Les asexuels: le group négligé par Kinsey
Les recherches avant-gardistes d’Anthony Bogaert nous forcent à revoir notre conception du comportement sexuel humain.
En janvier 1948, le sexologue américain Alfred Kinsey provoque une onde de choc dans le cœur, l’esprit et la libido de l’Amérique du Nord de l’après-guerre en publiant Le comportement sexuel de l’homme, le premier de deux ouvrages qui allaient devenir les Rapports Kinsey. À la fin de cette même année, le livre est déjà un véritable phénomène culturel avec plus de 200 000 exemplaires vendus. Son succès s’explique en grande partie par les observations révélatrices de l’auteur, dont l’Échelle de Kinsey, un outil créé par le chercheur pour classer ses 5 300 sujets aux comportements sexuels étonnamment éclectiques.
M. Kinsey a évalué le désir sexuel sur une échelle de zéro à sept, zéro correspondant à une hétérosexualité exclusive, sept, à une homosexualité exclusive, et les chiffres intermédiaires, à une bisexualité plus ou moins marquée. L’auteur a utilisé cette échelle pour recueillir des données qui lui ont permis de tirer une série de conclusions sensationnelles : 10 pour cent des hommes interrogés étaient homosexuels, plus du tiers (37 pour cent) avaient déclaré avoir vécu une expérience homosexuelle, et près de la moitié avaient ressenti de l’attirance sexuelle envers des hommes et des femmes. Aussi émoustillantes que taboues, ces conclusions ont donné au premier rapport Kinsey un cachet culturel incontestable et ouvert la voie à une nouvelle ère de recherches sur la sexualité humaine.
Les sujets qui n’ont exprimé aucun intérêt pour les comportements sexuels n’ont cependant pas trouvé leur place sur l’Échelle de Kinsey. L’auteur les a plutôt relégués à une catégorie « X ».
Selon le sexologue, environ 1,5 pour cent des sujets mâles adultes appartenaient à la catégorie X, puisqu’ils ne manifestaient « aucun contact ou réaction de nature sociosexuelle ». Dans le second rapport Kinsey publié en 1953, Le comportement sexuel de la femme, l’auteur estime que de un à quatre pour cent des sujets mâles, et de un à 19 pour cent des sujets femelles, sont asexuels.
C’est là que s’est arrêtée l’étude de l’asexualité chez l’humain pendant les 50 années suivantes. Bien que l’étude de la sexualité se soit déve-loppée au XXe et au XXIe siècles, celle de l’asexualité est demeurée presque inexistante, se limitant à la biologie des plantes et des animaux et à quelques travaux théoriques de portée limitée.
La situation a changé en 2004, lorsque Anthony Bogaert, professeur de psychologie à l’Université Brock, a publié un article qui, à lui seul, a attisé l’intérêt du milieu universitaire pour un comportement sexuel longtemps négligé et souvent incompris, qu’il nomme le « quatrième sexe ». « Il a littéralement lancé la recherche dans le domaine de l’asexualité sur la scène internationale avec cet article », affirme Lori Brotto, sexologue reconnue de la Colombie-Britannique. Son article, intitulé « Asexuality: Prevalence and Associated Factors in a National Probability Sample », se penche sur une question banale, mais brillante : les motivations des personnes asexuelles.
Depuis, M. Bogaert a publié divers articles sans lien avec l’asexualité, y compris sur le rôle que joue l’attirance physique dans la décision des hommes gais de sortir du placard ainsi que sur l’influence du rang de naissance sur l’homosexualité chez les hommes. Ce sont cependant ses travaux sur l’asexualité qui ont été les plus influents. « Ses travaux ont eu un impact profond », poursuit Mme Brotto. En plus de convaincre une bonne partie du milieu de la recherche de revoir sa conception de l’asexualité, ils ont fourni une légitimité grandement nécessaire aux personnes asexuelles et au mouvement naissant de la fierté asexuelle.
Dans son ouvrage le plus récent, Understanding Asexuality (2012), M. Bogaert s’appuie sur ses travaux et ceux de collègues pour montrer avec conviction, et parfois éloquence, que l’asexualité est une « nouvelle » orientation sexuelle qui mérite sa place aux côtés de l’hétérosexualité, de l’homosexualité et de la bisexualité. Comme il a pu le constater, cette idée est presque aussi controversée que celles d’Alfred Kinsey il y a 50 ans.
Le moment de grâce de Tony Bogaert s’est produit en 2003. Alors en congé sabbatique de ses fonctions d’enseignement au département de psychologie de l’Université Brock, il lisait une enquête datant de 1994 au sujet du comportement sexuel des hommes et des femmes au Royaume-Uni quand une idée l’a frappée.
