.s dans le milieu.

par JOHN LOEPPKY | 26 AVRIL 23

Véro Leduc n’avait pas l’ambition de devenir la première professeure sourde du Québec. « Je ne voulais pas vraiment devenir professeure d’université. Ce n’était pas forcément mon rêve. Je me sens comme si j’étais tombée enceinte sans l’avoir trop planifié. »

Qu’elle le veuille ou non, Mme Leduc défriche une nouvelle voie à mesure qu’elle bâtit sa carrière – et les obstacles ne manquent pas, nous apprend-elle. Celle qui est responsable du Laboratoire Handicap, Sourditude et Innovations de l’Université du Québec à Montréal a dû se battre pour avoir son interprète en langue des signes québécoise. Et c’est elle qui a dû trouver des fonds provinciaux pour d’autres adaptations, comme la prise de notes et l’aide pour utiliser en classe des vidéos non sous-titrées. « Le processus a été très chaotique », observe-t-elle.

La ténacité dont il a fallu faire preuve et le peu d’enthousiasme démontré par l’établissement dans la prise en compte et la reconnaissance de ses besoins – sans compter les besoins des spécialistes aidant Mme Leduc à réaliser son travail, comme l’interprète – ont parfois été source de découragement. « C’est encore un problème aujourd’hui. Il y a encore beaucoup à faire. »

Pour les professeur.e.s qui présentent une surdité, un handicap ou une maladie mentale (dans ce dernier cas, certain.e.s se réclament du terme « fou » ou « folle »), le chemin vers les mesures d’adaptation n’est pas le même que pour les étudiant.e.s. La majorité des universités canadiennes ont un bureau d’accessibilité centralisé qui gère les mesures d’adaptation étudiantes. Si ce système est vu comme étant tortueux, déshumanisant et souvent mal géré, au moins, il y a un système officiel et cohérent qui existe pour la population étudiante. À l’Université de Regina, par exemple, les étudiant.e.s peuvent remplir un formulaire avec leurs prestataires de soins de santé pour indiquer les critères diagnostiques observés et les mesures précises à mettre en place. Partout au pays, des universités adoptent une approche semblable. Or, pour nombre d’étudiant.e.s en situation de handicap, sans diagnostic, il n’est pas possible d’obtenir l’aide nécessaire.

Du côté du corps professoral et du personnel, toutefois, le processus est encore plus difficile. Il faut passer par un système opaque d’accords informels, batailler avec les ressources humaines et subir de frustrantes conversations avec différents paliers de la bureaucratie universitaire. Comme l’explique le professeur à l’Université de Waterloo, Jay Dolmage, qui est aussi le fondateur et le rédacteur en chef du Canadian Journal of Disability Studies (CJDS), ce manque patent de politiques d’accessibilité fiables et applicables pour le personnel du pays a des conséquences désastreuses.

« Une grande majorité des politiques qui existent ne prévoient pas de financement centralisé des adaptations. Les adaptations sont donc financées individuellement par les départements et les unités, ce qui force les professeur.e.s à divulguer leur situation aux doyen.ne.s et à la direction, affirme-t-il. Nous nous retrouvons devant une culture du silence et de non-divulgation [des handicaps]. Résultat, on voit peu de personnes en situation de handicap en enseignement et en recherche. »

Il est difficile de quantifier le nombre de professeur.e.s en situation de handicap au Canada. On observe que la plupart choisissent de ne pas divulguer leur situation. C’est sans doute parce qu’il y a peu à y gagner. D’après des travaux publiés récemment dans CJDS par Natasha Saltes de l’Université d’Ottawa, seulement 42 des 96 universités canadiennes sondées avaient en 2017-2018 une politique d’accessibilité et d’adaptation sur leur site Web ou directement accessible par les ressources humaines.

Une personne en situation de handicap enseignant dans un établissement postsecondaire de l’Ouest canadien, qui a demandé l’anonymat, souligne que son université insiste pour répondre aux besoins d’adaptation au cas par cas, la laissant sans le soutien nécessaire. Pour l’universitaire, en envisageant les mesures d’adaptation en milieu de travail sous un angle personnel plutôt que systémique, les universités empêchent le personnel en situation de handicap de s’organiser pour obtenir de meilleures conditions de travail.

« Le processus pour obtenir des mesures d’adaptation est très confidentiel. Je pense que les gens ont honte [et] que l’université tente, d’une certaine manière, de me faire ressentir de la honte, ou sentir que je ne mérite pas de mesures », mentionne la personne. Le fardeau professionnel et personnel qu’exige la demande d’adaptations explique pourquoi certain.e.s professeur.e.s choisissent de ne pas divulguer leur handicap à leur université – et aussi pourquoi, à leur avis, leurs collègues en situation de handicap devraient en faire autant.

