Titularisation : « le cours de sa vie » dans un CV
Que ça nous plaise ou non, le curriculum vitæ joue un rôle essentiel dans le processus de titularisation. Raconter la bonne histoire s’avère donc capital.
Le 15 septembre, j’ai déposé mon dossier de titularisation. J’avais déjà écrit un article pour donner des conseils sur l’obtention d’un poste. Me voici désormais à la croisée des chemins, au point où des sentinelles vont décider s’ils me laissent poursuivre la route vers le professorat, ou s’ils me forcent à faire un détour qui, espérons-le, m’amènera sur la voie du sens, de l’épanouissement et de l’accomplissement professionnel. Avant mon entretien d’embauche, j’ai soutenu ma thèse, judicieusement nommée viva au Royaume-Uni. Ce terme signifie « vivante » en espagnol. Et en ce qui me concerne, je me suis sentie en effet merveilleusement vivante pendant ma soutenance il y a presque dix ans. Je me suis surprise à parler au lieu de rester tétanisée, et à dire des choses plutôt sensées.
Après avoir persuadé un tas de gens qu’il fallait me donner un doctorat et un poste de professeure adjointe, je dois maintenant les convaincre de me garder en poste. Le mot « titularisation » (ou « permanence ») se dit tenure en anglais, qui est lui-même dérivé du latin tenere, « tenir ». C’est comme si, en obtenant ma titularisation, j’arrivais à tenir quelque chose de précieux entre mes mains : un poste, grosso modo pour la vie. J’imagine que je pourrais toujours le laisser tomber, mais ce n’est pas le poste qui me retient. C’est moi qui décide de le retenir. Pour atteindre mon objectif, j’ai dû déposer mon dossier de titularisation, dont la pièce de résistance est le CV ou curriculum vitæ : « le cours de la vie ». Contrairement au viva ou à l’entretien d’embauche, je ne suis pas présente pour plaider ma cause. Au lieu de cela, le CV devient une représentation de moi-même, ou plutôt un « moi » chosifié, statufié dans sa condition d’universitaire de ces six dernières années. Bien entendu, il se pourrait que les lettres de recommandation, concernant en grande partie mon CV, s’avèrent plus importantes encore que mon CV lui-même. On sert sur un plateau ma « substantifique moelle » à un jury de grands chefs cuisiniers — auteurs externes de lettres de recommandation et professeurs de l’Université de la Colombie-Britannique — qui décident en fin de compte si je passe au prochain tour ou si je suis éliminée. Il est possible qu’ils n’aiment pas l’alliance des saveurs sur mon CV ou que l’un d’entre eux déteste un des ingrédients ou y soit carrément allergique.
Lorsque je rédige mon CV, je dois faire ce que quinze ans de thérapie n’ont pas réussi à accomplir : présenter une personnalité intégrée et une histoire de vie cohérente. « Dessinez l’esquisse de votre histoire et de la personne que vous êtes par l’entremise de vos déclarations, de vos travaux de recherche, de votre enseignement et de vos états de service », me dit-on. Mes sources d’intérêt, mes publications, mon enseignement, les comités auxquels j’ai décidé de participer de façon aléatoire… Tout ça doit raconter une histoire et prendre corps en un bloc monolithique. Mes champs d’expertise — la politique d’éducation des adultes, la réforme de l’enseignement supérieur, la théorie de l’apprentissage transformatif, la formation des professionnels de la santé — sont condamnés à ne constituer qu’une seule et même histoire. De mon point de vue rétrospectif, il m’appartient de donner un sens à l’ensemble. « On va te réduire à une petite phrase », m’a prévenue un collègue. « La fille des politiques », « le dossier à la mauvaise grammaire », « celle qui insère des deux-points au milieu de tous ses titres et y ajoute le mot vers ». « À toi de la forger, cette petite phrase », m’a-t-on ensuite rassurée. Oui, mais comment? « Argumentaire éclair, thèse intelligible, histoire fédératrice », m’a-t-on rétorqué.
Voici sans doute tout ce que l’être humain sait faire : nous dépeindre nous et nos sociétés, comme si A était lié à B qui était lié à C; et, par le plus pur des hasards, A finit par conduire à B qui finit par conduire à C, comme prévu depuis le début. Pourtant, si l’histoire et la narration constituent la quintessence de l’Homo sapiens, l’entropie n’en reste pas moins la loi qui régit l’univers. La première vérité, comme l’a noté Jung, s’explique par la seconde. Nous donnons du sens et créons des récurrences pour mettre de l’ordre dans le désordre, de façon aussi délibérée qu’inconsciente. Il n’est donc peut-être pas surprenant que la continuité culturelle et personnelle d’une histoire soit l’un des meilleurs remparts contre le suicide. Dompter le dragon du chaos est une perspective séduisante si l’on en croit les plus de trois millions d’exemplaires vendus de 12 règles pour une vie de Jordan Peterson. À moins que le besoin ne soit de maintenir un équilibre précaire entre histoire et chaos, ordre et désordre? En tout cas, en abordant cette construction matérielle d’un moi tronqué, on pourra peut-être reconnaître, l’espace d’un instant, l’absurdité de l’existence même d’un récit universitaire pleinement cohérent, à la fois un et indivisible.