« J’ai remarqué qu’un des ensembles de données comportait une question fascinante qui sortait du cadre traditionnel des questions sur l’orientation sexuelle, explique l’homme de 49 ans depuis son bureau de St. Catharines, en Ontario. « Les choix de réponse à la question ‘Envers qui êtes-vous attiré?’ comportait, outre les hommes, les femmes et les deux, le choix personne. Je me suis alors dit : ‘Ils font référence aux personnes asexuelles’. Cette minorité sexuelle n’avait jamais été réellement étudiée auparavant, et j’ai eu l’idée de me pencher sur cette dimension du spectre de l’orientation sexuelle. »
Selon son article, publié dans l’édition d’août 2004 du Journal of Sex Research, un peu plus de un pour cent de la population est asexuelle, et les personnes asexuelles semblent avoir des traits en communs, comme la grandeur, le poids, le statut socioéconomique et une grande piété.
Même s’il ne contient que des constatations préliminaires, l’article de M. Bogaert a l’effet d’une douche froide sur la culture nord-américaine obsédée par le sexe. Quelques semaines seulement après la publication, la revue New Scientist le convoque pour une entrevue. Il s’ensuit un tourbillon médiatique qui durera plusieurs années et mènera à des dizaines d’entrevues, entre autres avec le New York Times, The Guardian et à l’émission 20/20, ainsi qu’à une invitation à participer à un épisode du Montel Williams Show consacré à l’asexualité.
Pendant cette période, « les médias me posaient toutes sortes de questions fascinantes [au sujet de l’asexualité], et je n’avais pas toujours les réponses, se rappelle l’auteur. J’ai alors poussé encore plus loin ma réflexion. »
En 2006, M. Bogaert publie un autre article, intitulé « Toward a Conceptual Understanding of Asexuality », dans la revue Review of General Psychology, pour tenter de mieux articuler et définir l’asexualité. Il prend alors soin de distinguer l’asexualité de troubles sexuels comme la frigidité, laquelle est caractérisée par un manque persistant (mais temporaire) de désir sexuel décrit dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV), et que l’on confond souvent avec l’asexualité sur le plan clinique. Selon M. Bogaert, cette confusion a contribué à l’étiquetage des personnes asexuelles comme étant des êtres inhibés sexuellement, qui s’épanouissent tardivement ou, pire encore, qui sont « brisés ».
L’auteur y fait également la distinction entre l’asexualité et le célibat (un choix personnel), ainsi qu’entre les personnes asexuelles et celles qui ne manifestent aucun intérêt pour les relations romantiques. En fait, M. Bogaert croit que beaucoup d’asexuels sont habités de sentiments romantiques, mais qu’ils ne les expriment pas par la sexualité, une idée que vient appuyer la popularité récente des « séances de câlins », ces rassemblements d’asexuels en quête de contacts physiques sans les complications sexuelles que ces comportements entraînent généralement.
Ces constatations, qui s’appuient sur des entrevues menées avec de personnes asexuelles, ont reçu un accueil extrêmement favorable de la part de la communauté asexuelle émergente, dont beaucoup de membres considèrent M. Bogaert comme leur défenseur. Selon David Jay, 30 ans, fondateur de l’Asexuality Visibility and Education Network (AVEN), les asexuels ont accueilli favorablement les travaux d’avant-garde de M. Bogaert et son soutien public à l’asexualité parce que, depuis des décennies, ils se sont habitués à l’indifférence du milieu de la recherche.
« Je crois [que les Rapports Kinsey] sont un bel exemple du traitement qui nous est depuis longtemps réservé, explique M. Jay depuis son domicile de San Francisco. Les chercheurs reconnaissaient notre existence, mais personne ne parlait de nous directement. »
« Les études réalisées par M. Bogaert sont celles qui nous ont le plus aidés à établir la légitimité de notre cause. Elles sont connues de toutes les personnes asexuelles, elles font souvent partie des discussions, mais surtout, elles ont permis à de nombreuses personnes de trouver une communauté qui les accepte comme elles sont. »
Dans son récent ouvrage, Understanding Asexuality, M. Bogaert entreprend une analyse approfondie de la question en s’appuyant sur un nombre croissant d’études dans le but d’informer, de divertir et de provoquer. On y retrouve entre autres des chapitres intitulés « The Madness of Sex » (la folie du sexe) ou « To Masturbate or Not Masturbate » (se masturber ou ne pas se masturber) (il faut préciser que certains asexuels se masturbent pour soulager les tensions). Le livre défend sans détour, et parfois avec vigueur, la cause des asexuels et l’asexualité en général.
Dans un chapitre clé en ouverture, l’auteur retrace l’histoire de l’asexualité jusqu’aux débuts de la vie sur Terre, soulignant que pendant les deux premiers tiers de l’histoire naturelle, l’asexualité et la reproduction asexuée constituaient la norme. (La reproduction sexuelle aurait vraisemblablement commencé chez les organismes simples, les eucaryotes, il y a environ 1,2 milliard d’années.)