Selon Sarah Madoka Currie, doctorante à l’Université de Waterloo et également enseignante, la même approche s’applique aux troubles de santé mentale. « Surtout dans les situations d’incapacité mentale ou de folie, beaucoup [de professeur.e.s] choisissent de ne rien dévoiler et de conclure des ententes privées avec leur département, avec le moins de traces écrites possible. Évidemment, si les choses commencent à aller de travers, il n’y a aucune entente écrite à faire valoir…. On s’en remet en quelque sorte à la bonne foi. » Devant cette tendance, Mme Currie se demande si elle souhaite poursuivre son parcours universitaire et tenter d’obtenir un poste permanent à titre de professeure. Elle craint qu’en travaillant dans cet environnement, elle laisse l’université s’en tirer à bon compte sans réaliser de transformation de fond.

En raison de stéréotypes associés au handicap, certaines personnes prennent la décision de ne pas demander d’adaptation. Danielle Lorenz, doctorante à l’Université de l’Alberta et rédactrice associée pour le CJDS, mentionne que peu de ses connaissances en enseignement supérieur divulguent leur handicap à cause de la perception que cela les empêchera de faire le travail nécessaire pour mettre la main sur un convoité poste permanent de professeur.e.

« Comme tout le processus de titularisation et de promotion s’articule autour des publications et d’autres mesures quantitatives, quand notre productivité est en baisse parce qu’on est malade, pour l’université, on n’est évidemment pas la bonne personne », observe-t-elle. Selon celle-ci, on porte ces jugements, même si les circonstances échappent souvent à la volonté de la personne.

M. Dolmage, qui ne s’identifie pas comme une personne ayant un handicap, mentionne avoir entendu quantité d’histoires semblables de la bouche de collègues en situation de handicap. Mises ensemble, toutes ces expériences montrent toute l’étendue que prend le capacitisme (discrimination ou préjugés systématiques du fait d’un handicap) dans les activités et les structures universitaires.

« Clairement, le message est que les universités ne s’attendent pas à avoir des membres du corps professoral ou du personnel en situation de handicap et que la culture du capacitisme permet de s’assurer que la majorité des professeur.e.s ayant un handicap sentiront qu’il est dangereux de s’afficher. » Pourtant, il croit que le changement est possible.


D’après les lois provinciales sur les droits de la personne et les politiques provinciales, les universités canadiennes ont pourtant l’obligation de consentir des accommodements à leur personnel en situation de handicap. En Ontario, les universités doivent respecter certaines normes d’emploi et d’accessibilité des lieux de travail énoncées dans le Code des droits de la personne et la Loi sur l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario (LAPHO). Ces deux lois obligent l’employeur à traiter les adaptations en milieu de travail au cas par cas.

Plus précisément, la LAPHO exige des employeurs et organisations du secteur public de 50 employé.e.s et plus de créer et consigner un processus pour les plans d’adaptation individualisés. À l’Université de Waterloo, l’équipe des ressources humaines a mis à disposition du personnel une série de lignes directrices sur la façon de soumettre une demande d’adaptation directement à l’équipe de santé au travail de l’établissement.

« L’Université est soucieuse d’aider le personnel en situation de handicap d’une manière respectueuse de la dignité de chaque employé.e, tient à trouver une solution qui répond aux besoins propres à chaque personne et qui favorise l’intégration et la pleine participation à la vie sur le campus, et ce, tout en préservant la confidentialité », affirme Rebecca Elming, responsable principale des relations avec les médias à l’Université de Waterloo.

À cette université, on cherche maintenant à aller plus loin en remplaçant ces lignes directrices par une politique officielle décrivant les mesures d’adaptation offertes au personnel. C’est que contrairement aux lignes directrices, une politique rendrait les mesures exécutoires, en plus d’ouvrir la porte aux commentaires du personnel lors du processus de révision et d’approbation. L’association des professeur.e.s (que le comité responsable de rédiger la politique a déjà consulté, en plus de l’association du personnel de l’Université, de la section locale 793 du Syndicat canadien de la fonction publique, du provost et de certain.e.s employé.e.s de l’Université) est d’avis que l’une des grandes priorités pour cette politique concerne la création d’un bureau centralisé distinct de l’équipe des ressources humaines qui serait chargé de gérer et de faciliter les mesures d’adaptation – dans l’esprit de ce qui est fait pour les étudiant.e.s dans la majorité des établissements. L’idée est aussi d’adopter une approche de financement centralisé ou de recouvrement des coûts pour éviter que le manque de fonds conduise une unité à refuser une demande raisonnable (les adaptations sont actuellement financées par la faculté ou le département de l’employé.e).

M. Dolmage fait partie du personnel consulté pendant la rédaction de cette nouvelle politique. Selon lui, le document pourrait être particulièrement utile dans l’adoption de changements positifs pour les personnes en situation de handicap employées par l’Université de Waterloo et même constituer une importante référence pour les établissements du pays.