Le CV est un document stratégique. C’est le résumé d’Histoire de jouets 2 remis à des producteurs qui hésitent à faire une suite. Cette analogie ne nous mène pas bien loin : si j’avais été un film, l’Université de la Colombie-Britannique n’aurait pas vraiment fait fortune avec mes maigres subventions de ces six dernières années. Mais les producteurs en savent déjà beaucoup sur Histoire de jouets — après tout, ce sont les mêmes. Bien que le film Jude Walker passe sur les écrans depuis six ans à l’Université, les producteurs ne l’ont jamais vu, et personne ne l’a visionné en entier — le CV, c’est un peu une bande-annonce. De plus, c’est un fait notoire : les suites sont souvent moins bonnes que l’original; même ma fille de cinq ans reconnaît que La Reine des neiges II « n’était pas aussi bien que La Reine des neiges ». Pourtant, l’Université de la Colombie-Britannique nourrit certainement l’espoir que la suite de Jude comme professeure agrégée sera encore meilleure que l’original de Jude comme professeure adjointe.
Sans doute le CV peut-il être compris comme une preuve légale visant à établir la bonne foi d’un témoin — mais oui, c’est un argument parfaitement tautologique et tortueux. Plus à-propos peut-être : c’est comme le carnet d’entretien d’une Honda Civic qu’on aurait louée avec l’espoir secret qu’elle se transforme un jour en voiture de luxe après son acquisition. L’Université peut décider de mettre fin au bail ou de concrétiser l’achat. Dans le meilleur des cas, elle pourra voir sur le carnet quelle voiture fiable et exempte de toute panne mécanique j’ai été, et constater que rien ne laisse augurer ma fin prochaine (au sens propre ou figuré). Et qui sait, peut-être un jour, tel Optimus Primus, je me métamorphoserai en Lamborghini pour procurer argent et notoriété à l’établissement qui m’a embauchée.
Un de mes premiers souvenirs d’école est une entrevue entre mes parents et un enseignant, durant laquelle j’ai été invitée à quitter la salle. Comme mon instituteur me l’a fait comprendre d’un rire entendu : « On veut parler de toi, pas te parler. » Ça ne me regarde peut-être pas de savoir ce que les autres pensent de moi. Mais maintenant, comme à l’époque, je veux au moins saisir l’idée générale de la conversation, sans forcément en connaître tous les détails. C’est un peu dommage de ne pas être dans la pièce où tout se joue, The Room Where It Happens comme l’a dit Aaron Burr (reprenant vie dans une chanson sous la plume de Lin-Manuel Miranda). Si les personnes qui décident de mon sort ne sont plus mes instituteurs d’école primaire, certains sont mes mentors et enseignants informels, d’autres mes supérieurs, et d’autres encore des amis qui sont aussi passés par là il y a seulement un an ou deux. Ce prolongement de moi-même qu’est mon CV sera ballotté de directeurs en professeurs, de services en départements, avant d’arriver sur la table du comité de nomination des cadres supérieurs, puis d’atterrir entre les mains du grand manitou en personne, le recteur lui-même. Alors, je pense qu’il dégainera son stylo pour signer une lettre qui m’invitera à continuer de rouler sur la route ou m’enjoindra de la quitter sur-le-champ (ou en tout cas dans les 365 prochains jours).
Que je sois la voiture ou seulement passagère, ce n’est pas moi qui suis évaluée, mais mon CV (comme élément d’un dossier plus complet). D’une certaine façon, j’aime cette part de mystère, la tradition des apartés à l’abri des portes closes, les faux airs de francs-maçons de la Grande Loge pris par les membres du corps professoral qui décident par leur vote si moi, la candidate, je serai admise dans leur club privé. En déposant mon dossier, je déclare ma croyance en la Sainte Trinité : l’Université, le système, l’institution. Peut-être me jugera-t-on apte à en faire partie, peut-être pas. Pour l’heure, je vais persévérer dans cette voie jusqu’au prochain panneau de signalisation.
Judith Walker est professeure adjointe en sciences de l’éducation à l’Université de la Colombie-Britannique.
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- Medécine- Professeur.e et coordonnateur.rice du programme en santé mentaleUniversité de l’Ontario Français
- Droit - Professeur(e) remplaçant(e) (droit privé)Université d'Ottawa
- Littératures - Professeur(e) (Littérature(s) d'expression française)Université de Moncton
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- Médecine - Professeur(e) adjoint(e) (communication en sciences de la santé)Université d'Ottawa
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