Il se lance ensuite dans l’exploration de l’histoire de la sexualité humaine, s’attardant en spéculations sur certaines figures marquantes de l’asexualité, comme le scientifique Isaac Newton et l’auteure anglaise du XIXe siècle, Emily Brontë, qui affichaient tous deux des tendances asexuelles, selon l’auteur. La fiction ne manque pas non plus de personnages asexuels, le plus célèbre étant sans doute Sherlock Holmes. En fait, l’asexualité présumée du personnage le plus connu d’Arthur Conan Doyle est telle qu’il existe même des sites Web de fanafiction consacrés exclusivement aux histoires asexuelles et romantiques mettant en vedette le détective.
Bien que la recherche sur l’asexualité n’en soit encore qu’à ses débuts, M. Bogaert écrit que les asexuels cherchent quand même à établir des relations romantiques durables (et sont en mesure de le faire). Le pourcentage d’asexuels mariés, d’environ 34 pour cent, est moindre qu’au sein de la population en général, mais les asexuels sont en quête de relations durables de nature non sexuelle, souvent avec d’autres asexuels, ce qui explique l’apparition de sites de rencontres et de forums en ligne, comme ceux de l’AVEN. Bien que les études consacrées à la question de la vie de famille des asexuels soient peu nombreuses, M. Bogaert ne serait pas surpris d’apprendre que certains ont des enfants.
La section la plus intéressante du livre est sans doute celle où l’auteur explore le profil mental des asexuels, analysant leurs expériences et articulant leur vision du reste de la société. Selon M. Bogaert, il est courant de rencontrer des personnes asexuelles qui considèrent inhabituelle, voire anormale, l’obsession pour le sexe qui habite 99 pour cent de la population.
« La vision du monde change du moment où on adopte un point de vue asexuel : le sexe apparaît du coup étrange et insensé. J’entends par là que le sexe fait partie de l’histoire de la vie, mais c’est également une pure folie. La plupart des gens sont heureux de souffrir de cette folie, mais ils en souffrent quand même », fait-il remarquer.
« Quand on y pense, le monde médical considère l’asexualité comme un trouble, mais a-t-on pensé à ce que le sexe pousse les gens à faire? Lorsqu’on adopte ce point de vue, on en vient vite à se demander si une étiquette de normalité ne devrait pas plutôt être apposée à l’asexualité. »
Les réactions au regard unique que pose M. Bogaert sur l’asexualité ont été très positives au sein des milieux universitaire et clinique. Les travaux de l’auteur ont sans doute quelque chose à voir avec le fait que la prochaine édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V) distinguera pour la première fois la notion d’asexualité de celle de troubles sexuels. Même si l’ouvrage a reçu des critiques positives (Booklist l’a qualifié « d’enquête étonnamment intrigante et instructive »), une large proportion des médias populaires ne s’est pas montrée tendre envers la cause des asexuels.
En 2006, lors d’un épisode de l’émission The View, le fondateur d’AVEN, David Jay, a été ridiculisé par une des animatrices, qui l’a traité de « refoulé » et d’« imposteur ». L’automne dernier, sur les ondes du réseau FOX, l’ouvrage de M. Bogaert et le mouvement de la fierté asexuelle ont essuyé les moqueries de l’animateur acerbe et de ses invités.
M. Bogaert ne s’étonne aucunement de ces réactions. Il trace d’ailleurs un parallèle avec la discrimination dont ont été victimes les gais et les lesbiennes à l’aube du mouvement pour les droits des homosexuels pendant les années 1970. « Je crois que les gens réagissent à l’asexualité sans prétexte que les personnes asexuelles sont bizarres, anormales, ou qu’elles constituent une sous-classe de l’humanité. Les personnes sexuelles n’arrivent tout simplement pas à comprendre ce phénomène étrange qu’est l’asexualité. »
C’est peut-être ce qui explique l’existence de la catégorie X dans les travaux de M. Kinsey. M. Bogaert, qui a « un énorme respect » pour Kinsey, croit que le célèbre chercheur a peut-être fait plus de tort que de bien en écartant les asexuels de son échelle, « comme s’il ne savait pas quoi en faire. Il est ainsi venu renforcer le mystère qui les entoure. » Cette décision de M. Kinsey a influencé la compréhension de l’asexualité et des personnes asexuelles chez plusieurs générations de sexologues.
« Les sexologues ne sont pas différents des autres. Ils ont donc eu le réflexe de les exclure, et peut-être même de les considérer comme des excentriques. Suivant l’idée que le sexe est une chose positive et saine, à laquelle la plupart des sexologues adhèrent, l’asexualité représente un certain défi. »
M. Bogaert espère que les travaux des 10 dernières années sur l’asexualité mèneront à une meilleure acceptation de l’asexualité dans la société, entre autres parce que nous pouvons tous apprendre quelque chose en « envisageant la sexualité d’un autre point de vue ».
« Je ne fais pas uniquement référence à l’asexualité, mais aussi à la façon dont nous articulons les questions relatives au sexe en général. Du point de vue de la sexologie, étudier l’absence de sexe ouvre une toute nouvelle perspective des plus intéressantes. »
Brad Mackay est un journaliste d’Ottawa.
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