Pour sa part, Mme Leduc accueille les nouvelles politiques et pratiques avec un peu plus de scepticisme. Il lui semble que depuis quelque temps, on se laisse guider par n’importe quelle initiative d’équité, de diversité et d’inclusion mise en place, et que les professeur.e.s en situation de handicap comme elle soient amené.e.s à surfer sur la vague. La majeure partie du temps, ajoute-t-elle, ce travail entourant l’équité, la diversité et l’inclusion en est un de « façade », existant pour se plier aux exigences des organismes subventionnaires fédéraux comme le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), au lieu de traduire une équité et une inclusion concrètes, que les personnes en situation de handicap attendent toujours.

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la citoyenneté culturelle des personnes sourdes et les pratiques d’équité culturelle, Mme Leduc et son laboratoire étudient et promeuvent la pleine participation sociale et culturelle des personnes sourdes. Pour se faire financer par le Programme des chaires de recherche du Canada, administré par le CRSH, les universités doivent démontrer qu’elles ont un plan officiel d’équité, de diversité et d’inclusion. Mais même avec ces plans, « il reste très ardu pour les personnes sourdes et en situation de handicap d’avoir réellement accès à l’université », estime-t-elle.

Même si elle est critique à l’égard des universités, Mme Leduc pense qu’il est important qu’elle porte le double discours : d’une part, les établissements universitaires sont largement inaccessibles, et d’autre part, les choses commencent à évoluer pour le mieux. Plus tôt cette année, l’Université du Québec à Montréal a mis sur pied un comité sur l’équité et l’inclusion pour les personnes en situation de handicap dans la foulée d’une stratégie de deux ans pour l’inclusion. Le comité commencera bientôt des consultations communautaires sur la manière d’améliorer l’accessibilité, particulièrement en matière de recrutement et de rétention du personnel et des professeur.e.s en situation de handicap, et ce, dans le but de fournir à la direction des recommandations concrètes.

« La critique est parfois associée à du pessimisme, mais je ne suis pas pessimiste, déclare-t-elle. Je peux à la fois me sentir découragée par la lenteur du changement à l’université, et en même temps avoir un regard optimiste… Je pense qu’il faut honorer cette complexité. »


D’après les entretiens conduits pour cet article, l’un des avantages de compter plus de professeur.e.s en situation de handicap dans la vie publique universitaire, c’est que le vécu de ces professeur.e.s peut façonner leur enseignement de manière à ce que les universités soient plus accueillantes pour les étudiant.e.s en situation de handicap. Pour Mme Currie, son identité de « folle » représente une grande partie de ce qu’elle apporte aux discussions pédagogiques.

« Je pense que ma valeur pour mon université… c’est beaucoup ma façon de penser, qui est vraiment différente des autres. Si on ne m’avait pas incluse ou si le système m’avait fait disparaître, certaines idées auraient été perdues. »

Pour l’universitaire de l’Ouest canadien, son vécu de personne ayant un handicap a mené à une salle de classe plus inclusive. « Ma propre expérience a grandement amélioré mes aptitudes pédagogiques. Je fais maintenant plus de place à la pédagogie lente : moins de travail, moins de vitesse, plus de temps pour réfléchir et travailler. Ma propre lenteur a ralenti tout le monde et je pense que nous en avons collectivement bénéficié. »

Mme Lorenz abonde dans le même sens. En habitant l’environnement, les enseignant.e.s bousculent des attentes du monde professionnel qui ne sont plus d’actualité. « Je pense que beaucoup de professeur.e.s reproduisent encore, ou veulent reproduire, l’ancien modèle. Dans cet état des choses, le handicap est… étranger ou effrayant. » Créer un lieu de travail réellement inclusif, c’est « faire de la place pour la différence, quelle qu’elle soit, au lieu de la voir comme une déficience ».

Quand on lui demande comment les professeur.e.s et les étudiant.e.s en situation de handicap peuvent se manifester de la solidarité, M. Dolmage explique que les structures administratives doivent voir le handicap non pas comme une chose à réparer, mais comme l’un des grands piliers de toute base de connaissances institutionnelles.

« De tous les grands problèmes qu’affronte notre société, il n’y en a aucun où le savoir et la compréhension des personnes en situation de handicap ne sont pas essentiels. Il nous faut trouver des manières de créer des espaces sur nos campus pour faire du handicap une identité positive, une ressource – malheureusement, c’est tout le contraire des aspects médicaux et légaux enseignés dans le cadre des cours et assurément de ce qu’on voit dans le système, où l’on se contente de l’“accommoder”. »

Pour les professeur.e.s en situation de handicap qui recherchent du soutien, Mme Leduc a un message simple : battez-vous comme jamais. « Vous devez faire votre place, il n’y a aucun doute, affirme-t-elle. L’équité n’arrive pas sur un plateau d’argent. »

Rédigé par
John Loeppky
John Loeppky est journaliste indépendant, acteur et créateur en situation de handicap. Il habite dans le territoire visé par le Traité no 6 à Saskatoon, en Saskatchewan.
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